[Réseaux] Le constat partagé de la surcharge

Le réseau, c’est leur biotope professionnel, à la fois outil et produit. Certains le pratiquent sous forme de télétravail tandis que d’autres s’y refusent. S’y refusaient. Car le confinement a changé la donne. Témoignages.

Pour Sabine, le travail n’a pas changé. Il y a déjà quelque temps qu’elle a choisi, dans le cadre d’un accord senior du groupe La Poste, de télétravailler trois jours par semaine. Pour le dire d’un mot, elle est plutôt fan : temps de transport réduit, autant de stress en moins, une meilleure santé et, par conséquent, une meilleure qualité de travail. Évidemment, cela ne va pas sans problème. Pour commencer, dans les rapports avec les managers : « On sent bien, chez certains, comme une peur de perdre le fil de la communication, de ne pas maîtriser ce qui se fait, ce qui ne se fait pas. » Ensuite, avec les salariés de la sous-traitance. La direction du système d’information de la banque et du réseau de la Banque postale, où travaille Sabine, emploie quelque 1 600 salariés en poste, auxquels s’ajoutent autant de salariés en sous-traitance relevant de différentes Ssii, « également en télétravail ».

Il y a eu comme un coup d’accélérateur brutal, du jour au lendemain.

Ces ombres au tableau mises à part, Sabine jette un regard plutôt apaisé sur son travail. Enfin, son travail d’avant… Car s’il n’a pas radicalement bouleversé son organisation, il en a modifié les termes. D’abord, en rendant plus instable réseau et connections, risques de pertes de temps à l’appui : « Depuis ce matin, j’ai dû reconnecter mon ordi une bonne dizaine de fois. » Une opération chronophage et pénible, car nécessitant une multitude de codes et le respect de procédures de sécurité. Au-delà, elle s’inquiète du choc pour celles et ceux qui n’ont pas choisi. « Du jour au lendemain, tout le monde s’est retrouvé en télétravail. Chacun est rentré chez soi avec son ordinateur sous le bras, fixe ou portable. Certains étaient connectés, d’autres ont dû attendre de l’être. Il y a eu comme un coup d’accélérateur brutal. D’un coup, tout le monde se retrouve à la même enseigne, avec deux téléconférences par semaine pour organiser les tâches, prendre des nouvelles de la santé aussi, mais sans préparation, sans débat préalable. Ça peut drôlement bousculer la régularité de la vie et, ajouté au confinement, alimenter un sentiment d’isolement, de solitude, favoriser un état dépressif. » Sabine a d’ailleurs fait partie de ceux qui ont soulevé la question en Chsct, réuni le matin même de cet entretien en visioconférence. Sans retours tangibles : «  Le confinement, c’est aussi se retrouver dépendants des informations de la direction, sans moyen de contrôle, avec peu de retours des salariés, en aveugle. On se retrouve à faire du télésyndicalisme et ça, ça ne va qu’un temps ! »

Marc, lui, fait partie de ceux qui, non seulement n’ont pas choisi le télétravail, mais y ont toujours été rétifs. Comptable au siège de la Banque postale, il a toujours apprécié de travailler en équipe, de discuter de vive voix avec ses collègues. Mais, confinement oblige, il s’y est mis, avec son écran perso de médiocre qualité et son fauteuil très peu ergonomique. Il s’y est mis et il a hâte d’en sortir : « Ce que je découvre, c’est que je travaille nettement plus que par le passé, du petit matin jusque tard en soirée. Il y a des coupures, bien sûr, mais en fait, il n’y a pas d’horaires ; on a des points de repère avec les réunions matinales, les envois de mails qui rythment le travail à faire pour la journée, mais ça fonctionne davantage comme un contrôle, une incitation à ne pas lever le pied. Même si on ne nous le demande pas, on se retrouve en situation d’avoir à prouver qu’on travaille. »

Des contacts qu’il a avec ses collègues, il estime que tous vivent mal la situation, se sentent stressés. À des degrés variables, souvent en fonction des conditions de logement et de vie familiale. Stressés par la pandémie ou par le télétravail ? Difficile à débrouiller alors que les contacts sont rares et distants : « Va donc négocier à distance, tu m’en diras des nouvelles ! » D’autant plus difficile que, pour l’heure, les deux se confondent.

Pour Sophie, secrétaire de l’Union fédérale des cadres-Fapt, « la Poste a su anticiper et mettre les moyens nécessaires, mais cela s’est fait avec des inégalités. Certains salariés ont dû faire face dans l’urgence, avec les moyens du bord, et se sont retrouvés à mal travailler, chez eux, non préparés et avec une famille non préparée… Le point commun, c’est que tous attestent d’une surcharge. »

« En fait, il n’y a pas d’horaires. On a des points de repère avec les réunions matinales, les envois de mails qui rythment le travail, mais ça fonctionne davantage comme un contrôle, une incitation à ne pas lever le pied. Même si on ne nous le demande pas, on se retrouve en situation d’avoir à prouver qu’on travaille. »

Être présents au travail, cela permet d’échanger, de réfléchir, de se confronter.

Un constat que partage Alain, salarié chez Orange. Lui aussi est familier du travail en réseau. Cadre dans un service d’intervention, il le construit, le déploie, l’entretient, élabore des interfaces entre un bureau d’études et des sous-traitants. Il en connaît les limites : « C’est d’abord un “moins”. Sur un plateau d’une dizaine de salariés, on ne fait pas tous le même métier, même si c’est dans le même domaine d’activité. Cette proximité permet d’échanger, de réfléchir, de prendre du recul par rapport au travail, en bénéficiant d’autres regards, d’autres expériences. » Avec la généralisation du télétravail, c’est aussi beaucoup de « plus » : « Tout est devenu plus lourd à traiter. On se retrouve à cinq ou six, en même temps, sur une discussion en messagerie instantanée. C’est d’autant plus compliqué qu’il arrive qu’à l’autre bout, les autres soient également en conversation avec d’autres participants. Cette démultiplication est très exigeante, en termes de charge mentale. Côté productivité, c’est évidemment plus rentable pour l’employeur parce qu’en fait, on ne s’arrête pas. Il arrive même qu’on travaille pendant une conférence : on tourne à temps plein dans une sorte de bulle, où seul le travail a droit de cité. C’est une suractivité, avec une surtension. Avec le confinement, la sphère familiale pèse : chez moi, on se retrouve à quatre à télétravailler, y compris mon plus jeune fils qui suit des cours durant une à deux heures par jour. Le paradoxe, c’est qu’avec le confinement, on en viendrait presque à craindre une baisse d’activité, de crainte de ronger son frein, de s’ennuyer ! »

On sent un stress plus fort chez ceux qui sont confrontés au risque de contagion.

Chez Orange, il aura fallu trois semaines pour réorganiser le fonctionnement d’une section syndicale de cadres. « On a une forte activité de réseau avec les représentants du personnel, avec la direction, mais on reste sans grands contacts avec les salariés et c’est frustrant. On aurait besoin de débattre, d’autant qu’on sent comme un stress plus fort chez ceux qui sont confrontés au risque de contagion, avec des risques d’opposition entre les services, même si chez nous, en Maine-et-Loire, la ligne managériale a été claire. Cela n’a pas été le cas partout et il a parfois fallu intervenir syndicalement. Pris dans des injonctions contradictoires, des cadres se sont retrouvés en difficulté, démunis par rapport à la réalité des risques. D’autant que pour nombre de collègues, le premier réflexe, c’est d’aller au bout du chantier, de rétablir le réseau, alors… »

Chez Orange, dans nombre de cas, les cadres ont été pris en tenaille, partagés entre le réflexe de « bien travailler » et celui de « protéger la santé », réflexe entretenu par des directives floues, voire contradictoire. Beaucoup ont donc choisi… de ne pas choisir. Pour Sophie, « c’est évidemment un mauvais choix, mais dans la droite ligne d’un management qui dévalorise l’initiative et la prise de décisions des cadres de terrain. Il y a un piège, de ce côté, qui consiste à pointer du doigt tel ou tel, en laissant de côté la responsabilité de l’employeur dans l’organisation du travail. C’est trop facile ! Il nous faut donc y être attentifs, car c’est un ferment de division puissant entre, d’un côté, ceux qui seraient des “planqués” derrière leurs ordinateurs et qui enverraient les autres au “casse-pipe”. Cela va requérir une grande vigilance, car n’en doutons pas, cela aussi fait partie de “l’après” auquel réfléchissent les entreprises pour réorganiser leurs lignes de travail ».

Louis SALLAY

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