par Serge Halimi, octobre 2014
Le 20 août 2013, Libération chercha à relancer sa diffusion flageolante grâce au slogan promotionnel suivant : « Quand tout va vite, une seule solution : aller plus vite encore. » Une mauvaise solution, apparemment. Un an plus tard, les ventes du journal poursuivaient leur dégringolade, et ses dirigeants annonçaient la suppression de plus du tiers des effectifs du quotidien. Dans le même temps, ils exigeaient que les rescapés produisent davantage de « contenus » avec moins de journalistes. Les rebelles éventuels étaient mis en garde par le nouveau directeur général Pierre Fraidenraich : « C’est ça ou la mort (1). » Ce sera sans doute l’un et l’autre.
La planète ne manque pas de détresses plus poignantes que l’interminable agonie d’une petite entreprise en panne de chiffre d’affaires, de clients et de raison sociale. Mais cette histoire éclaire deux éléments importants d’un roman d’époque : une presse écrite dont l’état général oscille entre déclin et coma, que pilotent des dirigeants qui ne croient plus ni à son avenir économique ni à sa mission démocratique ; une gauche de gouvernement incapable d’exprimer autre chose que les passions mercenaires de ses adversaires (« J’aime l’entreprise »). Ayant servi de relais éditorial à M. François Hollande, Libération est logiquement aspiré par ces deux tourbillons simultanés. La « mort » qui rôde autour du quotidien ne ferait alors que préfigurer la mise en garde — « La gauche peut mourir » — avec laquelle le premier ministre Manuel Valls tente de rameuter son dernier carré de fidèles.
Dans le cas du journal, le remède imaginé est de faire dépendre sa survie de tout autre chose que du journalisme — organisation de colloques surpayés par des collectivités territoriales (2), « marketing croisé » avec SFR-Numericable, l’actionnaire principal du titre, transformation des locaux du quotidien en lieu de divertissement dans un quartier « branché » de la capitale. Quant à la perspective de la gauche gouvernementale, elle se résume à supplier ses partisans de tenir le cap qui a conduit l’extrême droite « aux portes du pouvoir » en leur répétant qu’il n’y a pas d’autre chemin susceptible… d’empêcher l’extrême droite de parvenir au pouvoir.
Mais, à moins de céder au travers habituel du journalisme consistant à dénicher de l’inédit là où des gens plus ordinaires repèrent aussitôt de vieilles ficelles, cela fait très longtemps que nul ne prend Laurent Joffrin pour l’héritier de Jean-Paul Sartre, fondateur de Libération, ni M. Hollande pour celui de Jean Jaurès (3). S’il a fallu un certain aplomb au président français pour clamer que son « véritable adversaire » était la finance alors même qu’il avait résolu de ne rien entreprendre contre elle, que dire du directeur de Libération qui, dans le cours du même entretien, proclame que son quotidien est « le plus libre de France » et avertit ceux qui y travaillent encore : « On ne va pas insulter les actionnaires qui ont mis 18 millions dans le journal (4) » ?
Mieux vaudrait en effet s’en dispenser, surtout s’il s’agit de bientôt leur réclamer davantage. Toutefois, dès lors que les actionnaires des grands médias comptent au nombre des plus grosses fortunes du pays, qu’ils se partagent l’essentiel des titres de la presse française (5), qu’ils tirent leurs ressources des secteurs les plus dynamiques de l’économie mondiale (industrie du luxe, grands chantiers de travaux publics, armement, Internet) et qu’ils ne cessent de déplacer leurs mises d’un journal, d’une télévision ou d’un site Internet à l’autre, réserver ses philippiques ou ses ricanements à l’actuel président ou à ses ministres revient à pourfendre un spectacle après avoir porté aux nues chacun de ses marionnettistes.
Les chants d’amour que les responsables de publications destinent à leurs propriétaires — « Je souhaite à tous les journaux et à tous les médias d’avoir un actionnaire comme le nôtre », avait proclamé pour sa part le directeur du Point à propos de la famille Pinault (6) — témoignent en tout cas d’un infléchissement préoccupant du rapport de forces entre journalistes et investisseurs.
Car la presse constitue dorénavant un secteur trop sinistré pour pouvoir résister aux grandes fortunes miséricordieuses qui daigneraient éponger ses déficits. Libération perd chaque jour 22 000 euros, soit près de 16 % de son chiffre d’affaires (7). L’an dernier, seuls deux — Les Echos et La Gazette des courses — des dix-huit quotidiens français recensés par l’OJD ont vu leur diffusion progresser, de 1,86 % et 2,60 % respectivement. Dans le même temps, deux cent quarante des trois cent un hebdomadaires, mensuels, bimestriels et trimestriels affichaient un recul, parfois sensible, de leurs ventes : — 21 % pour Les Inrockuptibles, — 19 % pour Marianne, — 16 % pour Le Canard enchaîné.
La désaffection du lectorat intervient au moment où les recettes publicitaires elles aussi se dérobent — celles de la presse écrite ont baissé de 27% entre 2009 et 2013. Dans ces conditions, les grands patrons n’investissent plus dans un journal avec l’espoir d’en tirer un profit financier. « Serge Dassault, rappelle le magazine Capital, a perdu avec le seul Figaro 15 millions d’euros en moyenne par an depuis cinq ans. Michel Lucas, le patron du Crédit mutuel, 33 millions en moyenne avec ses neuf quotidiens régionaux de l’est de la France. Claude Perdriel tournait à 5 millions de déficit avant qu’il ne cède son Nouvel Observateur. Bernard Arnault a accumulé plus de 30 millions de pertes depuis le rachat des Echos. Seul rescapé, François Pinault a longtemps récolté 2 à 3 millions de profit avec Le Point, mais était en perte au premier semestre 2014 (8). »
Si M. Patrick Drahi a cependant décidé d’engloutir 14 millions d’euros dans le sauvetage de Libération, c’est qu’il en attend un autre retour sur investissement. « On y regarde à deux fois avant d’attaquer le patron d’un journal, poursuit Capital. L’obscur boss de Numericable, Patrick Drahi, n’était qu’un “nobody” quand il est parti à l’assaut de SFR. Moyennant quoi, il fut attaqué sur tous les fronts : exil fiscal, holdings douteuses aux Bahamas, nationalité française incertaine... D’où Libération. Ce n’est pas TF1, bien sûr, mais l’effet dissuasif n’est pas nul. Xavier Niel est, lui, passé du statut de pirate des télécoms à celui de membre de l’establishment depuis qu’il est devenu copropriétaire du Monde en 2010. Et cela à peu de frais : sa fortune varie chaque jour en Bourse de plus de 30 millions d’euros, la somme qu’il a investie dans le quotidien du soir. »
Obtenir que la ligne éditoriale de la quasi-totalité des médias épouse un discours libéral et austéritaire ne requiert pas pour autant une pression de chaque instant. La formation et la socialisation de la plupart des journalistes économiques, comme celles des éditorialistes, garantissent qu’ils penseront assez spontanément comme le Fonds monétaire international, la Cour des comptes ou le patronat.
Ainsi, l’économiste américain Paul Krugman relève presque chaque semaine dans le New York Times que toutes les craintes des monétaristes ont été démenties, en particulier celle de voir les déficits publics déchaîner l’inflation, que tous les avertissements des keynésiens ont été confirmés, notamment l’idée que les politiques d’austérité allaient casser la croissance. Néanmoins, se lamente-t-il, ce sont les premiers qui continuent de triompher, surtout dans les grands médias. Or comment douter que la quasi-disparition d’une presse indépendante ou sa subordination progressive aux grands intérêts qui déjà déterminent la politique économique et sociale des gouvernements alimentent l’humeur conservatrice d’une Europe en crise ?
En France, le président de la République conduit depuis deux ans une politique économique alignée sur les recommandations de la presse. Les résultats sont par conséquent très mauvais. Pourtant, loin de savoir gré à M. Hollande d’avoir été aussi attentif à leurs préconisations calamiteuses, les éditorialistes le somment à présent d’accélérer dans le même sens puis, mission accomplie, de... démissionner. « Puisque c’est foutu pour être réélu, l’admoneste ainsi l’ancien député socialiste européen Olivier Duhamel sur Europe 1, au moins fais les réformes jusqu’au bout pour laisser une trace dans l’histoire. » Pluralisme oblige, un éditorialiste du Figaro invite, le chef de l’Etat au même sacrifice : « Hollande semble aujourd’hui privé de toute capacité de rebond. Raison de plus pour, dos au mur, jouer son va-tout ? En allant franchement, et courageusement, au bout d’une politique réformatrice et libérale, quitte à voir sa majorité se dérober (9) ? » Le « retour » de M. Nicolas Sarkozy semble garantir qu’un affrontement personnalisé entre partisans de politiques quasiment identiques continuera de scander le débat public français pendant les prochaines années. Et que les médias rythmeront l’ensemble de façon compulsive à coups de sondages et d’alertes au terrorisme.
Depuis 1989, l’émission de France Inter Là-bas si j’y suis avait permis à un public important et socialement diversifié d’échapper à de telles manipulations grâce à une perspective originale sur l’actualité, sociale mais aussi internationale. Les journalistes du Monde diplomatique y étaient régulièrement invités. En juin dernier, prétextant l’âge de l’animateur, Daniel Mermet, et des sondages d’écoute en recul, la direction de la station a autoritairement fermé cet espace de liberté. Pourtant, Radio France continue de faire appel à des journalistes chevronnés, comme Christine Ockrent, et à d’autres, qui enchaînent les échecs, eux bien réels, comme Nicolas Demorand, récemment éjecté de la direction de Libération après que 89,9% des salariés du journal eurent réclamé son départ. Mais ceux-là font partie des insubmersibles tant est acquise leur adhésion à la mondialisation version patronale (Ockrent) ou au social-libéralisme (Demorand) (10). La disparition de la seule émission quotidienne de radio nationale identifiée comme dissonante dans le concert médiatique, et dont les enquêtes donnaient la parole aux catégories populaires, interdites d’antenne, constitue donc bien un coup de hache contre le pluralisme (11).
La défense du Monde diplomatique et l’élargissement de son influence n’en deviennent que plus urgents. Or, en 2013, la mobilisation des lecteurs a payé. La diffusion du mensuel (— 0,61 % selon l’OJD) a en effet beaucoup mieux résisté que celle de la plupart des autres titres de presse. Le montant des dons des lecteurs, devenus un pilier essentiel de notre financement, a par ailleurs fortement progressé, atteignant plus de 243 000 euros (contre 180 000 euros en 2013). Enfin, le nombre d’abonnés à nos archives numériques est passé de 0 fin 2012 à 6 947 en 2013, pour s’établir à 11 382 en septembre 2014.
Ce dernier exemple le montre : nous cherchons à anticiper le tassement des ventes du journal et le rôle de plus en plus marginal des recettes publicitaires dans son chiffre d’affaires (1,6 % en 2013) en imaginant sans cesse d’autres moyens, y compris numériques, de faire connaître notre manière de voir. Ils nous permettent de mobiliser de nouveaux lecteurs pour peser davantage dans le débat public. Publié le mois dernier, notre Manuel d’histoire critique s’inscrit dans cette perspective éditoriale autant que politique. Et il compte au nombre des projets que nous n’aurions pas pu mener à bien sans votre concours, sous forme d’abonnements et de dons.
En 2013, Le Monde diplomatique a disparu de la liste des deux cents publications les plus aidées par les pouvoirs publics, où il figurait en cent soixante-dix-huitième position. Simultanément, le magazine Closer se maintenait dans cette liste (en quatre-vingt-huitième position, avec 533 221 euros) et le quotidien patronal L’Opinion y faisait son entrée (12). Une telle suite d’incongruités souligne la nécessité urgente d’une remise à plat des aides à la presse. Elles devraient être réservées aux titres qui contribuent au débat démocratique et qui refusent de dépendre de l’obole des grandes fortunes. On en est loin quand Télé 7 jours, adossé au groupe Lagardère, touche près de 7 millions d’euros par an et Le Monde diplomatique… 108 600. Mais là aussi, l’effort consenti par nos lecteurs contribue à rééquilibrer la situation, puisque deux tiers des dons qu’ils nous versent leur sont remboursés ensuite par le Trésor public..…
Le tournant numérique a ouvert un libre-service chaotique. On y trouve tous les articles, pêle-mêle et entassés sur un même plan. Mais déjà on sent poindre une forme de lassitude, de fatigue devant l’information superficielle à jet continu, le commentaire immédiat et prévisible de la moindre (prétendue) actualité, le dernier écart de langage, les états d’âme nombrilistes, les coups de gueule instantanés, le spleen théâtralisé, les petites déprimes.
Et c’est là que notre singularité devient un atout, car elle nous permet d’échapper à la rapidité, à la saturation, à la véhémence, à la simplification. Nous savons cependant qu’il nous faut aussi aller de l’avant, rendre compte des discussions et des projets, imaginer nous-mêmes des stratégies de reconquête. S’arrêter, réfléchir, en somme, pour avancer ensuite les yeux ouverts.
Si Le Monde diplomatique a beaucoup changé depuis soixante ans, ce rationalisme tranquille, cette espérance progressiste, ce refus de hurler avec les loups demeurent son invariant. Dans une période où des populations entières versent dans l’obscurantisme, la peur et la paranoïa, nous continuons à penser que la raison, les sciences, l’éducation, le savoir, l’histoire, peuvent légitimement supplanter la seule émotion, les croyances, les préjugés, les superstitions, le fatalisme, la loi du talion. Et fonder un projet de libération humaine.
Nous ne sommes pas obsédés par le thème de la décadence parce que nous continuons de parier sur l’émancipation. Nos moyens de poursuivre ce combat intellectuel dépendent de vous.
Serge Halimi
(1) L’Express.fr, 15 septembre 2014. (2) Lire Julien Brygo, « Forums locaux pour renflouer la presse nationale », Le Monde diplomatique, septembre 2013. (3) Lire Pierre Rimbert, « Libération » de Sartre à Rothschild, Raisons d’agir, Paris, 2005, et Benoît Bréville et Jérôme Pellissier, « L’art de tuer Jaurès », Le Monde diplomatique, juillet 2014. (4) Dont 14 millions versés par M. Patrick Drahi, président de Numericable (« L’instant M », France Inter, 16 septembre 2014). (5) Les Echos et Radio Classique appartiennent à M. Bernard Arnault (1re fortune française, selon Forbes), Le Point à M. François Pinault (3e), Le Figaro à M. Serge Dassault (4e), Libération à M. Drahi (6e), Le Monde et Le Nouvel Observateur à M. Xavier Niel (7e), Direct Matin et Canal Plus à M. Vincent Bolloré (10e). MM. Martin Bouygues (TF1-LCI), Jean-Paul Baudecroux (NRJ), Alain Weill (RMC, BFMTV) et Arnaud Lagardère (Europe 1, Paris Match, Le Journal du dimanche) comptent également au nombre des plus grosses fortunes de France. (6) Lire Pierre Rimbert, « La joie de servir », Le Monde diplomatique, juillet 2014. (7) Selon ses propriétaires. (8) Capital, Paris, août 2014. (9) Le Figaro, Paris, 15 septembre 2014. (10) Le 5 mars 2013, dans un éditorial remarqué, celui qui était alors directeur de Libération appela à « rendre des droits chèrement acquis et des protections sociales. Oui, il faudra bâtir des compromis au sein des entreprises sans quoi celles-ci fermeront. Oui, pour le dire avec ces mots autrefois clinquants, il faudra travailler plus pour gagner autant et peut-être même moins. Oui, ce scénario reste mille fois préférable au chômage ». (11) Lire Daniel Mermet, « Rapprocher le micro de la fenêtre », Le Monde diplomatique, mai 2014. Le site La-bas.org rend compte des prochains projets du journaliste. Trois membres de son ancienne équipe animent désormais sur France Inter, chaque samedi à 16 heures, l’émission « Comme un bruit qui court ». (12) Lire « “Le Monde diplomatique” disparaît… », La valise diplomatique, 9 mai 2014.