Congés ➾ Au prétexte de l’équité

 

Par accord ou décision unilatérale, les entreprises peuvent imposer des jours de congé ou de repos. En reportant ainsi les efforts, non sur les actionnaires, mais sur les salariés.

C’est avec un bel appétit que certains s’enthousiasment pour un futur monde digitalisé et sans contact. Dans ce monde post-virus, les stratégies d’adaptation à la vie confinée sont installées. Les télétravailleurs continuent de l’être en récréant chez eux les open spaces abandonnés dans les entreprises au nom de la distanciation sociale. Les outils numériques sont pleinement mobilisés pour des achats délivrés en « click-and-collect ». Dans les entreprises, les négociations en mode « confiné » survivent à la crise sanitaire : vitesse express, à distance, avec des syndicats eux-mêmes isolés et sous la menace d’une décision unilatérale de l’employeur. Avec la loi d’urgence sanitaire et la promulgation, le 25 mars, de l’ordonnance « temps de travail » (congés payés, durée du travail, jours de repos…), nous y sommes déjà, en partie. Possibilité, par accord, d’imposer les dates d’une partie des congés payés ou, par décision unilatérale, la prise de jours de repos (Rtt, jours prévus dans les conventions de forfait…)…

 

Des sacrifices pour les « héros » du réseau

 

Les employeurs ont rapidement tenté d’utiliser ces nouvelles opportunités en vigueur, d’ailleurs, jusqu’au 31 décembre. Pour des négociations menées en un temps record, comme chez Orange – à peine trois demi-journées, par téléphone, pour aboutir en une semaine à un accord signé par la seule Cfe-Cgc, donc invalidé. Le contexte, il est vrai, est très particulier :

« Avec l’impossibilité de pouvoir mobiliser les salariés, on rentre en négociation sans rapport de force, avec une intersyndicale qui éclate au premier échange et une direction qui a obtenu les pleins pouvoirs du gouvernement »,

note Fabrice Fort, délégué syndical central Cgt de Renault Trucks. Faute d’accord, c’est sur décision unilatérale qu’Orange a finalement imposé aux salariés la prise de 10 « journées de temps libre » (Jtl) d’ici le 31 décembre, dont un certain nombre, différent selon les catégories de salariés, devaient être posées durant la période de confinement.

 

Rien n’obligeait l’entreprise à le faire, pas même l’ordonnance du 25 mars dont l’application est prévue (article 2) « lorsque l’intérêt de l’entreprise le justifie eu égard aux difficultés économiques liées à la propagation du Covid‑19 ». Ce n’est pas le cas d’Orange, fortement sollicitée pour répondre à une intensification de la digitalisation des entreprises et de l’usage du réseau, comme l’explique Béatrice Legrand, secrétaire de l’Union fédérale des cadres de la fédération Cgt des Activités postales et de télécommunications (Fapt-Cgt) :

« Environ 90 % des salariés télétravaillent et il n’y a pas de chômage partiel. Le Pdg, Stéphane Richard, n’a d’ailleurs cessé de dire que l’entreprise tenait le coup, en félicitant notamment les “héros” du réseau. »

Le secteur des télécoms est en effet peu touché, confirme la Cgt d’Orange Business services où, pourtant, un accord a été trouvé avec la Cfe-Cgc et la Cfdt pour contraindre les salariés à prendre 13 jours pendant la crise.

 

Pour les cadres au forfait, c’est un total de 16 jours qui peut être imposé en vertu de l’ordonnance du 25 mars 2020 (voir encadré) comme si, d’ailleurs, le télétravail était une partie de plaisir (voir Options n° 656). « En réalité, ils sont à la fois victimes et vecteurs de cette politique de congés contraints, en subissant eux-mêmes ce que l’entreprise leur demande d’imposer aux autres », souligne Jean-Luc Molins, secrétaire national de l’Ugict-Cgt, qui alerte sur les conditions de la sortie de crise avec, notamment, la possibilité de déroger aux durées maximales de travail données aux entreprises « relevant de secteurs nécessaires à la sécurité de la nation et à la continuité de la vie économique et sociale  », comme les télécoms. Après l’avoir envisagé dans le texte de l’accord, la direction d’Orange a abandonné l’idée. Mais jusqu’à quand ? Béatrice Legrand s’inquiète d’une situation extrêmement complexe à gérer par des cadres déjà épuisés professionnellement et privés de leur part variable. Une situation source potentiellement de grandes tensions entre salariés :

« Dans les mois à venir, explique-t-elle, la prise de congés pourrait être conditionnée à une double validation du n + 1, le cadre de proximité, et du n + 2, plus stratégique. Cela se traduirait par des choix mal compris car difficilement lisibles. »

 

La direction d’Orange, qui ne recourt pas au chômage partiel, dit vouloir prendre l’ensemble de ces dispositions par « solidarité ». Mais de quelle solidarité parle-t-on ? Chez Renault Trucks, où un accord d’accompagnement de l’activité partielle a été conclu, le double argument de « la solidarité » et de « l’équité » est également avancé par la direction. Mais « elle oublie de préciser qu’il s’agit d’une solidarité entre salariés », souligne la Cgt. Deux systèmes sont mis en place : une augmentation de l’indemnisation de l’activité partielle à hauteur de 92 % du salaire net pour les salariés non cadres, associée à la possibilité de monétiser des jours de congé ; le maintien d’une indemnisation à 100 % pour les cadres au forfait, prévue dans la métallurgie en « compensation » d’une augmentation de leur temps de travail, mais financée par un don de jours à l’entreprise, sur la base du volontariat. Sans ce don de 0,4 jour pour 5 jours d’activité partielle, leur rémunération est ramenée à 92 %.

 

Solidarité : où est celle des actionnaires ?

 

« Au cours de la négociation, la Cgt a proposé de rémunérer l’ensemble des salariés à 100 %, ce qui représente une somme modeste – environ 5 millions d’euros pour 20 jours d’activité partielle – au regard des 600 millions d’euros de dividendes annoncés. La direction a refusé, par principe »,

explique Fabrice Fort. Après avoir sondé des salariés de différentes catégories et consulté les syndicats dans les établissements, la Cgt a décidé de signer essentiellement pour acter la solidarité des cadres envers les non-cadres, permettant un rééquilibrage des salaires :

« Dans la période, il faut être très lucide sur ce que nous sommes en capacité de faire bouger. C’est un accord du moindre mal, négocié pour une durée limitée, jusqu’au 3 juillet »,

souligne le délégué Cgt en insistant sur les contreparties obtenues et actées dans l’accord : le versement de l’intéressement et des augmentations individuelles aux dates prévues ; l’engagement écrit de l’entreprise «  à ne pas utiliser, en parallèle, la possibilité qui est lui offerte par l’ordonnance d’imposer la prise de jours supplémentaires de congé par décision unilatérale ».

 

Mais où est, alors, la solidarité des actionnaires ? s’interroge l’Ugict-Cgt dans un communiqué. Alors que ces derniers « captent en moyenne 35 à 40 % de la valeur ajoutée, et que les dividendes versés battent de nouveaux records chaque année, ces accords ne prévoient en général aucune mesure de suppression ni même de baisse des dividendes qui, à eux seuls, suffiraient largement à assurer le financement du chômage partiel des salariés », explique-t-elle. C’est le cas notamment chez Renault Trucks, où aucune décision n’a été prise, dans l’attente de l’assemblée générale des actionnaires reportée à juin. Idem chez Orange business services, où la Cgt souligne que si «  la situation économique de l’entreprise était préoccupante, la première mesure à prendre aurait été de suspendre le versement des dividendes ». Au lieu d’imposer des sacrifices à des salariés déjà sous forte tension et de reporter, sur eux seuls, les risques liés à la crise.

 

Forfaits

 

Avec l’ordonnance du 25 mars 2020, un salarié au forfait jours peut se voir imposer la prise de 6 jours de congés payés et de 10 jours de repos ou de Rtt, soit 16 jours au total. Cela concerne la moitié des cadres et 200 000 professions intermédiaires. Si les cadres au forfait bénéficient de jours de RTT supplémentaires, c’est pour compenser des durées hebdomadaires de travail qui atteignent quarante-six heures et trente minutes, a montré une étude de la Dares, bien au-delà de la durée légale et davantage que les durées maximales autorisées. C’est ce qui a valu à la France d’être condamnée à quatre reprises par le Comité européen des droits sociaux, suite à une plainte de la Cgt et de son Ugict, pour non-respect de la Charte européenne des droits sociaux.

Christine Labbe

 

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