[Enseignement à distance] Loin du cœur… de métier

Le travail à distance, instauré dans l’urgence de la pandémie, confirme les limites pédagogiques du « non présentiel » en classe. Et renforce les inégalités scolaires et sociales. Enseignements pour l’avenir.

Assurer la « continuité pédagogique » alors que, depuis le 13 mars, les établissements scolaires sont fermés. Dans l’urgence, les enseignants chargés de 12,7 millions d’élèves, de la maternelle à la terminale, ont été sommés de maintenir un lien. Ambitieux, compte tenu des outils disponibles et des compétences techniques des uns et des autres, rendant certains supports et contenus éducatifs intransmissibles. De plus, la « distanciation sociale » affaiblit la relation pédagogique, par nature fondée sur la proximité, l’échange dans l’instant, voire les affects : les pratiques des enseignants et les conditions d’apprentissage des élèves s’en trouvent bouleversées.

Selon le ministère de l’Éducation nationale, tout était prêt puisque les enseignants, les élèves et les parents, sont censés depuis des années maîtriser l’Espace numérique de travail (Ent) et le logiciel Pronote pour communiquer et transmettre tous types de documents. Des logiciels tels que Blackboard Collaborate, permettant les échanges audiovisuels – et donc les cours en direct – ont également été ajoutés à la plateforme. Cette crise sanitaire a ainsi pu être envisagée comme une occasion inespérée de mener à grande échelle une expérimentation sur l’apport des technologies numériques pour enseigner. L’Éducation nationale pouvait également s’appuyer sur l’expérience du Centre national d’enseignement à distance (Cned), qui propose depuis des décennies à certaines familles des outils pour « l’école à la maison ». Les pédagogues allaient pouvoir constater in vivo si la présupposée capacité des enfants à s’autoformer grâce aux outils numériques – supposés plus neutres et plus égalitaires – pouvait relativiser le médiateur humain (éducateur ou enseignant) et, ainsi, offrir à tous les mêmes chances face aux apprentissages.

« Continuité » fragile et « pédagogie » hypothétique.

En réalité, rien n’était prêt. « La première semaine a été chaotique, raconte Nathalie, professeure d’espagnol dans un collège du Tarn-et-Garonne. Quand nous avons appris la fermeture de l’établissement, il nous restait deux jours en présentiel. Nous aurions dû les utiliser à nous concerter pour plus de cohérence dans nos démarches pédagogiques respectives, et pour une formation express, car nous ne sommes pas tous des geeks suréquipés en informatique ! Nous aurions aussi dû prendre du temps pour expliquer aux élèves comment nous allions maintenir le lien. À défaut, nous avons passé des jours à mettre en place des fonctionnements hasardeux, chacun dans notre coin, à répondre par téléphone aux angoisses des familles et des élèves, ou à essayer de prendre contact avec elles. Par ailleurs, je n’utilise que les outils disponibles sur la plateforme Pronote et l’Ent, qui sont les seuls sécurisés et auxquels tous les élèves pouvaient déjà accéder avant le confinement. Pas de cours en direct : pas question d’exclure les élèves qui n’arrivent pas à se connecter, qui ne sont pas certains de disposer d’un ordinateur ou d’un smartphone au moment où j’interviendrai. »

Thomas, professeur de français au collège dans un quartier socialement défavorisé du Val-de-Marne, vit une expérience de même nature : « Nos élèves sont censés être nés avec le numérique mais ils sont complètement perdus. Après trois semaines, les transmissions de documents ou renvois de copies restent encore difficiles. Et ce n’est pas le plus grave. L’enseignement à distance présuppose l’autonomie de l’apprenant face à des savoirs à acquérir, et le soutien éventuel d’un enseignant, dans une relation individualisée, tout cela dans un contexte où l’élève est placé dans des dispositions idéales : un ordinateur voire une imprimante pour travailler sur papier, une pièce calme et de l’espace pour se concentrer. La majorité de mes élèves ne disposent pas de telles conditions d’études. Parmi ceux que nous avons perdus de vue (au moins un sur dix à l’échelle nationale), il y a beaucoup d’élèves en difficulté scolaire, qui étaient pourtant assidus et travailleurs en classe, car ils y bénéficiaient de conditions d’apprentissage irremplaçables. La réalité de mon travail est très éloignée du cours magistral, ce n’est pas comme cela que nos élèves progressent, mais dans un échange et une attention permanentes. »

Quelque chose se perd dans la mise à distance. Jeanne, en Première à Paris, le confirme : « Nous sommes en contact avec la plupart de nos enseignants, qui nous donnent énormément de travail, sans doute pour s’assurer que nous restons mobilisés, alors que nous sommes considérés comme autonomes ! Nous avons même un ou deux cours en direct par jour. Mais tout cela ne remplace pas ce qui se passe en cours, en particulier dans l’interactivité entre les élèves et avec l’enseignant, parce que de chez nous, nous n’avons ni le temps ni l’envie d’intervenir, et même pour certains, d’être filmés. »

Inégalités scolaires et sociales amplifiées par la fracture numérique

Pour les plus jeunes, l’enseignement à distance rend l’école encore plus inégalitaire, car les apprentissages, en particulier à ces âges, ne se limitent pas à assimiler des connaissances. La maternelle a pour vocation de socialiser les plus petits, de les aider à s’exprimer à l’oral, à perfectionner leur développement psychomoteur. La primaire transmet les savoirs fondamentaux à des rythmes très progressifs, qui exigent du temps et des efforts renouvelés pour intégrer les connaissances et les réutiliser, et donc un suivi quotidien de la part de quelqu’un dont c’est le métier. Confinés en famille, les parents ont constaté à quel point cet accompagnement s’avérait complexe. « L’institutrice de ma fille, qui est en Ce2, n’a organisé qu’un seul appel en visioconférence, pour prendre de nos nouvelles, raconte Caroline. Il s’est déroulé dans une totale cacophonie ! Pour le reste, elle nous transmet des fiches et des devoirs, avec parfois des notions difficiles à appréhender, en mathématiques par exemple. Avec mon mari, nous nous relayons entre télétravail et assistance aux enfants, car si notre fille est plutôt autonome, notre fils, en cours préparatoire, est ralenti par des troubles de l’attention. Nous faisons sans doute partie des parents les plus investis, les mieux organisés et les mieux équipés, mais c’est épuisant et nous n’allons jamais au-delà de deux ou trois heures d’“école” par jour. Nous ne sommes pas en mesure d’approfondir comme le ferait un enseignant. »

Quid alors des familles plus modestes, où les enfants sont nombreux dans le même espace, doivent, au mieux, se partager un ordinateur ou un smartphone ? Quand les parents travaillent à l’extérieur, quand ils n’ont ni le temps ni l’énergie, ni la compétence pour expliquer un devoir, soutenir et encourager leur enfant ? Loin du fantasme de la “start-up nation”, la fracture numérique existe et n’est pas sans lien avec les inégalités sociales : la France compte notamment 1,7 million de mineurs sous le seuil de pauvreté, dont 100 000 mineurs isolés.

Contrairement aux propos indécents de la porte-parole du gouvernement, les enseignants ont le sentiment d’avoir travaillé sans relâche pour atténuer les effets de la fermeture des classes. Mais ils ont travaillé à autre chose que ce qui constitue le cœur indispensable de leur métier : être présent en classe, face aux élèves. Autrement dit, l’essentiel s’est perdu dans la mise à distance. Le ministre le reconnaît puisqu’il a déjà demandé aux enseignants de ne pas tenir compte dans les moyennes des travaux réalisés par les élèves pendant le confinement. Il maintient néanmoins une fermeté de façade sur l’assiduité des élèves, leur demandant de rester mobilisés jusqu’au 4 juillet, même si les écoles ne rouvrent pas ! Jean-Michel Blanquer a également déclaré que les vacances de printemps devaient être des « vacances apprenantes » pour les plus en difficulté, qui devraient bénéficier d’un soutien scolaire supplémentaire. Les organisations syndicales enseignantes, unanimes, lui ont répondu que les élèves, comme les enseignants avaient besoin d’une vraie pause. « Je n’ai pas été sollicité pour ces actions de remédiation, précise Thomas, et à mon avis elles ne seront menées nulle part. Comment faire du soutien à distance avec des élèves que nous n’arrivons déjà pas à contacter, et qui ont avant tout besoin d’une présence et d’une aide personnalisée ! » CQFD par l’absurde…

Valérie GÉRAUD

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