Monsieur le Président de la République, Monsieur le Premier ministre, Madame la Garde des Sceaux, Madame la Secrétaire d’Etat,
A l’heure où la société française est traversée par de nombreux tourments, la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations doit être une priorité.
La loi du 29 juillet 1881 consacre le principe de la liberté de la presse. Si près d’un siècle et demi plus tard la liberté d’expression reste régie par ce texte, amendé et complété lorsque l’évolution des technologies ou des moeurs l’a imposé, c’est parce que ce principe est fondamental dans une société démocratique. Cette liberté est affirmée et protégée au niveau international, notamment par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales.
La liberté d’expression doit demeurer la règle. C’est pourquoi ses limites doivent être fixées par le texte qui la protège. La valeur de la loi de 1881, qui soumet la poursuite des délits dits « de presse » à une procédure plus contraignante que celle du droit commun, réside dans l’équilibre qu’elle réalise entre le principe et ses limites. Courts délais de prescription imposant des poursuites rapides après la publication des propos attaqués, exclusion de la comparution immédiate afin de débattre dans des conditions apaisées, exclusion de la garde à vue, limitation des saisies, etc., autant de garanties assurant un équilibre entre la liberté d’expression et des poursuites proportionnées aux objectifs poursuivis, dans le respect des droits de l’Homme et des libertés fondamentales.
C’est d’ailleurs ce cadre protecteur de la liberté d’expression qui permet, pour la Cour européenne des droits de l’Homme, de justifier la pénalisation des délits de presse en France.
Le transfert, dans le Code pénal, de la répression des délits de presse aggravés par le caractère raciste, antisémite ou homophobe, nous semble inopportun : il menacerait la liberté d’expression, sans apporter de solutions concrètes à la montée du racisme et des haines dans notre pays.
Le transfert du délit d’apologie du terrorisme dans le Code pénal, a déjà montré les conséquences désastreuses pour les libertés individuelles de celui que le gouvernement entend opérer pour l’injure et la diffamation aggravée. Les poursuites engagées et les condamnations prononcées sous le coup de l’émotion, aussi légitime soit-elle, provoquée par les attentats des 7, 8 et 9 janvier de cette année ? ont montré les dérives auxquelles expose l’abandon de l’équilibre procédural garanti par la loi sur la liberté de la presse. ./..
Nos concitoyens, très mobilisés en janvier pour la défense des libertés d’information et d’expression, n’ont jamais demandé que l’on réponde aux attentats commis contre ces libertés en les limitant. C’est la même logique qui conduit les organisations signataires à refuser le recours aux procédés de blocage administratif des sites Internet, sans contrôle du juge judiciaire.
Cette réforme est inopportune, enfin, car le débat qui s’annonce laisserait entendre que les différentes expressions du racisme, de l’antisémitisme et de l’homophobie n’auraient pas le statut de délit en droit français. Or c’est inexact, comme en témoigne la lettre du chapitre 4 de la loi de 1881 intitulé « Des crimes et délits commis par la voie de presse ou par tout autre moyen de publication ». Cette loi permet non seulement de réprimer des délits, y compris par des peines de prison ferme, mais également de considérer comme complices, les personnes ayant incité à la haine raciale et dont les propos auraient été suivis d’actes criminels. L’engagement de la responsabilité des auteurs est d’ailleurs plus souple qu’en droit commun, puisqu’un mécanisme de responsabilité en cascade permet de poursuivre non seulement les auteurs de propos illégaux, mais également les éditeurs, directeurs de publication ou autres rédacteurs en chef.
Cette réforme, de toute façon, se trompe d’objectifs. Dans un contexte où le combat pour l’égalité devrait être la priorité, et alors que la lutte contre le racisme et l’antisémitisme a été déclarée grande cause nationale, les réformes proposées ne contribueront pas à améliorer l’efficacité du combat antiraciste. Au-delà d’un effet d’annonce, le traumatisme qui fait suite au choc des attentats de ce début d’année appelle une réaction beaucoup plus ambitieuse et porteuse de symboles forts. Il est beaucoup plus urgent de développer les moyens à disposition de l’institution judiciaire pour appliquer une loi qui ne l’est pas suffisamment aujourd’hui : recrutement, formation des magistrats aux subtilités de la loi de 1881, poursuite systématique par les parquets lorsqu’ils constatent des abus (sans attendre les plaintes des associations), application de la circonstance aggravante de racisme, d’antisémitisme ou d’homophobie, quand elle est soulevée (elle est aujourd’hui trop souvent rejetée, quand elle n’est pas simplement ignorée). Mais il est également nécessaire de prévenir le racisme, l’antisémitisme et les discriminations en amont, de promouvoir et soutenir le combat des valeurs, d’user de la liberté d’expression et de gagner sur le terrain des idées. A cet égard, ce que nous attendons des pouvoirs publics, c’est leur participation à ce combat en s’engageant concrètement pour l’égalité des droits de tous, et non d’engager une réforme inutile et dangereuse pour nos libertés.
L’heure est à la valorisation de l’antiracisme, du vivre ensemble, des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité, qui forment la devise de notre République. Là réside l’enjeu de la période que nous traversons : notre société ne surmontera pas ses maux en recourant seulement à la répression judiciaire et à la restriction des libertés.
En espérant que vous saurez entendre nos arguments, nous vous prions d’agréer, monsieur le Président de la République, monsieur le Premier ministre, madame la Garde des Sceaux, madame la Secrétaire d’Etat, l’expression de notre haute considération.
Amnesty International, FFAP, LDH, MRAP, SOS Racisme, SAF, Syndicat de la Magistrature, SNJ, SNJ-CGT