INDUSTRIE : Le cas de BERLIET

Berliet (1944-1947)

Un article d’André Jaeglé

« Un grand nombre de travailleur a suivi avec attention et sympathie la marche d’une grande entreprise française, la Société des automobiles Berliet, laquelle, depuis la libération en septembre 1944 fonctionne en marge des règles classiques du système capitaliste, sous la direction exclusive des travailleurs organisés dans la C.G.T., ceux-ci étant responsables devant les seuls pouvoirs publics. »

Ces mots sont extraits de « Travail & Technique » (n°11, mai-juin 1947), la publication mensuelle de ce qui s’appelait encore le Cartel confédéral des cadres de la CGT. La reconstruction du pays, de son économie au lendemain de la guerre doit mobiliser toutes les énergies. Le journal consacre chaque mois ses deux pages centrales (sur un total de 12) à « La France au travail ». Cela commence avec « L’effort de reconstruction de la SNCF » (juin 1946), « La restauration des usines et réseaux électriques » (juillet), « La reconstruction et l’urbanisme » (août-septembre), « La propulsion à réaction » (octobre), etc. Une photo, bien que dégradée par la grossièreté de la trame, donne à voir ce qu’il reste de l’usine de Vénissieux (près de Lyon) en septembre 1944 après les bombardements des armées alliées.
L’attitude constructive de la CGT a revêtu des formes variées au cours de son histoire. On ne vise pas ici de la manifestation purement symbolique d’une idéologie mais le réalisme devant les faits. L’article, signé Marcel Mosnier, administrateur provisoire, présente les résultats de trois ans de gestion cégétiste.

Les résultats industriels, d’abord :
« […] de 20 châssis de 7 tonnes en septembre 1944, la production passait à une moyenne mensuelle de 141 en 1945, 240 en 1946, et atteint actuellement 355 véhicules. Partie d’un véhicule unique, la gamme actuelle comprend des camions de 5, 7 et 10 tonnes, des autobus urbains et interurbains, un trolleybus. »
Les effectifs auront plus que doublé, passant dans la même période, de 3800 à 7800. Cela n’a pas été sans un vigoureux effort de réorganisation : reconstitution des services d’études, condition pour la création de matériels nouveaux : un prototype est annoncé pour les débuts de 1948 ; accroissement de la puissance des véhicules, de leur maniabilité, de leur durée de vie (pas de politique d’obsolescence programmée, on s’en doute) ; standardisation ouvrant la voie à des véhicules industriels lourds. La nécessité de faire face à la concurrence américaine entre dans la définition de cette politique.

Les résultats économiques maintenant :
« Les bilans des trois années écoulées (1) ont été clos avec des résultats positifs et, à celui de 1946 apparaît un bénéfice net de 34 millions(2), après répartition au personnel de 40 millions et constitution d’importantes réserves pour le renouvellement de l’outillage et des stocks, […], la modernisation des machines-outils »
Il faut préciser ici que le statut juridique de l’entreprise (société placée sous séquestre (3)) la privait du recours à l’épargne et aux aides de l’État. C’est du moins ce qu’affirme Marcel Mosnier.

On en arrive aux résultats humains, les plus significatifs, aux yeux de l’auteur. « Une usine humaine » annonce le sous-titre :
« Les résultats matériels ne sont pas les seuls qui importent à nos yeux. Ils ne sont que les moyens de parvenir à des améliorations sur les plans social et humain, le but final étant, par la création de conditions matérielle favorables, l’épanouissement de la personne humaine. Pour cela beaucoup de soins ont été consacrés aux questions sociales, dans un esprit exempt de paternalisme, et en remettant aux intéressés eux-mêmes, dans le sein des organisations syndicales, la responsabilité de conduire et développer les différentes institutions nées des initiatives de tous. »

Passons sur la médecine, les sports, et relevons ce qui suit :
« Une vaste propriété a été acquise dans les montagnes lyonnaises et est aménagée pour y recevoir les convalescents de l’entreprise et 400 enfants du personnel. La ferme produit et distribue aux nourrissons un lait pasteurisé et riche qui accélère leur développement et fournit aux cantines du personnel de la viande bovine et porcine qui permet d’améliorer les menus quotidiens. »
En lisant ces phrases aujourd’hui, ceux qui ont vécu cette époque peuvent témoigner de leur signification aux yeux du lecteur contemporain. Les derniers tickets de rationnement n’ont été supprimés que le 1er décembre 1948. On faisait boire du lait aux enfants dans les écoles.

La direction provisoire accorde une importance essentielle à ce qu’elle appelle « la formation intellectuelle » :
« Grâce au concours des ingénieurs et cadres de l’U.N.I.T.E.C., des cours professionnels (dessin, mécanique, généraux (langues, français) ou ménagers (cuisine, coup, puériculture), accueillent tous ceux qui veulent augmenter leur bagage de connaissances. Les inscrits de 1946 ont doublés par rapport à 1945. […] la formation professionnelle s’élargit : augmentation des effectifs de jeunes, création d’un véritable cycle de perfectionnement de deux ans et d’un second de même durée, suivant l’apprentissage proprement dit, formant des ouvriers hautement qualifiés et les préparant aux postes de maîtrise. »
Et pour finir, quid de l’intéressement ?
« En octobre 1946, nous avons mis en application une formule intéressant la totalité du personnel à la bonne marche générale. Il a été décidé qu’un tiers des résultats bénéficiaires mensuels seraient répartis dans la proportion des coefficients hiérarchiques, afin que du manœuvre aux directeurs, tous soient matériellement intéressés à utiliser au mieux leur temps, les produits, l’énergie, les matières premières et les machines. Cette prime, dite prime ‘de production et de gestion’ a donné des majorations de salaires qui ont varié de 9,2 à 16,2 % »

Concluant son article, après quelques considérations sur le sens des responsabilités susceptible de se développer lorsqu’on échappe à l’exploitation capitaliste, Marcel Mosnier livre son ambition en caractères gras :
« Il appartient maintenant au législateur de décider si cette expérience se poursuivra et fera ses preuves définitives, dans le cadre d’un statut définitif, ou si elle retournera au secteur capitaliste privé. Les travailleurs de l’entreprise se sont déjà, et avec force, prononcés. »

Nous sommes au printemps 1947. Le programme du Conseil National de la Résistance (14 mars 1944) n’avait que trois ans. Ce qu’il est advenu, on peut en avoir une idée en lisant les pages ci-après, trouvées sur la toile
Berliet sur Wikipedia : « Une autre histoire »

La France déclare la guerre à l’Allemagne le 3 septembre 1939. Au prétexte qu’« aucune mesure n’a été prise pour la mise en route des fabrications de guerre », les usines Berliet sont réquisitionnées le 30 septembre sur ordre de Raoul Dautry, ministre de l’Armement. Il place à leur tête l’ingénieur général Carré et le polytechnicien Maurice Roy, ingénieur en chef des Mines. Ils obtiennent, en décembre, les crédits pour les commandes de tours nécessaires à la fabrication d’obus – refusés à Marius Berliet en septembre. Le premier lot de 1 200 obus est livré le 4 juin 1939. Maurice Roy quitte l’usine le 18 juin sans donner aucune consigne au personnel. Marius Berliet peut revenir à Vénissieux.

Dans le souci de préserver l’emploi – 6 800 personnes – l’usine fabrique des gazobois mis au point entre les deux guerres et qui équipent les véhicules de la zone sud. Tout en étant en zone libre jusqu’en 1942, Automobiles M. Berliet subit les décisions prises par l’armée d’occupation en raison de l’installation, depuis les années 1910, d’une succursale-atelier située à Courbevoie en zone occupée.

L’organisme militaire allemand G.B.K. qui dirige et contrôle l’industrie et le commerce de l’automobile en Allemagne et dans les territoires occupés accorde  » les bons matières  » à condition que les véhicules ou pièces soient livrés à l’occupant pour un tonnage ou valeur équivalente. La production annuelle diminue entre 1940 et 1944 : 6 416 en 1940, 3 098 en 1941, 2 378 en 1942, 1 528 en 1943 et 996 en 1944. Dans la nuit du 1er au 2 mai 1944, l’usine subit un bombardement des forces alliées qui anéantit la Cité Berliet évacuée quelques jours plus tôt. Les dommages industriels sont relativement modestes à l’exception de la Fonderie.

Du 1er octobre 1940 au 31 juillet 1944, les 17 constructeurs français ont livré 116 917 véhicules aux autorités allemandes dont pour Renault 32 877, Citroën 32 248, Peugeot 22 658, Ford 10 620 et Berliet 2 389.

Le 3 septembre 1944, Marius Berliet est arrêté sans mandat judiciaire, les FTP réquisitionnent les usines Berliet, le Commissaire de la République à Lyon Yves Farge, s’appuyant sur la loi du 10 septembre 1940, place l’entreprise sous séquestre le 5 septembre et fait arrêter les quatre fils – Jean, Henri, Maurice et Paul – le 13 septembre 1944. Après deux années d’emprisonnement, Marius, Paul et Jean sont jugés en juin 1946 – Maurice et Henri n’étant passibles que de la chambre civique. Le 8 juin 1946, le prévenu Marius Berliet  » dit coupable d’avoir sciemment accompli un ou plusieurs actes de nature à nuire à la défense nationale  » est condamné à deux ans de prison, à l’indignité nationale, à la confiscation de ses biens et à une interdiction de séjour dans l’agglomération parisienne, les départements du Rhône et limitrophes. En raison de son état de santé, sa peine est commuée en assignation à résidence surveillée, sous surveillance médicale judiciaire à Cannes. Malgré l’exil, le vieillard, diminué par la maladie, reste pugnace. Entre 1946 et 1949, il rédige des centaines de lettres, tracts et brochures  » la Vérité sur l’affaire Berliet « ,  » Expérience soviétique chez Berliet  » qu’il envoie à des personnalités de l’administration, de la politique, du monde économique. Il décède le 17 mai 1949.

Le commissaire de la République à Lyon nomme un de ses proches, Marcel Mosnier, militant actif au parti communiste, administrateur séquestre d’Automobiles M. Berliet. Ce dernier, en s’entourant de deux personnes, forme un Comité de gestion approuvé par le Préfet du Rhône.
Le comité de gestion crée des organismes qui constituent un quadrillage syndical jusqu’au niveau des sections d’ateliers, le comité central d’entreprise, le comité social, les comités de bâtiments, les assemblées périodiques de compte-rendu. « L’union  » est le mot d’ordre constamment répété de cette nouvelle organisation, expérience de  » l’usine sans patron « , la plus grande opération de gestion ouvrière de l’après guerre.
Après quelques mois de motivation ouvrière, dès 1945, le groupe qui entraîne l’expérience et où les communistes sont en majorité se détache progressivement de la masse indifférente.

La production de deux modèles d’avant guerre, les types VDC et GDR, mais gazobois, puis en 1946 du modèle GDM et les études des années précédentes reprennent, l’effectif étant de 3 200 personnes. En 1945/1946 débutent les avant-projets d’études du camion 5 tonnes GLR.
Après le procès de juin 1946, Marcel Mosnier est confirmé dans ses fonctions en qualité d’administrateur provisoire par le communiste Marcel Paul, ministre de la Production industrielle.

Dans le contexte dégradé de l’année 1947, marquée par la baisse de la productivité, la crise de la qualité, l’exaspération croissante des cadres face au processus du noyautage communiste, une grève des cadres et techniciens éclate en novembre et décembre 1947. Un nouvel administrateur provisoire, Henri Ansay, SFIO, ancien chef de cabinet de Vincent Auriol, est nommé en remplacement de Marcel Mosnier le 10 décembre 1947. Henri Ansay ne souhaitant pas s’éloigner de Paris désigne un directeur général, Antoine de Tavernost basé à Lyon. Ils s’emploieront à réformer la direction de l’entreprise en supprimant ou mettant en sommeil les structures établies en 1944 et à tenter de restaurer progressivement la discipline. En 1948, la production s’élève à 4 079 véhicules.

À la demande de Pierre Lefaucheux, président de la Régie Nationale des Usines Renault (RNUR), Henry Ansay va reprendre, sans succès, les pourparlers de rapprochement entre Berliet et la RNUR, pourparlers qui avaient échoué trois ans auparavant.

Les revendications salariales donnent lieu à des grèves fréquentes, notamment en janvier 194967. La situation financière est tendue à la fois par les besoins de financement liés au lancement du GLR et à la baisse du carnet de commandes, donc des acomptes.

Par arrêt du 22 juillet 1949, le Conseil d’État saisi par la famille Berliet, annule l’arrêté du 1er août 1946 qui avait nommé Marcel Mosnier administrateur provisoire. Ipso facto, la nomination d’Henri Ansay devient caduque. Le 28 juillet 1949, celui-ci est maintenu dans ses fonctions par le gouvernement.

Il s’ensuit un bras de fer entre le Conseil d’État et le gouvernement qui se termine par l’arrêt du Conseil d’État du 28 décembre 1949 qui casse l’arrêté nommant Henri Ansay administrateur provisoire. Automobiles M. Berliet est restituée à ses propriétaires. Entre janvier 1947 et novembre 1949, le sort juridique de l’entreprise a fait l’objet d’une vingtaine de projets de nationalisation déposés au Parlement.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Berliet#La_décennie_1940

[1] Il s’agit donc des années 1944, 1945, 1946.

[2] ‘Millions de francs’ de l’époque, faut-il le préciser, donc à diviser par 665 pour se représenter la chose en Euros

[3] Le mot « séquestre » désigne à la fois une personne et une institution juridique. Le « séquestre » est la personne auquel un Tribunal confie le soin d’assurer la garde et l’administration d’un bien. La « mise sous séquestre » est la mesure conservatoire à caractère provisoire permettant de mettre  » sous main de justice » une somme d’argent, un bien meuble ou un bien immeuble pour le rendre momentanément indisponible jusqu’à ce que, ou bien intervienne une transaction entre les parties, ou bien jusqu’à ce que soit rendue une décision de justice. Elle intervient en général lorsque des personnes se disputent la propriété d’un bien.

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