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Destins chahutés et singuliers

 

De 1940 à 1981, les personnages de Ludovic Hary font résonner leurs désirs avec leur époque. Sur un tempo aventureux.

Ludovic Hary est à la fois écrivain et documentaliste dans un collège. Il y organise, entre autres, des « rendez-vous philo », des cours de batterie (car il est, de plus, batteur de jazz), des lectures à voix haute, concocte un journal… Les élèves ne s’ennuient pas.

 

Pour autant, Ludovic Hary est-il un auteur comme les autres ? Non, il a sa voix, son propre langage. Dans Les Fuites de Greg Men, tout commence sur l’île de Sein, en face de la baie des Trépassés. Aucune année n’est citée, et pourtant, notre imaginaire ­historico-patriotique situe immédiatement la période : « Peu l’ont entendu la première fois. Peu connaissent ce militaire au nom si évidemment prédestiné qu’ils flairent le pseudonyme, le fier-à-bras, le gavé des syllabes s’écoutant parler. Mais lorsque, prévenu par le gardien du phare, ils se rassemblent autour du poste, ce 22 juin au soir, le gardien dit qu’il y a quatre jours, c’était la même voix : elle se faufilait depuis Londres, enjambait la Manche, elle lançait, quand tout semblait perdu, ses consignes à venir la rejoindre, elle demandait si l’espérance devait disparaître et d’elle-même répondait non. »

 

Le longiligne Ludec Men, 17 ans, lui qui se « consume de désir » pour Simone, la fille du cafetier, lui qui rêve de « lever ses jupes, pétrir ses hanches », y est, au café du port, ce 22 juin. Il est de ceux qui vont répondre à l’appel : « il fera partie du dundee qui dans la nuit du 24, au soir, partira d’Audierne, passera par Sein, et de là appareillera pour l’Angleterre, peuplé de vivres, d’armes, et d’hommes doués d’une morale partagée tout simplement entre cela se fait et cela ne se fait pas… » Le serment fait à Simone, il le tiendra et, en 1952, Greg apparaît au monde, fils de Simone et de Ludec (pilote de ligne sur le Paris-New York).

 

En avril 1968, Greg Men est déjà pilote comme son père. Mais lui vole sous la coupe d’un Américain (aviateur et astronaute) nommé Neil, « pressenti pour une mission spéciale it’s a secret… » Descendu du ciel – n’étant pas fils à papa – il fait halte à Berkeley où « la fumée grimpe lentement, montgolfière emportant loin les pensées, les ultimes neurones lucides, les dernières pelures de conscience », où « une main prend la guitare et lance des riffs rageurs glorifiant les Vietnamiens ». Puis il passe la nuit du 10 mai 1968 à Paris, à ravitailler « en pavés les camarades adossés à la fournaise, ce ragoût de Simca et de Peugeot couchés sur leurs portières, baignant dans la neige carbonique des pompiers ». Lorsqu’un « tube Citroën tousse », lorsque « le feu prend au pare-brise », lorsque « l’habitacle monte en température et pouffe comme un vieux thermostat », enfin lorsqu’il y a déflagration, une femme est au sol, en sang. Nora est son nom, elle a failli mourir, mais en 1971, elle donne naissance à une petite Fleur, dont le père est Greg, et le grand-père Ludec.

 

Greg Men peut-il s’assumer père ? Responsable de quiconque ?

 

Greg Men est-il un enfant roi, a-t-il un ego sans égal ? La France est-elle encore un royaume, deviendra-t-elle son royaume ? Car plus que voler, planer, aimer, paterner, Greg Men a le désir fou d’être roi de l’Hexagone.

 

Dans le cadre de l’histoire, du 18 juin 1940 au 10 mai 1981, Ludovic Hary chahute ses personnages : ils sont le muscle et le nerf des événements, le souffle et la pensée de leurs propres existences, la mise au monde et la finitude de leur être, l’amour et l’amitié à l’autre. Il leur attribue une permanente fonction politique, quoiqu’ils fassent. Même lorsqu’ils contemplent « les nuages, des cirrus, des ornières de ciel mères de précipitations », lorsqu’ils découvrent «  ce bidonville à quelques pas de demeures opulentes » (et le monde qui permet ça !) ou décrivent les taxis comme une «  vaste oreille comme le théâtre d’Épidaure », et qu’ils écoutent une clameur qui monte, se densifie, se fait joie et presque rage.

 

Hary écrit un roman d’amour à la littérature, celle qui donne mot à l’imaginaire des mots, et qui, les yeux dans les yeux, à l’horizontale, en face-à-face, raconte la poésie des êtres humains. Il compose une fresque musicale, le jeu grammatical s’adaptant au tempo, soit sur le temps, soit laid back comme le pianiste Bill Evans qui joue « derrière le temps » ou souvent up beat, voire sur les contretemps, toujours syncopé. Son style est constamment habité par le groove, cette énergie cinématique qui pousse la phrase musicale vers l’avant. Une épopée jubilatoire !

 

Jean-Marie OZANNE