Lire ➾ Les polars

 

Déliquescence, misère et mafia

 

De la grande truanderie dans une Albanie à la dérive, chez Danü Danquigny, ou dans une grise ville de province, avec Noëlle Renaude.

Les ventes de livres ont chuté de plus d’un tiers ces dernières semaines, en dépit d’une augmentation historique des achats numériques. S’ajoutent des parutions à l’arrêt, une vague annoncée de faillites de libraires indépendants et de petits éditeurs. Des voix pieuses s’élèvent : halte à la frénésie de publications (dont une flopée de daubes !), il faut privilégier des circuits courts, un meilleur accompagnement des auteurs. Rêver, peut-être… Sur des étals où la place est comptée, un livre chasse impitoyablement le précédent. Espérance de vie limitée où guette l’injustice. Retour sur deux sorties hexagonales préconfinement. Des écrivains débutants y ont mis leur âme, des éditeurs ont misé sur eux. Soutenons-les…

 

Avec Les Abattus, la dramaturge Noëlle Renaude signe un premier roman saisissant. Un récit en trois parties qui se répondent et s’enrichissent cruellement : les vivants, les morts, les fantômes. Trois étapes incandescentes, entre 1960 et 2018, de la vie d’un narrateur dont l’identité ne nous sera jamais révélée. Pas plus que le lieu, grise ville de province où il survit. Difficile de résumer ce texte foisonnant où il importe de se laisser entraîner par un phrasé singulier, mêlant péripéties, pensées et discours. Tempo subtil et ironique autour d’une existence poisseuse, dysfonctionnelle, lardée de violences subies, entre tourments cachés et banalité de la mort. Un destin de douleur muette ancré dans une pauvreté économique, une misère intellectuelle, dont la fin n’oublie pas de renouer tous les liens entre les nombreux personnages. Le roman noir vient de se trouver une nouvelle voix totalement atypique. Et rares sont les livres où l’on sent les étangs respirer sous la lune…

 

Premier polar aussi pour Danü Danquigny. Août 2017 : Arben est de retour dans son Albanie natale après vingt ans d’exil en France où il a élevé ses deux enfants. Il revient pour se mettre en paix avec lui-même, régler ses comptes avec ses amis. Et venger la mort de Rina, sa femme assassinée, meurtre qui l’a contraint à la fuite… La rage qui anime Arben remonte à ses plus jeunes années.

 

Dans les années 1970, il joue avec ses trois copains dans les rues froides de Korçë. C’est le temps de la dictature d’Enver Hoxha, de la police politique et des mouchards. Les adultes souffrent en silence, les gosses se débrouillent. Un petit larcin, quel mal quand rôde la famine ? Dans la déliquescence du régime, le quatuor glisse sur la pente de magouilles et de trafics autrement plus lucratifs. La chute de la tyrannie amène un faux vent de liberté. Dans le chaos fleurissent des mafias dénuées de toute moralité. Une aubaine pour Arben et sa bande : amasser un maximum de fric avant de s’évader d’une patrie défigurée. Mais le parcours criminel va tourner court… Avec une chronologie éclatée parfaitement maîtrisée, le livre enchaîne des chapitres implacables, suffocants, sur la destinée féroce et violente de quatre gamins devenant naturellement truands. Allégorie d’un pays ravagé et de son peuple meurtri. C’est aussi le parcours d’un homme, pris au piège de son passé, à qui la soif de vengeance apportera amertume et désillusion… Danü Danquigny met au service de cette histoire âpre une plume sobre, à la force envoûtante, que l’on aimera retrouver…

 

Des auteurs naissent, d’autres hélas nous quittent…

 

Maj Sjöwall (1935-2020) a conçu, avec son mari Per Walhöö (1926-1975), un cycle de dix romans autour de flics de la brigade criminelle de Stockholm, sous la direction de l’inspecteur Martin Beck. Les intrigues, au ton désenchanté, dressent un constat implacable sur le « paradis suédois », présenté alors comme un modèle. Un des meilleurs exemples du polar sociologique…Georges-Jean Arnaud (1928-2020) était un de nos derniers romanciers populaires. Le succès considérable de La Compagnie des glaces, épopée postapocalyptique qui fait date dans la science-fiction française, a quelque peu éclipsé ses polars, qu’il qualifiait de « romans d’humeur ». Dans des suspenses reposant sur une rare économie de moyens (peu de personnages, décor presque unique, écriture épurée), il s’est livré à une critique impitoyable de la société française de la fin du XXe siècle, prenant toujours fait et cause pour les démunis et les opprimés. Hélas non réédités, ses livres sont à glaner chez les bouquinistes ou sur les brocantes, dès qu’on aura le plaisir d’y flâner de nouveau.

 

Serge breton

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

Noëlle Renaude, Les Abattus, Rivages, 2020, 409 pages, 20,90 euros.

 

Danü Danquigny, Les Aigles endormis, Gallimard, 2020, 214 pages, 18 euros.

 

•  Maj Sjöwall et Per Walhöö, Cycle Martin Beck (1965-1975) disponible en poche chez Rivages/Noir.

 

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