Vincent Bolloré, tout-puissant patron du groupe Vivendi, la maison mère de Canal+, a personnellement censuré d’un simple coup de téléphone un documentaire sur le Crédit mutuel et la fraude fiscale, qui devait être diffusé sur la chaîne cryptée. Bolloré et le Crédit mutuel ont de nombreux liens d’intérêt. Révélations.
Vincent Bolloré n’aime peut-être pas Les Guignols de l’info, mais cela ne l’empêche pas de considérer les journalistes comme des marionnettes. Le milliardaire, tout-puissant patron du groupe Vivendi, la maison mère de Canal+, a personnellement censuré au printemps dernier un documentaire sur le Crédit mutuel et la fraude fiscale, qui devait être diffusé dans l’émission d’enquête de la chaîne, Spécial Investigation.
Alors que le film (qui contient plusieurs révélations embarrassantes pour la banque mutualiste) avait été validé par la direction des programmes et le service juridique de la chaîne, c’est par un simple coup de fil à Canal+ que Vincent Bolloré a signé l’acte de décès du documentaire, selon plusieurs sources internes. La raison est simple : le Crédit mutuel est l’un des principaux partenaires financiers des activités du groupe Bolloré ; Michel Lucas, son patron, est par ailleurs un intime de l’actionnaire majoritaire de la chaîne cryptée.
Mediapart, qui se trouvait être partenaire de cette enquête, signée par Geoffrey Livolsi et Nicolas Vescovacci (avec Raphaël Tresanini), connaît bien les dessous de cette triste histoire, brièvement évoquée dans le magazine Society cette semaine. Bien avant la marginalisation des Guignols et l’éviction de ses auteurs, cette censure à l’ancienne apparaît désormais comme la première preuve de la reprise en main féroce de la chaîne par Bolloré. Elle est aussi le signal de futurs jours sombres pour l’indépendance de la politique éditoriale que Canal+ aime pourtant à revendiquer sur son antenne. L'affaire, inédite dans l'histoire de Canal+, a laissé des traces profondes au sein de la chaîne.
« En quinze ans, je n’avais encore jamais vécu une censure aussi franche et brutale », confirme aujourd’hui Jean-Pierre Canet, rédacteur en chef et producteur du documentaire. « Aucune concertation ni aucune négociation n’a été possible avec la direction ou l’actionnaire principal de Canal+ », poursuit-il.
Soupçonnée, à l’instar de ses consœurs étrangères UBS ou HSBC, d’avoir organisé un vaste système occulte d’évasion fiscale via ses filiales suisse et monégasque, le Crédit mutuel est depuis plusieurs mois dans le viseur de la justice financière. Une enquête judiciaire a été ouverte contre le groupe bancaire français, par ailleurs propriétaire de nombreux quotidiens régionaux (Le Progrès, Le Dauphiné libéré, L’Est républicain…), en décembre 2014. Une affaire largement chroniquée par Mediapart.
Après plusieurs semaines d’investigation, qui ont conduit les journalistes à obtenir des documents inédits sur ce scandale, le film Évasion fiscale, une affaire française avait été programmé pour une première diffusion le 18 mai. Un communiqué de presse avait même été envoyé par Canal+ et l’émission annoncée tout début mai dans plusieurs programmes télé, comme en témoigne cette capture d’écran :
Seulement voilà, dans les quinze jours qui ont précédé la diffusion du film, produit par la société KM Production (également productrice du défunt Grand Journal), un vent mauvais a commencé à souffler sur le programme. Le 5 mai, KM Production apprend de manière officieuse que le film est menacé alors que la rédaction en chef de Spécial Investigation est, selon le récit de plusieurs sources, tout simplement tenue à l’écart des discussions en haut lieu – une première. Autour du 8 mai, les visionnages s’enchaînent pourtant. Le film est validé par tous, y compris par la directrice juridique, Christine Nguyen, qui réclame des interventions purement cosmétiques sur le contenu, sans plus.
« Je n'en revenais pas »
Contre toute attente, le documentaire sur le Crédit mutuel, dont Mediapart devait accompagner la diffusion par la publication d’une enquête sur le site, est finalement déprogrammé. D’autres dates de diffusion sont malgré tout envisagées, pour le mois de juin. Sans certitude.
Mais le flou qui règne alors sur le destin du film sera vite éclairci par un appel sans ambiguïté, à la mi-mai, de Vincent Bolloré en personne au directeur général de Canal+ d’alors, Rodolphe Belmer (évincé depuis). Le contenu de la conversation fait le tour de la direction de la chaîne et au-delà, avant d’arriver aux oreilles de Mediapart. Vincent Bolloré fait valoir ses liens d’amitié avec Michel Lucas, le patron du Crédit mutuel, et il fait aussi comprendre qu’il doit lui renvoyer l’ascenseur. L’affaire est entendue : le film ne sera pas diffusé.
Michel Lucas, patron du Crédit mutuel et partenaire financier de Bolloré © ReutersLes nouvelles vont manifestement très vite. Exactement à la même période, mi-mai, l’avocate des lanceurs d’alerte à l’origine de l’affaire du Crédit mutuel apprend la censure de la bouche d’un ami, qui se trouve être un cadre supérieur travaillant pour la banque mutualiste. « Il me dit de manière très claire et sans détour que le film ne sera pas diffusé et que Bolloré avait fait droit aux demandes de Michel Lucas. Je n’en revenais pas », confie l’avocate, Me Sophie Jonquet.
Le carambolage des dates parle de lui-même. Au moment même où Vincent Bolloré sortait les ciseaux d’Anastasie pour la plus grande satisfaction du Crédit mutuel, son groupe Vivendi annonçait (c’était le 12 mai) le lancement d’une OPA amicale pour prendre le contrôle total de Canal+ – Vivendi était jusque-là actionnaire majoritaire, mais pas à 100 %. Or, d’après les documents déposés devant l’Autorité des marchés financiers (AMF), l’opération est pilotée et garantie par… le Crédit mutuel.
Le fait est que le groupe Bolloré et le Crédit mutuel cultivent depuis des années d’importants liens d’intérêt, comme le montre une abondante littérature disponible publiquement. En mai 2011, c’est ainsi la société d’investissement du Crédit mutuel, CM-CIC Securities, qui s’affichait comme « le chef de file » d’une émission obligataire de Bolloré, ce qui faisait déjà du groupe de Michel Lucas l’un des principaux banquiers des activités de la multinationale. Le même mois, Michel Lucas, breton comme Vincent Bolloré, était le lauréat du 50e prix de Bretagne, financé par… Bolloré, et organisé en grande pompe à la tour… Bolloré, à Puteaux (Hauts-de-Seine). Les deux hommes ont également été membres de la même assemblée confidentielle de grands patrons bretons, le Club des Trente.
Contacté, Vincent Bolloré, par la voix de son porte-parole, n'a souhaité émettre « aucune réaction, aucun commentaire » sur cette affaire.
Mais tout n’est pas perdu : les responsables de KM Production, Renaud Le Van Kim et Jean-Pierre Canet, se sont battus comme de beaux diables pour obtenir la “libération” par Canal+ du documentaire censuré, c’est-à-dire que ses producteurs puissent le récupérer pour le vendre ailleurs. Le film, in fine, sera diffusé à l’automne prochain sur France 3, dans l’émission Pièces à conviction. C’est la morale de cette censure : non seulement sa révélation risque de provoquer une vive controverse, mais le film concerné sera vu sur le service public et en clair par une audience beaucoup plus large que s’il avait été diffusé sur Canal+ et en crypté. Une mauvaise nouvelle pour le Crédit mutuel. Et pour Bolloré.