[Littérature] La peste noire et la mort rouge entre autres maux dits à travers l’Histoire

La pandémie de Coronavirus réveille la peur à l’échelle de la planète tout entière. Ce n’est certes pas la première fois, la preuve dans les livres, de fiction le plus souvent, sur lesquels on peut se jeter aujourd’hui pour essayer d’y voir plus clair dans la sombre épouvante contemporaine.

L’état de sidération consécutif à la pandémie de coronavirus, également dit Covid‑19, qui a surpris le monde sans anticorps ni vaccins pour le combattre, plonge l’humanité dans le plus profond désarroi né d’une inquiétante étrangeté radicalement neuve, du moins pour l’époque où nous sommes. L’assignation à résidence imposée à des millions d’êtres humains, du haut en bas de l’échelle sociale, dans des pays de régimes politiques différents, jusqu’alors plus ou moins sûrs de leur validité, ne va pas sans susciter une inquiétude monstre, laquelle n’est qu’un déguisement de la peur, massive, dont l’humanité avait perdu l’habitude.

Dans son dernier ouvrage, paru fin février, Terra Incognita. Une histoire de l’ignorance (Albin Michel) Alain Corbin, maître ès sensibilités, narre les erreurs auxquelles il fallut se heurter, au fil des siècles, pour venir à bout des secrets de la planète. Celle-ci, littéralement déboussolée, experte en techniques sophistiquées, pas toujours pour de bonnes raisons, se trouve brutalement confrontée à un état d’urgence sanitaire d’une violence incommensurable. Du coup, on retrouve avec gratitude la figure de l’obstétricien hongrois Ignace Semmelweis (1818-1865). En étudiant la fièvre puerpérale, il finit, quasi post-mortem, par faire admettre à la hiérarchie médicale d’alors qu’il fallait longuement se laver les mains avant d’opérer. In memoriam Semmelweis, ici et maintenant, auquel Louis Destouches (alias Louis-Ferdinand Céline) consacra en 1924 sa thèse de médecine. Et une pensée émue pour le savon, cette « pierre magique » selon le poète Francis Ponge.

La science, pour l’heure, semble s’avérer impuissante à juguler le fléau. N’est-ce pas que la vitesse, maître-mot de l’ère des algorithmes, est la caractéristique du virus, issu, paraît-il, de fientes de chauve-souris suspendues par les pieds en Asie, tout comme le virus Ebola viendrait de leurs cousines accrochées à des grottes en Afrique ?

« La peur contemporaine de se retrouver face à soi »

En attendant la catharsis collective, le confinement est donc de rigueur, soulignant d’emblée l’inégalité propre au système des classes sociales. Dans un livre antérieur, Une histoire du silence. De la Renaissance à nos jours (Albin Michel), Alain Corbin notait ceci : « Je suis frappé par la peur contemporaine de se retrouver face à soi. » Le silence étant associé à l’ennui, les chaînes d’information en continu, en même temps que la comptabilité quotidienne des morts et les injonctions à se laver les mains et à tenir ses distances avec l’autre, font part de petits trucs pour tuer le temps, pillés sur les réseaux sociaux (recettes de cuisine avec les moyens du bord, gymnastique dans le salon, puzzle et tricot…). Et l’amour dans tout ça ? Vaut mieux pas.

J’en étais là de ces réflexions quand j’ai appris la publication imminente, par les éditions du Seuil, du livre de l’écrivain italien Paolo Giordano, Contagions (traduit par Nathalie Bauer). Une œuvre indispensable, de circonstance en effet, composée à chaud en plein confinement dans la ville de Milan aux rues vides comme partout ailleurs. L’auteur synthétise son projet en ces termes : « Je n’ai pas peur de tomber malade. De quoi alors ? De tout ce que la contagion risque de changer. De découvrir que l’échafaudage de la civilisation que je connais est un château de cartes. J’ai peur de la table rase, mais aussi de son contraire : que la peur passe en vain, sans laisser de trace derrière elle. » C’est écrit à la première personne du singulier et ça parle à tout un chacun en un style clair, qui abrite la juste profondeur d’une méditation active. Je ne doutais pas, en commençant mon papier, que des romanciers vont sous peu s’emparer des heures folles que nous vivons et que l’immensité du nouveau mal qui répand la terreur ferait bientôt l’argument de fictions. Paolo Giordano les bat tous de vitesse, justement, par le bien-fondé d’une réflexion sans autre personnage que lui-même.

J’en suis d’autant plus touché que le propos de cet article est de rappeler que des écrivains, au cours des siècles, se sont voués à écrire sur la maladie, essentiellement sur la peste. Sans remonter au Grec Thucydide qui, en 430 avant Jésus-Christ, expose les symptômes de ce mal dont il se croit infecté, sans remonter jusqu’aux Écritures, qui en traitent par métaphores, on se souvient, depuis l’école, que La Fontaine, dans Les Animaux malades de la peste, résume magnifiquement, en un alexandrin impeccable (« Ils n’en mouraient pas tous, mais tous étaient atteints »), l’essence même de cette « maladie du passé » – dont le dernier cas identifié en France remonte à 1945. La peste hante durablement les cauchemars de l’humanité, à plus forte raison ces jours-ci. Et la grippe espagnole, qui succéda à la boucherie en gros de 14-18, aurait encore fauché 20 à 50 millions d’êtres, ou plus, dont l’exquis poète Guillaume Apollinaire, qui ouvrit la porte à l’art moderne ! On a presque oublié la tuberculose, qui n’est pas qu’une maladie romantique, et la syphilis aux ravages secrets. L’encéphalopathie spongiforme bovine, transmise à l’homme sous l’appellation de Creutzfeldt-Jakob, vulgairement dite « maladie de la vache folle », c’était au début des années 2000. N’omettons pas le Sras (syndrome respiratoire aigu sévère), jeune ancêtre du Covid‑19, à l’origine d’une épidémie à la fin de 2002. La grippe aviaire (virus H5N1), réapparue fin 2006, ne vole-t-elle pas, par à-coups, dans les plumes de l’humanité depuis l’Antiquité ? Le sida (syndrome d’immunodéficience acquise), objet en ses débuts d’imprécations bibliques (le sexe !), s’il peut être contenu, est loin d’être enrayé. Bien passées sous silence, les hécatombes provoquées par la colonisation et la conversion forcée de « sauvages » ici et là, quand les navires venus d’Europe débarquaient leurs virus « civilisés » à l’autre bout du monde. Et la peste noire, récurrente, en ses variantes multiples, saisonnières, suivant les routes du commerce, diffusée en toute innocence par des générations de rats aux yeux rouges.

On doit à Boccace (1313-1375), érudit toscan, helléniste avisé, lecteur assidu de La Divine Comédie de Dante, ami fidèle de Pétrarque (« Nous sommes une même âme dans un même corps », disait-il), le fameux Décaméron, ouvrage composé de 1350 à 1355. Il avait assisté à la terrible peste qui ravagea Florence en 1348. Il la décrit avec précision dans l’introduction de son livre, qui met en jeu dix jeunes gens (sept femmes et trois hommes) de la société aisée de la ville. Ils ont fui le fléau et se sont réfugiés dans une vaste demeure à la campagne. Confinement de luxe. Dix jours durant – sur les quatorze que dure leur repli (le vendredi et le samedi étant consacrés aux oraisons et à l’hygiène) –, ils vont se raconter des histoires, soit dix fois dix nouvelles, sur le thème successivement imposé par le « roi » ou la « reine » de la journée. Il n’est question que d’amour, du conjungo à l’adultère, de la sensualité et de la fidélité, de l’idylle et de la tragédie, car chez Boccace on peut aussi mourir d’amour… Quelques scènes libertines furent, à l’époque, jugées immorales. En 1971, Pier Paolo Pasolini tirait du Décaméron un film truculent, lesté d’une forte densité érotique.

Acteur actif et contemporain des guerres de religion, Agrippa d’Aubigné (1552-1630), qui fut tout à la fois un valeureux guerrier trompe-la-mort, un savant helléniste, un hardi pamphlétaire, un amoureux délicat, un diplomate, un proche d’Henri IV et d’abord et surtout un calviniste fanatique, a laissé dans Les Tragiques, poème épique en sept livres plein de bruit et de fureur publié en 1616, des pages vigoureuses sur la peste, qu’il frôla à l’âge de 18 ans.

De Daniel Defoe (1660-1731), l’auteur de Robinson Crusoé – bel exemple de confinement en plein air sur une île à la Koh Lanta, en attendant que le naufragé solitaire abolisse avec Vendredi les « distances de sécurité » (pardon, on peut plaisanter tout de même) –, parut en 1722 le Journal de l’année de la peste. Un classique. Quelque 100 000 Londoniens, parmi les plus pauvres, perdirent la vie lors de l’épidémie de 1665, quand Defoe était encore enfant. Le mal, originaire des Pays-Bas, était arrivé par bateau, comme la peste de Marseille, en 1720, avait débarqué du vaisseau Grand saint Antoine, ainsi que le rapportera Antonin Artaud dans son texte foudroyant, « Le théâtre et la peste », pour la conférence qu’il prononça en 1933 à la Sorbonne.

Defoe avait eu connaissance des événements de Marseille. Son narrateur, un bourgeois doté d’un sens aigu de l’observation, décrit précisément les symptômes du mal et narre les péripéties de la tragédie, en multipliant les histoires de destins individuels, en figurant les attitudes de personnages hauts en couleur en proie à toutes les passions humaines en période de terreur. Defoe a fait école. Albert Camus reconnut sa dette envers lui dans la composition de La Peste, son roman si célèbre. En 1983, l’auteur dramatique Jean-Luc Lagarce publiait Vagues souvenirs de l’année de la peste, que les Solitaires intempestifs viennent opportunément de rééditer. La peste, en filigrane, est chez lui le voile du sida, dont il s’est éteint à l’âge de 38 ans. Toujours sur les traces de Defoe, l’Américaine Naomi Wallace a écrit une pièce, Une puce, épargnez-la (One Flea Spare), dont le texte est paru aux Éditions théâtrales en 2007, et qu’en 2012 Anne-Marie Liégeois mettait en scène à la Comédie-Française.

« Un vertige soudain, et puis un suintement abondant… »

L’imaginaire anglo-saxon, abreuvé à la source de l’Ancien Testament, volontiers hanté par le jugement dernier, n’abonde-t-il pas en fictions sur le thème de la chute ? Celle de la Maison Usher pour Edgar Poe (1809-1849), suite à une maladie de l’âme, ne doit pas faire passer sous silence sa nouvelle Le Masque de la mort rouge, traduite par Baudelaire. Dans une abbaye fortifiée, lieu privilégié du genre gothique, le prince dépravé Prospero s’enferme avec un millier de dames et de chevaliers dans une retraite voluptueuse, pour échapper à la « mort rouge », qui provoque « des douleurs aiguës, un vertige soudain, et puis un suintement abondant par les pores, et la dissolution de l’être ». Au cours d’un bal, le prince, en fureur, se précipite avec un poignard sur un inconnu qui arbore un masque de victime du mal. Le masque arraché ne révèle que le vide. Le prince meurt aussitôt… S’il est maintes interprétations de ce conte allégorique, il n’en reste pas moins que la tuberculose frappa Virginia, la jeune épouse de Poe et qu’il fut le témoin de l’épidémie de choléra, ou de peste bubonique, on ne sait trop, qui frappa Baltimore en 1831.

Digne héritier d’Edgar Poe, Jack London (1876-1916) imaginera, dans La Peste écarlate (The Scarlet Plague), qu’en 2073 le monde a été décimé, cinquante ans auparavant, par ce mal qui colore la peau en rouge. Quelques rares survivants demeurent, des brutes pour la plupart. Un vieillard sénile tente de raconter à ses petits-enfants comment c’était avant. Par bonheur, des livres ont été sauvegardés dans une grotte… Dans le même ordre d’idées apocalyptiques s’illustreront Richard Matheson et Stephen King, experts en horror stories.

En France – soyons un peu chauvins –, on a eu le choléra à Manosque avec Le Hussard sur le toit, de Jean Giono, et la variole, non loin de l’île Maurice, avec La Quarantaine, de J.M.G. Le Clézio.

Quant à la peinture, autre chapitre, outre les représentations médiévales (danses macabres, scènes de flagellants dans les almanachs à vocation populaire…), je me borne à citer Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa (1804), de Gros, où l’on voit le maigre général Bonaparte toucher le thorax d’un pesteux livide. La voilà bien, à son paroxysme, la communication, autrement dit la propagande ! Le tableau est au Louvre, hélas pour l’instant fermé. C’est à Venise, jadis carrefour des plus féroces épidémies, qu’il faut se rendre, à l’église Saint-Roch, pour saisir comment le Tintoret a monumentalement exorcisé le mal, grâce à l’intervention bénéfique d’un Christ de miséricorde. Toujours, l’épouvante attise l’imagination. C’est une loi non écrite qui a la vie dure.

Albert Camus

Le roman La Peste (1947) se situe à Oran. Le docteur Rieux jette un regard froid sur les ravages humains causés par l’épidémie, décrit scrupuleusement les symptômes, analyse les attitudes contradictoires issues de la peur ; lâcheté, courage, foi en Dieu, désir de fuite… De l’aveu de l’auteur, le tableau clinique de la maladie est une allégorie de l’Occupation.

Stephen king

Parangon de la littérature postapocalyptique, Le Fléau (The Stand), paru en 1978, reparu en 1990 avec des ajouts, s’attache aux effroyables séquelles d’une épidémie de grippe suscitée en laboratoire. La majeure partie de la population américaine disparaît. Les survivants, répartis en deux camps identifiés, celui du Bien contre celui du Mal, se livrent une guerre sans merci.

Antonin Artaud

« Le théâtre et la peste » est un texte admirable, d’un lyrisme noir, au fil duquel la description du mal procède par des images d’une violence poétique indéniable (« des bûchers s’allument pour brûler les morts, au hasard des bras disponibles »). Le comble n’est-il pas qu’Artaud exige du théâtre qu’il se mette au diapason de la peste pour ébranler la société dans ses fondements ?

Jean Giono

Dans Le Hussard sur le toit (1951) Angelo, héros stendhalien, conspirateur carbonaro, croise en 1832 le choléra dans ce qui n’était pas alors les Alpes-de-Haute-Provence. Il lie connaissance avec Pauline de Théus. La relation sera platonique. La maladie lui aura révélé la hideur et l’ignominie du monde. Il ne sera pas contaminé à l’issue d’un périple symbolique riche en péripéties.

Richard Matheson

Avec Je suis une légende (I am a Legend) paru en 1954, Matheson est l’aïeul de l’abondante littérature de dystopie qu’affectionnent Russes et Américains. Le dernier homme sur terre, indemne, a maille à partir avec ses voisins, moitié vampires, moitié morts-vivants. On peut parier que, pour son formidable album, Thriller, Michael Jackson en prit de la graine.

J. M. G. Le Clézio

Dans La Quarantaine (1995), Le Clézio revoit son roman familial grâce à l’histoire de son grand-père, né sur l’île Maurice, obligé en 1891 de subir plusieurs mois de quarantaine sur un îlot après qu’a été décelée la variole sur le navire qui le ramène. Deux frères, ainsi mis à l’écart de tout, éprouvent un très vif sentiment de la nature et l’un des deux s’éprend d’une jeune métisse…

 

Jean-Pierre LÉONARDINI

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