[Télétravail] Les risques d’un déploiement dans l’urgence

Un entretien avec Amélie Mauroux, adjointe au chef du département Conditions de travail et santé de la Dares.

– Options : L’étude* que vous avez menée sur le télétravail et son impact sur les conditions de travail des cadres révèle des effets contrastés et inattendus. Quels sont-ils ?

* Sébastien Hallépée et Amélie Mauroux, « Le télétravail permet-il d’améliorer les conditions de travail des cadres ? », Insee, 7 novembre 2019.

– Amélie Mauroux : Environ 11 % des cadres des entreprises du secteur privé d’au moins 10 salariés télétravaillaient en 2017. Parmi eux, 5,2 % travaillent chez eux au moins deux jours par semaine ; ce sont les télétravailleurs dits « intensifs ». Or c’est au sein de cette catégorie que se cumulent les difficultés. Leur durée de travail est plus longue, en moyenne ­quarante-trois heures hebdomadaires, parfois plus de cinquante heures. Elle s’accompagne d’un risque de désynchronisation des horaires par rapport à leurs collègues, avec davantage de travail après 20 heures ou le samedi. Ils souffrent de distanciation professionnelle et d’isolement. Cela semble affecter la coopération dans le travail même si, paradoxalement, la convivialité avec les collègues reste présente. Contrairement à ce que l’on pourrait attendre, ils doivent aussi fréquemment s’interrompre pour réaliser une tâche non prévue, soit parce qu’ils sont sursollicités par leur hiérarchie ou leurs collègues, soit parce qu’ils s’astreignent à répondre à tout mail en temps réel. Leur travail s’en trouve davantage fragmenté ; l’intensité du travail et la pression temporelle ne semblent pas réduites.

– L’un des effets les plus marquants porte sur leur état de santé que beaucoup jugent mauvais ou très mauvais. Comment l’expliquer ?

– Les télétravailleurs réguliers ont un risque dépressif deux fois plus élevé que les autres travailleurs. Ce que nous ne savons pas, c’est si ce risque trouve son origine dans la situation d’isolement du salarié ou si ce mauvais état de santé, comme un épuisement professionnel, préexistait. Cela interroge d’autant que l’étude suggère une corrélation forte entre le déploiement du télétravail et l’importance des changements organisationnels dans l’entreprise – déménagement, réorganisation d’équipes, rachat, restructuration… – qui se traduit par un sentiment d’insécurité économique et la crainte de perdre son emploi. En réalité, l’ensemble de ces effets contrebalancent les avantages liés à la plus grande souplesse du cadre de travail et à la réduction des temps de trajets.

– Avec le confinement, 30 % des salariés, soit 8 millions environ, sont potentiellement concernés. Si le télétravail se déploie ainsi massivement, il est aussi hyperintensif, cinq jours par semaine, mis en place brutalement dans un environnement particulièrement insécurisant. Que peut-on en attendre ?

– Les effets négatifs sont atténués s’il existait au préalable un accord encadrant le télétravail dans l’établissement. L’accord collectif, qui couvre environ un quart des télétravailleurs, joue de ce point de vue un rôle protecteur. Il est aussi la traduction d’une réflexion et d’une négociation dans l’entreprise sur un certain nombre d’aspects : l’encadrement des horaires de travail, le droit à la déconnexion, la définition des objectifs, les équipements… Le télétravail, en effet, ne peut être considéré comme la situation individuelle d’un salarié extrait de son lieu habituel de travail. C’est avant tout un mode d’organisation du travail, avec des critères propres, qui doit être pensé en amont. Notre étude montre pourtant que certains télétravailleurs le sont en dehors de tout cadre formalisé.

Ceci étant posé, le confinement se traduit par des situations extrêmement hétérogènes, mais nous pouvons observer plusieurs groupes de salariés. Le premier concerne ceux qui pratiquent le télétravail régulièrement, où les organisations sont rodées. Mais des difficultés, pour une part imprévues, peuvent surgir dans la mesure où toutes les tâches d’un poste peuvent ne pas être télétravaillées. Si le confinement se prolonge, certaines vont finir par s’épuiser. Le second regroupe les salariés qui télétravaillent occasionnellement. Comment vont-ils le pratiquer, avec quels équipements de l’entreprise, quels outils de travail, quelle part des tâches effectivement réalisables en télétravail ?.. Parce que les salariés ont quitté leur entreprise dans la précipitation, ces interrogations sont autant de limites possibles à une bonne exécution du télétravail qui, jusqu’alors, était une pratique minoritaire, même chez les cadres.

Environ 11 % des cadres des entreprises d’au moins 10 salariés télétravaillaient en 2017. Parmi eux, 5,2 % travaillent chez eux au moins deux jours par semaine. Ces télétravailleurs dits « intensifs » cumulent les difficultés. Leur durée de travail est plus longue, en moyenne quarante-trois heures hebdomadaires, parfois plus de cinquante heures.

– Ceux contraints aujourd’hui d’expérimenter le télétravail en dehors de tout cadre formalisé constituent le groupe plus nombreux. À quels risques spécifiques sont-ils exposés ?

– Ce déploiement du télétravail dans l’urgence, presque de manière « sauvage », leur pose des questions matérielles (équipement, matériel, espace et lieu dédié…) mais aussi d’organisation collective. Comment la charge de travail et les objectifs peuvent-ils être redéfinis en lien avec le responsable hiérarchique ? Comment la communication, à la fois formelle et informelle, s’organise-t-elle ?.. Cette hétérogénéité de situations entraîne un sentiment d’injustice et d’inéquité entre les salariés bien équipés et ceux qui ne le sont pas, ceux couverts par un accord collectif et les autres… À cela s’ajoute une autre contrainte pour ceux qui ont des enfants, avec l’obligation de « faire l’école ». Cette contrainte soulève au moins trois difficultés : une désynchronisation des horaires, à la fois individuelle et collective, source d’ores et déjà de tensions dans les équipes de travail ; le sentiment également d’une qualité de travail sacrifiée et, enfin, d’un isolement professionnel renforcé.

Propos recueillis par Christine Labbe

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