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Censure sur Canal+: «Pas besoin de décodeur pour comprendre» (Mediapart 30/07/15)
 © Reuters

30 JUILLET 2015 | PAR JEAN-PIERRE CANET. Mediapart.fr

Au lendemain des révélations de Mediapart sur l'intervention personnelle du milliardaire Vincent Bolloré, qui contrôle Canal+, pour faire censurer un documentaire embarrassant sur le Crédit mutuel, l'un de ses principaux partenaires financiers, le rédacteur en chef et producteur du film a décidé de prendre la plume. Dans son texte, que nous publions ci-dessous, Jean-Pierre Canet (par ailleurs cofondateur de l'émission Cash Investigation sur France 2) revient sur les dessous de cette censure sur la chaîne cryptée, inédite par sa verticalité et sa violence symbolique.

Au lendemain des révélations de Mediapart sur l'intervention personnelle du milliardaire Vincent Bolloré, qui contrôle Canal+, pour faire censurer un documentaire embarrassant sur le Crédit mutuel, l'un de ses principaux partenaires financiers, le rédacteur en chef et producteur du film a décidé de prendre la plume. Dans son texte, que nous publions ci-dessous, Jean-Pierre Canet (par ailleurs cofondateur de l'émission Cash Investigation sur France 2) revient sur les dessous de cette censure sur la chaîne cryptée, inédite par sa verticalité et sa violence symbolique.

Il décrit aussi le rétrécissement inquiétant des champs de la liberté d'informer dans l'audiovisuel privé français, de plus en plus concentré entre les mains d'industriels, « qui ont des intérêts dans de nombreux secteurs peu ou prou incompatibles avec le journalisme, la communication et même certaines formes de divertissements engagés ».

Ce qui se joue aujourd'hui, au-delà du seul cas de la censure du documentaire que l'émission Spécial Investigation devait diffuser en mai dernier sur Canal+ et dont Mediapart est partenaire, c'est une certaine idée de la démocratie et de son reflet dans les médias qui est en question, sous la menace du mélange des genres entre intérêts privés et information éclairée du public. Un coktail Molotov contre le droit de savoir des citoyens.

F.A.

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« Pas besoin de décodeur pour comprendre »

Par Jean-Pierre Canet

Rédacteur en chef de la cellule “enquête/documentaire” de la société de production KM [productrice également du défunt Grand Journal – ndlr], je précise que je m’exprime ici à titre personnel et que je n’engage en rien la direction de KM, dont je salue le comportement exemplaire d’un bout à l’autre de cette affaire. Je fais du reportage et de l’investigation pour la télévision depuis plus de quinze ans, j’ai connu quelques censures et coupes sombres éditoriales contre lesquelles nous nous sommes toujours battus avec mes collègues du moment, mais je n’avais encore jamais vécu une censure aussi franche et brutale. Aucune concertation ni aucune négociation n’a été possible avec la direction ou l’actionnaire principal de Canal + pour défendre l’enquête de notre équipe et la pertinence de sa diffusion. Cette affaire me semble grave à double titre.

Jean-Pierre Canet, rédacteur en chef du film censuré par Bolloré.Jean-Pierre Canet, rédacteur en chef du film censuré par Bolloré. © DR
D’une part parce qu’elle touche à un thème essentiel placé au cœur des problématiques actuelles de notre société : la régulation du secteur bancaire. Les informations que nous révélons avec Mediapart sur la filiale suisse du Crédit Mutuel sont d’intérêt public. Le refus de diffuser de la part de Canal + constitue une entrave directe à la liberté d’informer. Nous demandons à être jugés sur le sérieux de notre travail. A aucun moment cette question n’a été posée. C’est le principe même de l’existence d’une telle enquête sur l’antenne de Canal + qui posait un problème. Rappelons qu’à ce jour aucune justification officielle ne nous a été apportée quant à la déprogrammation de ce film, pourtant validé par le service juridique de Canal + et par l’équipe éditoriale du magazine d’enquête de la chaîne cryptée, Spécial Investigation.

Mais au-delà de ce cas d’école, cette censure interroge sur l’indépendance des grands groupes de presse en France et notamment des chaînes de télévision privées, aujourd’hui toutes détenues par des industriels ou des investisseurs qui ont des intérêts dans de nombreux secteurs peu ou prou incompatibles avec le journalisme, la communication et même certaines formes de divertissements engagés – la suppression des Guignols de leur case quotidienne en clair et l’éviction de ses auteurs historiques en est le dernier exemple en date. Ainsi, s’il est évident qu’aucune émission de télé ne vaille que l’on descende dans la rue, la liberté d’informer et notamment celle d’investiguer — n’ayons pas peur des mots – est une condition indispensable à la bonne marche d’une démocratie. Aujourd’hui, elle semble clairement en danger. Elle vaut que l’on se batte pour elle, bien au-delà de simples intérêts corporatistes d’une profession, les journalistes, pas toujours, loin de là, à la hauteur des enjeux de l’époque.

Or, les censures ou entraves à l’information sur les chaînes privées sont nombreuses : les récentes déclarations de Nicolas Tavernost à propos des limites de l’enquête sur M6 font écho à notre cas ; Canal +, avant même l’arrivée de Vincent Bolloré au capital de Vivendi, a déjà empêché récemment la diffusion d’au moins un documentaire mettant en cause l’un de ses partenaires ; ne parlons pas de l’absence pure et simple d’investigations économiques ou politiques sur d’autres chaînes. On reproche justement souvent, à nous journalistes, d’être complices des pouvoirs politiques ou économiques. Il me semble au contraire que ces dernières années, l’enquête à la télé a dérangé de gros intérêts. Et malgré le fait qu’elle rencontre aujourd’hui un réel succès populaire (voir les réussites de Cash investigation, Complément d’enquête, Pièces à Conviction, Le Monde d’en face ou Envoyé Spécial, cinq émissions diffusées sur le service public), il paraît urgent de la neutraliser au moins sur Canal +, alors même qu’au cours de la saison qui vient de s’achever, Special Investigation a réussi son pari : renouveler son propos sur le fond comme sur la forme avec une hausse d’audience à la clé.


Ironie du beau monde de la télé, il se trouve que j’ai quitté l’an dernier la rédaction en chef de Cash Investigation (dont le film Paradis fiscaux, les petits secrets des grandes entreprises d’Edouard Perrin est à l’origine des révélations du scandale Luxleaks) pour rejoindre KM en vu notamment de participer avec d’autres agences de presse au renouvèlement de l’enquête sur Canal + (Spécial investigation donc…). En août 2014, il y a tout juste un an, Maxime Saada, alors directeur adjoint de Canal + (aujourd’hui directeur général tout court, remplaçant de Rodolphe Belmer, qui a été débarqué sans ménagement par Vincent Bolloré) nous recevait dans son bureau. Le discours était extrêmement ambitieux sur la volonté de diffuser des documentaires d’investigation sur son antenne. « On peut tout dire sur Canal +, nous sommes une chaîne libre… Je me demande encore pourquoi Cash Investigation n’est pas sur Canal + ! » Dubitatif sur le moment mais animé par un état d’esprit constructif, je lui avais accordé le bénéfice du doute.

Un an après… Comment dire ? Personne n’a plus besoin de décodeur pour comprendre. Une chose est certaine : il n’y a pas assez de contre-pouvoir journalistique au sein des chaînes de télévision privées. Quant aux boîtes de production et agence de presse, il est rare que qui que ce soit prenne la parole pour dénoncer une censure car la bataille est dure, les places sont chères sur le petit marché du documentaire et de l’investigation en particulier. Vous osez lever le petit doigt, vous osez prendre la parole dans un média, vous êtes aussitôt placés sur une liste noire ; la chaîne mise en cause a l’embarras du choix pour changer de partenaire ; soyez sûr que vous ne travaillerez plus pour elle. Et comme ailleurs la précarisation des journalistes s’aggrave d’année en année, votre employeur peut à tout moment vous indiquer la sortie. Les portes sont closes et le silence règne.

URL source: http://www.mediapart.fr/journal/france/300715/censure-sur-canal-pas-besoin-de-decodeur-pour-comprendre
 

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