[Pandémies] Covid-19, réflexions à partir du Vih-sida

L’expérience du Vih-sida plane sur l’épidémie de Covid‑19. Ce rapprochement est ambivalent : sur de nombreux aspects, on observe des points communs et des différences. Christophe Broqua, anthropologue au Cnrs*, analyse leurs caractéristiques en termes de biopolitique.

– Options : Quels sont les points communs entre la pandémie du sida et celle du Covid‑19 ?

– Christophe Broqua : Certains tiennent au simple fait qu’il s’agit de deux épidémies virales ; ils concernent aussi d’autres maladies. Ainsi de la recherche des origines et la désignation des responsables de la diffusion du virus, ce qu’on retrouve systématiquement face aux épidémies. Nombreux sont ceux qui pensent que le Covid‑19 a été fabriqué. Cette croyance existe en France comme aux États-Unis (un tiers des Américains y croient) ou en Chine, où des accusations ont visé les États-Unis. En Afrique, certains considèrent que le virus a été conçu pour les exterminer.

Plus spécifiquement, on retrouve beaucoup d’acteurs liés à l’épidémie de Vih-sida dans la réponse au Covid‑19 : chercheurs, cliniciens, militants, diverses personnalités dans les comités scientifiques ou sur le terrain. Les organisations de lutte contre le sida s’expriment largement ou se mobilisent sur certains des aspects du Covid‑19. Plusieurs anciens présidents d’Act up Paris ont publié des textes ou des tribunes. Aides a pris position sur la chloroquine. D’anciens militants de la lutte contre le sida évoquent une impression de déjà-vu ; certains ont le sentiment que la population dans son ensemble connaît aujourd’hui ce que seuls les groupes les plus touchés ont connu avec le Vih.

Les deux épidémies présentent, de fait, des profils très différents : le Covid‑19 a tué beaucoup de personnes en peu de temps, mais tout le monde n’en meurt pas ; le Vih se transmet beaucoup moins facilement et n’a, de ce fait, pas touché partout des populations entières de manière aussi massive, mais jusqu’au milieu des années 1990 il était considéré comme systématiquement mortel. De plus, dans les pays du Nord, le Vih a d’abord été concentré au sein de minorités stigmatisées, ce qui a conditionné la façon dont il a été longtemps négligé par l’État, par exemple en France. Si dans les deux cas on a pu noter un retard dans la réponse des autorités publiques, les délais sont sans commune mesure, et la réprobation morale qui expliquait les réticences à s’emparer de la question du Vih est absente dans le cas du Covid‑19.

– Dans les deux cas, la question du dépistage fait débat ; l’enjeu est-il de même nature ?

– Non. Compte tenu de l’impact de l’annonce de la séropositivité et de l’impossibilité de soigner la maladie, on considérait que la démarche de dépistage du Vih devait être volontaire, afin que les personnes concernées puissent à la fois se faire suivre médicalement et prendre les mesures préventives nécessaires. Les termes sont différents pour le Covid‑19, pour des raisons à la fois scientifiques et politiques.

Tout d’abord, on ne sait pas encore exactement à quoi correspond le statut de porteur du virus lorsque la maladie ne se déclenche pas. Nous sommes dans une période d’incertitude scientifique, ce qui permet aux pouvoirs publics d’orienter les décisions dans le sens et avec les arguments qui les arrangent. Alors que, dans le cas du Vih, il a fallu être vigilant pour que ne soit pas instauré le dépistage obligatoire, dans le cas du Covid‑19, la population n’est pas hostile au dépistage mais au contraire le réclame, tandis que les pouvoirs publics continuent de prétendre qu’il est inutile de tester la population générale, à l’évidence pour masquer la pénurie de tests.

– Face aux hésitations des pouvoirs publics dans la gestion du sida, le surgissement d’Act up, en 1989, marque un tournant dans la façon de construire l’engagement des malades et de leurs proches, familles, amis. Comment le caractériser ?

– Plusieurs conditions ont été nécessaires pour qu’Act up apparaisse en France. Parmi elles, les tests de dépistage évoqués précédemment et l’apparition d’une population de séropositifs ont permis de mieux prendre la mesure de l’épidémie. En même temps existait le sentiment d’une inaction des pouvoirs publics, voire d’un abandon des malades et des groupes parmi lesquels la maladie se développait sans que l’essentiel de la société n’en éprouve les effets.

D’autres associations existaient avant Act up, dont Aides, créée cinq ans plus tôt, en 1984. Act up a choisi de situer son action sur le plan non pas du service aux malades ou de la prévention comme le faisait Aides, mais sur le plan politique, tout en remplissant une fonction d’auto-support. Elle a proposé une lecture politique de l’épidémie en soulignant le fait que l’inaction des pouvoirs publics était liée à l’idée que la maladie ne concernait que certaines minorités jugées marginales. Par la même occasion, ses actions se dirigeaient aussi contre la société, considérée comme indifférente. Dans cette histoire, les mobilisations ont été le fait des personnes concernées, les malades eux-mêmes, les séropositifs, les proches, les groupes les plus touchés (dont les homosexuels), etc.

Là encore, le Covid‑19 s’inscrit dans une réalité à la fois différente et similaire. Différente parce que tout le monde semble d’emblée concerné ; similaire en ce qu’il ne frappe pas au hasard et révèle aussi des inégalités face à la maladie, puisque certaines populations sont plus – voire beaucoup plus – touchées que d’autres : en France, les personnes âgées dans les Ehpad, les habitants de Seine-Saint-Denis ; aux États-Unis, les Noirs, etc. Une lecture politique est ainsi possible, et est d’ailleurs déjà faite par divers commentateurs, qui évoquent les inégalités sociales, les libertés et les droits menacés, non plus pour des minorités mais pour de larges pans de la population.

– Comment envisager les dialectiques entre l’État comme garant de la situation sanitaire et la société civile constituée en force active sur ce même terrain ?

– Dans son discours du 16 mars, quand il a annoncé la décision du confinement, Emmanuel Macron a utilisé cette formule qui a fait réagir : « Nous sommes en guerre », parlant aussi de « mobilisation générale ». La métaphore militaire, souvent utilisée dans la description des maladies, a été largement employée par Act up. L’objectif était d’insister sur la nécessité d’une mobilisation collective mais aussi de politiques publiques. Dans la bouche d’Emmanuel Macron, l’expression vient dire autre chose : que l’engagement des pouvoirs publics ne doit pas être entravé, à commencer par la décision de confinement à laquelle tout le monde ou presque a consenti dans son propre intérêt, avant de constater sa tonalité autoritaire, en particulier au travers de la répression policière.

La situation actuelle est une illustration spectaculaire de ce que Michel Foucault a nommé « biopolitique » ou « biopouvoir », décrivant les transformations qui se sont opérées dans l’exercice du pouvoir par l’État à la fin du xviiie et au début du xixe siècle. Après une période dominée par le droit de souveraineté, qui équivaut au « droit de faire mourir et de laisser vivre », s’opère une transformation du droit politique qui voit émerger le « biopouvoir », correspondant au « droit de faire vivre et de laisser mourir ». Le gouvernement du vivant et des « populations » s’exerce alors notamment au travers de la médecine et de l’hygiène publique.

Les analyses de l’épidémie de Vih-sida que proposait Act up rappelaient fortement celles de Foucault : certains malades ou populations étaient laissés à l’abandon. Dans le cas du Covid‑19, on constate aussi clairement l’exercice du « droit de faire vivre et de laisser mourir », certaines populations étant délaissées ou maintenues dans des situations de forte exposition aux risques : les personnes âgées dans les Ehpad ; les jeunes dans certains départements tels que la Seine-Saint-Denis, exposés aux violences policières plutôt qu’à l’accompagnement ; les personnes sans domicile ; les étrangers dans les centres de rétention ; les prisonniers, etc.

En corollaire se pose aussi la question de la gestion disciplinaire des corps. Dans la santé publique, il ne s’agit pas (seulement) d’agir sur les corps par la contrainte, mais aussi par la persuasion et par la recherche, chez les sujets, de l’incorporation des pratiques promues. Ainsi des conduites adoptées face aux consignes de prévention du Vih-sida, mais aussi des mesures liées au Covid‑19 (gestes barrières, usage de masques, etc.).

Dans les premiers temps du confinement en Italie et en France, le philosophe italien Giorgio Agamben, qui a lui aussi travaillé sur les formes de gouvernement du vivant, a publié un article qui a été très critiqué car il minimisait l’importance de l’épidémie. Pourtant, les analyses qu’il y présentait trouvent aujourd’hui un fort écho dans les inquiétudes qui s’expriment au sujet de l’« état d’urgence sanitaire », du prolongement possible des mesures d’exception dans le droit commun et de la réduction des droits et des libertés qui pourrait en découler.

De ce point de vue, même si les deux épidémies se présentent très différemment, une partie des conditions qui avaient permis la mobilisation contre le sida sont ici largement réunies et pourraient constituer un terreau pour la contestation et les mobilisations sociales une fois celles-ci rendues physiquement possibles, a fortiori si l’on tient compte du contexte social qui a précédé l’émergence du Covid‑19 et le confinement en France.

– Après avoir réalisé vos premières recherches en France, vous enquêtez en Afrique de l’Ouest depuis une vingtaine d’années. Qu’est-ce que la mise en perspective du Vih-sida et du Covid‑19 peut nous apprendre sur les relations Nord-Sud et sur le rapport des Occidentaux à l’Afrique ?

– Pour le moment, sur le plan épidémiologique, le Covid‑19 est l’inverse du Vih en Afrique : l’épidémie s’y est développée plus tard que dans le reste du monde, si bien que l’on a pensé un temps que le continent serait épargné. Tous les pays africains sont à présent touchés et mobilisés, contrairement là aussi au Vih-sida où il avait fallu attendre des années pour que les États s’engagent, tant était refusée la stigmatisation découlant de la désignation de l’Afrique comme berceau et terre élective de l’épidémie. Concernant le Covid‑19, les discours présageant d’une catastrophe sanitaire en Afrique se multiplient au Nord, à commencer par les déclarations de l’Oms ou, plus récemment, de Melinda Gates qui prédisait des cadavres jonchant les rues des villes africaines. Ainsi, le Covid‑19 révèle à nouveau la conception catastrophiste que les Occidentaux se font de l’Afrique, en particulier les Français, dont le président dit vouloir aider le continent alors que la situation apparaît pour l’heure bien pire dans son pays. Ces prédictions provoquent partout en Afrique une vraie défiance, renforcée par le fait qu’au contraire du Vih ou d’Ebola, le Covid‑19 y a moins frappé que sur les autres continents.

Ce phénomène s’est manifesté de manière très aiguë à l’occasion des propos tenus par le professeur Jean-Paul Mira sur Lci, qui proposait que l’efficacité du Bcg contre le Covid‑19 soit testée en Afrique en raison de son dénuement sanitaire, et plus particulièrement sur les prostituées comme on l’avait fait avec le Vih, disait-il, au motif qu’elles ne se protégeraient pas. Ce propos et les réactions qu’ils ont suscitées sont riches d’enseignement. Tout d’abord il apparaît que l’inconscient de la recherche clinique en France reste hanté par cette conception de l’Afrique comme terrain d’expérimentation, le fait de citer les prostituées étant en outre très révélateur si l’on tient compte du fait qu’elles étaient encore l’objet d’essais jugés non éthiques dans le contexte du Vih-sida au cours des années 2000. Face à ces propos, les très fortes réactions de rejet ont bien montré que cette histoire est désormais connue des Africains qui refusent vigoureusement qu’elle se répète. En même temps, comme dans une partie de la population française défiante à l’égard du pouvoir, le traitement du professeur Didier Raoult est très soutenu sur le continent, où il est administré contre le Covid‑19 dans plusieurs pays.

Ainsi, de même qu’en France l’épidémie peut être l’occasion de critiquer la politique actuelle du gouvernement, en Afrique elle a été l’occasion d’une contestation des rapports Nord-Sud, de la conception afropessimiste voire afro-apocalyptique de l’Afrique par les Occidentaux, et de leurs réflexes paternalistes.

Propos recueillis par Pierre Tartakowsky

* Auteur de Agir pour ne pas mourir ! Act up, les homosexuels et le sida (Presses de Sciences Po, 2005), coauteur de Une épidémie politique : la lutte contre le sida en France 1981-1996 (Presses Universitaires de France, 2002) et coordinateur de l’ouvrage collectif Se mobiliser contre le sida en Afrique : sous la santé globale, les luttes associatives (L’Harmattan, 2018).

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