Portraits ➾ Des cadres très… présents

 

Un effet de loupe colossal sur le rôle des services publics et des emplois sous-rémunérés du commerce et des services. Une mise en lumière qui devrait également concerner les organisations du travail, celles et ceux qui les pensent et les mettent en oeuvre.

Non, ils n’ont pas tous travaillé à l’abri « derrière leurs ordinateurs ». Ce cliché, l’un des nombreux qui ont accompagné la vague du télétravail, ne résiste guère aux faits. Esquisses de trois situations de cadres « en présentiel »…

 

Dans le monde à rebours de la crèche confinée

 

Hélène, fonctionnaire de la Ville de Paris, a « fait tourner » une crèche durant le confinement. Comme directrice et avec les mêmes responsabilités que durant l’« avant » : encadrement des agents, sécurité des bâtiments, tâches administratives et budgétaires, sans jamais perdre de vue ni les enfants ni leurs parents… dans un contexte bouleversé par la peur et les mesures d’hygiène.

« Je n’ai pas saisi tout de suite. Les injonctions se succédaient : lavez les mains, utilisez du gel, gestes barrières, masques… On a fermé et puis on a rouvert, pour accueillir les enfants de soignants. »

 

Hélène forme une équipe en fonction des disponibilités familiales et de transports des unes et des autres, afin d’animer ce qui est devenu une crèche à rebours.

« Il a fallu tout changer : notre mode de fonctionnement, nos rapports aux parents, tout. Avant, on faisait corps avec le bébé, c’était physique ; on accueillait les parents en prenant le temps de s’informer mutuellement, le matin sur la nuit et le soir, sur la journée. On faisait attention à l’hygiène, c’est le cœur du métier, mais sans avoir à s’écarter les unes des autres… Tout s’est inversé : s’occuper d’un bébé en portant un masque crée une distance. Pas question non plus de laisser les parents rentrer dans les locaux, ni d’échanger avec la personne qui prenait leur petit en charge. Pour nous, il y avait aussi le fait qu’ils étaient tous soignants, donc potentiellement contaminés et contaminants… Ils arrivaient fatigués, stressés, les nerfs à fleur de peau. Le travail consistait aussi à les rassurer, à les délester du souci de leurs enfants, tout en restant intransigeantes sur la sécurité. Celle des uns et des autres. »

 

Pour ce faire, l’équipe réinvente ses pratiques : elle mobilise la photographie, affiche dans le sas – sans risques – les portraits de celles qui s’occupent de tel ou tel enfant. Le téléphone permet de leur raconter ces détails qui font la complicité, la confiance.

« Se réinventer nous a aidés à marcher dans la peur, dit Hélène, qui n’en regrette que plus vivement l’attitude de son administration. La continuité de nos structures durant la crise, c’est nous. Malgré quoi, nous avons été très peu associées à la réflexion sur la réouverture, sur les conditions du redémarrage. Comme si on se dépêchait de fermer la parenthèse, d’oublier notre expérience. Comme cadre de terrain, je suis persuadée qu’il faudra bien finir par en tenir compte. »

 

Dans la jungle du télétravail des autres

 

Sylvie, à la fois ingénieure et administrative, a été convoquée en urgence un dimanche après-midi dans le bureau de son directeur général, et s’est vu charger de faire basculer en un temps record dans le télétravail les 1 700 professionnels qui relèvent de l’établissement public départemental dont elle dirige les systèmes d’information. Priorité des priorités : assurer les payes, les contrats, les factures. Ainsi résumé, c’est simple. L’institution en question gère 15 établissements employant chacun 15 personnes et prenant en charge quelque 800 hébergements sur le département, à destination de la petite enfance, de l’enfance, de mineurs non accompagnés, de personnes en semi-autonomie. Dans la réalité, une vaste diversité de matériels – parfois incompatibles –, de générations, d’équipements familiaux, d’accès Internet et de tâches… C’est un casse-tête.

 

L’ingénieure trouve des solutions, les met en place ; l’administrative se polarise sur la sécurité. Celle des salariés, celle des transmissions :

« Il fallait mettre des outils en place. En théorie, chacun peut travailler chez soi sur son ordi, d’accord. Mais nous, on travaille sur du sensible ; on ne peut pas tout faire ! Les informations que nous faisons circuler touchent à la vie des jeunes, à l’intime… ».

 

Commence alors tout un travail de distribution et de reconfiguration des matériels : on installe un tunnel sécurisé compatible avec le wifi, ce qui suppose de régler les conflits techniques qui se présentent ; on met en place une assistance téléphonique ; on achète des clés wifi… Cette première phase terminée, on passe à la seconde, qui consiste à permettre à nouveau aux parents et aux jeunes de communiquer entre eux, de suivre leur scolarité… Là encore, les mises en œuvre sont compliquées :

« Installer des visioconférences dans les foyers de vie, acheter des tablettes, les préparamétrer, acheter des routeurs 4G, travailler avec des ateliers pour installer les applications de visio, tout cela nécessite à un moment d’aller sur place pour mettre en œuvre. Les solutions, ça n’est jamais uniquement comme dans la tête. »

 

La santé, au jour le jour, au ras des rails

 

Guillaume est gestionnaire de moyens. Cet agent de maîtrise fournit aux chantiers ferroviaires les machines nécessaires à la maintenance et la réparation des caténaires. Après avoir attrapé le Covid‑19 et subi quatorze jours de confinement, il a repris fin mars un travail qui implique une relation suivie avec une équipe – 23 agents hors pandémie – et des contacts fréquents avec les autres acteurs du chantier. Il réalise vite l’ampleur des changements. Tout est rendu plus difficile, plus hésitant. Procédures professionnelles et gestes barrières ne vont pas de soi. Le travail s’avère ensuite inséparable des nouvelles procédures de sécurité et, surtout, de leur contrôle. Responsable Cgt, Guillaume s’en tient à la consigne syndicale « pas de protection, pas de travail ». Il accompagne son dirigeant de pôle dans la désinfection des ordinateurs, claviers, souris, stylos, s’assure que chaque chose est à sa place, que tout puisse être nettoyé avant chaque prise de service.

« On a ensuite organisé l’absence de contacts : déambulations fléchées, passage de consignes par téléphone. »

Les produits font défaut : il faut se démener pour trouver des lingettes normées, du gel hydroalcoolique en suffisance. Guillaume insiste pour qu’on leur fournisse des masques, seule protection qui couvre le trajet domicile-­travail. Enfin, la charge est énorme : « Pour un coup de téléphone que je prenais, j’en avais quatre en attente. On faisait huit heures en six, alors on n’avait guère le temps de parler », se souvient-il. D’autant que l’organisation du travail a été chamboulée :

« La plupart des présents ont l’habitude de travailler à l’année, de maîtriser leur programme. D’un coup, leur horizon se ramenait à la semaine, devenait fluctuant, compliqué. »

 

Guillaume réussit à mettre en place des équipes et un rythme qui permettent à chacun de savoir qui travaille et quand. Juste à ce moment tombe l’ordonnance gouvernementale qui impose les repos compensateurs de cinq jours.

« Les collègues ont été pris entre l’arbre et l’écorce. D’un seul coup la direction de l’entreprise a redécouvert l’intérêt public, l’intérêt national, s’est faite moralisatrice. On était en train de prendre des risques pour assurer la production et voilà qu’on nous faisait en même temps la leçon et les poches ! »

 

La peur l’emporte. Mais l’affaire passe mal, et Guillaume en est persuadé : « cela laissera des traces. »

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