Entretien ➾ Cadres, l’écran des mots

 

Avec Gaëtan Flocco enseignant-chercheur en sociologie à l’université d’Évry (Paris-Saclay). Auteur de Des dominants très dominés. Pourquoi les cadres acceptent leur servitude (Raisons d’Agir, 2015), il est signataire de l’appel du 27 avril, « Ne laissons pas s’installer un monde sans contact ».

 

Si la crise confirme l’indispensable travail des salariés de la santé, du commerce et des transports, elle développe un discours qui désigne souvent les cadres comme des privilégiés. Décryptage de Gaëtan Flocco.

– Options : Quelle analyse faites-vous de ce discours qui s’est développé ces dernières semaines faisant des cadres, parce qu’en télétravail, une catégorie privilégiée ?
– Gaëtan Flocco : En elle-même, la perception des cadres comme des salariés mieux lotis que les autres n’est pas chose nouvelle. À une époque, les observateurs de la catégorie se demandaient de quel côté étaient les cadres, la bourgeoisie ou le prolétariat. Certes, aujourd’hui, leur identité relève davantage d’un statut renvoyant à une grande diversité de situations plutôt qu’à une fonction d’encadrement proche des directions, comme c’était le cas dans les années 1960-1970. Mais, dans une société où les inégalités sont fortes et où les fractures s’exacerbent à chaque crise, nul ne peut s’étonner du sentiment d’injustice que peuvent ressentir les personnes les plus en difficulté à l’égard de celles qui le sont moins. Quelle que soit la complexité des situations, force est de reconnaître que, ces dernières semaines, les cadres n’ont probablement pas été exposés comme l’ont été les personnels de santé, les caissières ou les livreurs. Ce constat n’est pas discutable. Les cadres mêmes en conviennent. D’ailleurs, ce peut être une interprétation possible de leur participation aux applaudissements tous les soirs à 20 heures. Ceci étant dit, il faut aller plus loin.

 

– Comment donc dépasser ce constat ?
– Le télétravail dans lequel ont été plongés la très grande majorité des cadres n’est pas le refuge que l’on a voulu dire. Bien sûr, les premiers jours, ce mode d’organisation a pu rassurer, et certains qui y ont été contraints ont pu penser qu’ils seraient alors plus efficaces ; après tout, le télétravail se marie fort bien avec le travail par objectifs. Des salariés ont aussi pu espérer qu’en restant travailler chez eux, ils allaient pouvoir mieux concilier vie professionnelle et vie personnelle. Sauf que voilà : au fil du temps, force a été pour eux de constater que la réalité était tout autre.

 

– Pourquoi ?
– Parce que le télétravail n’est pas une sinécure, surtout lorsqu’il est imposé des semaines durant. Le cabinet Empreinte humaine, spécialisé en prévention des risques psychosociaux, a publié, il y a peu, les premiers résultats d’un baromètre réalisé par OpinionWay sur la situation des salariés en période de confinement. Qu’y lit-on ? Que 44 % des salariés français sondés se sentent en situation de « détresse psychologique », qu’un quart d’entre eux présentent un risque de dépression nécessitant un traitement, qu’un autre quart déclarent une motivation professionnelle dégradée. Autrement dit, le télétravail n’est pas la partie de plaisir que l’on voudrait faire croire. Il procure plutôt une illusion de liberté. Un véritable piège qui peut être synonyme surtout d’une détérioration des conditions de travail et d’une perte de sens.

 

– Comment expliquer que cette analyse ne passe pas ? Est-ce parce que, derrière le télétravail, se profile un modèle de société qui, soit est méconnu, soit est difficile à critiquer ?
– Une chose est sûre, le télétravail contribue à la promotion du numérique et de son corollaire auquel aspire Emmanuel Macron : la « start-up nation ». Un modèle qui, s’il promet la modernité, parachève l’offensive entamée contre les salariés bien avant le coronavirus. Critiquer le télétravail, c’est questionner la pertinence d’une substitution immodérée du travail humain par l’« intelligence artificielle » ; c’est interroger le bien-fondé de la numérisation des services publics et tout ce qu’elle implique, à commencer par le transfert de leurs missions vers des plate­formes commerciales et l’éviction de toute une partie des usagers, peu ou pas connectés.

 

– Un modèle dans lequel les cadres n’ont rien à gagner…
– Un modèle qui ne les tue pas mais entame leur travail et le sens qu’ils peuvent lui donner. Ne voir dans le développement du télétravail qu’un attribut protecteur en temps de coronavirus, c’est passer à côté de l’essentiel. Ces temps-ci, le télétravail a sans doute été le symbole ultime de cette injonction qui s’est fait jour et qui risque d’être érigée demain en modèle de sortie de crise : business as usual.

 

– Qu’entendez-vous par là ?
– Nous assistons à une catastrophe sanitaire mondiale mais il faut absolument avancer comme si rien ne s’était passé. Quelle que soit la catégorie à laquelle ils appartiennent, qu’ils soient cadres ou employés, ouvriers ou techniciens, les salariés sont sommés de ne pas s’arrêter. Alors qu’il faudrait aussi prendre le temps de réfléchir et de penser la société que l’on voudra demain – ne serait-ce que les manières de produire l’indispensable dans un tel contexte –, l’injonction est tout autre. Nous devons continuer à travailler. À travailler comme avant et même plus encore qu’avant. À l’université aujourd’hui, on nous demande d’organiser les examens de fin d’année comme si de rien n’était. Comme si les étudiants avaient été capables ces dernières semaines d’étudier dans la plus grande quiétude, comme si certains n’étaient pas confrontés tout simplement à des problèmes de survie… Pourquoi cela ? Quel en est le sens ? Quelle en est l’utilité ? Business as usual serait notre dernière boussole ? Le mois dernier, le Medef a demandé un moratoire sur la mise en œuvre de la loi contre le gaspillage et pour l’économie circulaire, et il veut revenir sur la programmation pluriannuelle de l’énergie et la stratégie nationale bas carbone ! Si l’on en revient à notre interrogation initiale : bien sûr, les inégalités existent ; bien sûr, il faut les combattre. Mais il faut absolument dépasser ce constat initial et se poser ensemble une question bien plus large : quel monde voulons-nous pour demain ?

 

– Avec le collectif Écran total, vous êtes signataire d’un texte intitulé « Ne laissons pas s’installer un monde sans contact ». Un texte qui souligne le danger de la solitude et de l’isolement que génère l’usage immodéré des nouvelles technologies en temps de coronavirus et, parmi elles, celles qui mènent au télétravail. Pourquoi s’arrêter sur ce point ?
– La possibilité que nous soyons en train de basculer vers un monde nouveau dans lequel tout contact humain aurait disparu, un monde qui ne serait plus régulé que par une bureaucratie omniprésente, devrait fortement nous inquiéter. La pandémie porte en elle les risques de l’émergence d’un régime social nouveau fondé sur la peur et une séparation accrue des individus. Un monde encore plus inégalitaire, encore plus étouffant pour les libertés. À quelle société aspirons-nous ? Quel modèle politique, quel système économique et démocratique désirons-nous ? Les projets de traçage électronique des populations au nom de la lutte contre le coronavirus devraient nous alerter.

 

– Voyez-vous, dans la solitude qui s’impose bien au-delà des impératifs sanitaires, le ferment d’un éclatement des collectifs, d’une partition du monde du travail sur des fondements fantasmés ?
– Comment tisser des solidarités quand le mot d’ordre est « Restez chez vous… sur internet » ? Les cadres se plaignent peu en général. Ils font preuve d’une capacité à encaisser les mauvais coups qui peut être parfois surprenante. Mais rien n’est inéluctable. J’ai suivi avec beaucoup d’intérêt le mouvement des gilets jaunes. Ce mouvement a dépassé le discours binaire qui alimente l’idée qu’il y aurait, au sein même du salariat, des privilégiés et d’autres pas.

 

– C’est-à-dire ?
– Contre les inégalités et les injustices, ce mouvement a rassemblé des catégories qui n’avaient pas l’habitude d’avancer ensemble : des ouvriers et des indépendants, des précaires et des petits patrons, des cadres moyens et des employés. Il a été caractérisé par une forte hétéro­généité sociale à laquelle la vision militante traditionnelle est peu habituée. Tout ça pour dire que la partition et l’éclatement des collectifs ne sont pas inéluctables. La logique qui les alimente, même si elle est parfaitement compréhensible, est un réflexe qui ne se conjugue plus avec la nécessité d’appréhender les problèmes environnementaux, sanitaires, sociaux, économiques ou fiscaux tels qu’ils se posaient avant la crise et vont plus encore se poser demain. Certes, le sens et l’utilité du travail doivent être questionnés. Et l’incroyable succès du livre de l’anthropologue américain David Graeber sur les bullshit jobs est l’indice d’une aspiration qui traverse la société. Mais le statut de ceux qui les exercent a peu à voir avec cette nécessité. Pas plus d’ailleurs que la visibilité première du travail des uns ou des autres.

 

Propos recueillis par Martine HASSOUN

 

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