[Soignant] À cor(ps) et à cris

Pour l’heure accaparés par l’urgence de sauver des vies, les « héros » exposés en première ligne n’oublient pas pour autant que cette crise était prévisible. Plus jamais ça ? Ils connaissent les remèdes.

Le corps médical est toujours debout. Affaibli, certes, car en première ligne. Des milliers de soignants ont contracté le Covid‑19 faute d’être suffisamment protégés pour prendre en charge les malades, et certains en sont morts. Les personnels intervenant dans les structures hospitalières et les Ehpad, retraités ou étudiants, volontaires ou réquisitionnés (lire pages suivantes), médecins et paramédicaux libéraux : aucun n’a ménagé ses efforts pour que le système de soins ne sombre pas, faute d’être prêt à affronter la pandémie. Ce n’est pas grâce à des plans d’actions préétablis et surévaluant la logistique réellement disponible, mais bien grâce à leur mobilisation sans relâche, au risque de leur santé et de celle de leurs proches ; grâce à des équipes solidaires et à leur capacité d’initiative pour s’organiser malgré la pénurie de moyens matériels et humains.

Le coronavirus ouvre les yeux des responsables du système de santé français qui ne voulaient pas voir, des décideurs sourds aux cris des soignants. Les personnels sont mobilisés quasiment en permanence depuis des années, en particulier depuis janvier 2019, pour alerter sur la dégradation de l’hôpital public et l’épuisement des équipes. « L’État compte ses sous, on comptera nos morts », prédisait une banderole lors de manifestations de l’année passée. Pourquoi la France, fière d’un système de santé longtemps admiré dans le monde, s’est-elle montrée incapable de mener la politique de prévention garantissant une réaction rapide à un scénario que de nombreux scientifiques estimaient probable ?

Les personnels continuent de prendre en charge les malades en manquant de tout, y compris du minimum – des masques, des tenues – au point de devoir se bricoler des protections de fortune. En manquant aussi de médicaments de base tels que les antidouleurs ou les sédatifs, mais aussi de respirateurs : ils ont dû, en attendant, adapter des masques de plongée intégrant à la fois le nez et la bouche… Les capacités d’accueil en réanimation ont été doublées par des réorganisations, exploit dont s’est félicité le président de la république dans sa prise de parole mi-avril, oubliant de mentionner que cet effort mettait la France à peine au niveau de l’Allemagne en nombre de lits de soins intensifs par habitant. Par ailleurs, cette réactivité occulte le fait que de nombreux malades, non testés et parfois non comptabilisés, sont morts chez eux ou dans les Ehpad faute d’avoir pu être accueillis dans les hôpitaux.

« Nous devons faire face à la détresse et à l’incompréhension »

Le bilan de cette crise sera établi. Ses causes, sa gestion, y compris les mensonges – volontaires ou non – pour masquer les pénuries de masques et de tests, le confinement sans fin faute de mieux, les vies qui auraient pu être sauvées, la mort dans l’isolement, les adieux impossibles qui marqueront durablement les psychismes. Pour l’heure, une enquête parlementaire est déjà en cours, et des actions contre les responsables politiques sont envisagées ou déposées devant la Cour de justice de la République par des soignants, des malades ou des familles endeuillées. Pour inaction préventive, mais aussi pour blessures et homicides involontaires. Le sort indigne fait aux plus âgés sera tout particulièrement examiné. Pendant des semaines, les personnes mortes dans les Ehpad ou chez elles sont restées ignorées – des fantômes statistiques –, et leur nombre est encore sous-évalué.

Mi-avril, la situation dans les Ehpad restait catastrophique : « Nous soufrons déjà, en temps normal, du manque de personnel et des conditions de travail éprouvantes, raconte Malka Belarbi, aide-soignante dans un Ehpad des Hauts-de-Seine et responsable nationale de ce secteur à la fédération Cgt de la Santé. Désormais, nous devons aussi travailler avec la peur de tomber malade. Dans certains établissements, les équipes ont perdu près de la moitié de leurs effectifs, et les collègues, à peine rétabli·es ou éloigné·es pour cause de santé fragile, subissent des pressions pour réintégrer les équipes. Nous devons aussi faire face à la détresse et à l’incompréhension des résidents, qui sont placés à l’isolement, malades ou non, et qui meurent sans être entourés de leur famille. Le nombre énorme de décès est très douloureux. Les pleurs et les cauchemars, c’est notre quotidien. »

La reconnaissance doit se traduire par des actes

Une impuissance symbolisée par le fait que, pour nombre de personnes âgées contaminées, en Ehpad comme à domicile, le seul traitement proposé est un accompagnement à la fin de vie, à base de calmants ou d’antidouleur, voire, à défaut, d’anti-épileptiques… L’hécatombe pourrait en réalité atteindre plusieurs dizaines de milliers de morts.

Dans les Ehpad comme à l’hôpital, les personnels ne se considèrent pas comme des héros, mais comme des professionnels qui aimeraient enfin être entendus et reconnus par leur autorité de tutelle. Comme ils le font depuis des mois, ils demandent un véritable plan pour la santé, à commencer par l’arrêt des fermetures de lits – encore 4 500 de moins depuis le début du quinquennat Macron – et la fin de la gestion à flux tendu des patients comme des effectifs. « Pour arriver à former et à recruter le personnel qui nous fait défaut, il faut revaloriser l’ensemble des professions et des carrières offertes à l’hôpital public », souligne Christophe Prudhomme, médecin à l’hôpital Avicenne de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), un des départements les plus affectés par le Covid et par le manque de moyens. Porte-parole de l’Association des médecins urgentistes de France et membre de la commission exécutive de la fédération Cgt de la Santé, il constate pour l’instant qu’aucune mesure réelle n’accompagne les hommages et déclarations d’intention. « Nous avons rarement travaillé dans des conditions aussi inacceptables. La gestion de crise a été défaillante, nous avons dû improviser. Les entreprises ont mis du temps à se joindre à l’effort de guerre qu’on exige pourtant de nous… Nous avons aussi reçu des dons financiers, mais qui ne représentent pas assez au regard des besoins de nos hôpitaux. Nous avons besoin d’argent public. Nous remercions les citoyens, les artisans et riverains de l’hôpital pour leur soutien logistique et leur solidarité. Mais nous espérons aussi qu’ils seront à nos côtés dans la rue si nous devons y retourner pour que le gouvernement passe des paroles aux actes. »

Pour l’heure, en effet, les personnels doivent toujours se battre pour leurs droits les plus élémentaires. « Nous avons dû batailler pour le retrait du jour de carence en cas d’arrêt maladie, y compris pour nos collègues qui attrapaient le virus, rappelle Laurent Laporte, secrétaire général de l’Ufmict-Cgt. Nous avons obtenu que nos collègues frappés par le Covid puissent se déclarer en maladie professionnelle, mais dans des conditions limitatives puisqu’il faut avoir été testé positif et ne pas être susceptible de l’avoir attrapé ailleurs qu’en service ! Nous avons aussi des retours de certains hôpitaux, où les responsables des ressources humaines se montrent réticents à soulager les personnels en leur accordant des jours de repos. Les soignants qui sont restés en réserve sanitaire avec la garantie de toucher leur salaire voient aussi cet engagement remis en cause. Ils risquent de devoir contribuer à l’effort collectif en abandonnant des Rtt, des congés ou une partie de leurs primes, en plus de devoir sacrifier leurs vacances cet été. »

De nombreux contentieux risquent également de se multiplier quand les personnels toucheront leurs primes – dans les Ehpad, les aides-soignantes toucheraient moins que les infirmières (500 euros pour les unes, 700 pour les autres). À l’hôpital, la prime pourrait aller jusqu’à 1 500 euros (Emmanuel Macron avait pourtant incité les employeurs à aller jusqu’à 2 000 euros !), mais au prorata de l’exposition de chaque service au virus, une notion pas encore explicitée ! Plus globalement, le climat de défiance et de colère persiste. Si un véritable plan pour l’hôpital public et l’ensemble de ses personnels n’est pas mis en place, si l’utilité sociale des professionnels n’est pas reconnue, pas plus que la pénibilité de leur travail – notamment par une remise à plat des conditions de départ à la retraite –, les héros en blouses blanches devront encore une fois se mobiliser, en première ligne, mais cette fois-ci dans la rue…

Valérie Géraud

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