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Conclusions

Marie -José Kotlicki

Pilote du Collectif Confédéral Recherche, membre de la Direction confédéra le de la CGT, co-secrétaire générale de l’Ugict-CGT

L’Intelligence Artificielle, au niveau de nos débats, nous voyons bien que c’est une des transformations majeures du numérique aujourd’hui et que l’association des techniques de cette Intelligence Artificielle, à la robotique d’une part et aux données de masse, la big data, d’autre part, conduit à des bouleversements gigantesques, qu’il s’agisse de l’emploi, de la qualification, des métiers, du management, des relations sociales, de la place de l’intelligence humaine, jusqu’aux équilibres mondiaux. Ces évolutions, nous l’avons vu encore dans nos débats, peuvent induire de grandes avancées de progrès pour l’humanité, telles les aides au diagnostic médical, la réduction des temps d’exposition au scanner, la suppression des tâches répétitives dans le travail, l’enrichissement, l’émancipation au travail, l’aide à la décision, ou bien exacerber les rapports de domination par la monopolisation des données, la captation totale de la plus-value en résultant par des grands groupes financiers apatrides, la remise en cause des libertés et de l’autonomie des individus, la re-taylorisation du travail, y compris du travail qualifié.

Nos débats ont permis de comprendre, ou en tout cas d’éclairer, ce qu’est l’Intelligence Artificielle, de faire la part de ce qui relève du mythe et de la réalité, tout en mesurant la dimension des profondes mutations qu’elle peut engendrer. En l’absence de tout déterminisme technologique, l’enjeu central reste bien de penser et de décider de la finalité de l’utilisation de ces technologies, comme de la répartition des gains de productivité en résultant. La CGT avance des propositions pour permettre aux salariés, aux citoyens, de peser sur ces transformations dans le sens du progrès social, sociétal et environnemental. Avec l’Intelligence Artificielle, nous sommes à l’entrée d’une civilisation nouvelle où se côtoient d’immenses espoirs et des risques aggravés. L’Intelligence Artificielle, c’est une discipline scientifique qui étudie l’intelligence humaine, soit. Ses applications visent à faire faire, aux machines, des activités qu’on attribue généralement aux animaux ou aux humains. L’Intelligence Artificielle peut simuler l’intelligence humaine dans certains domaines, voire la surpasser dans sa rapidité de calcul, à l’instar de Championnat de jeu de Go ou d’échecs.

Certains théoriciens supputent que les machines devraient dépasser, donc supplanter l’homme dans tous les domaines, résultant, selon la loi Moore, des performances des machines doublant un rythme exponentiel et des progrès de l’apprentissage automatique. C’est ce qu’ils appellent la singularité. Or, ce danger transhumaniste, existe-t-il vraiment ou relève-t-il de science-fiction teintée d’idéologie libérale rêvant de réduire, voire de ne plus avoir à rémunérer le travail ? Après la fausse prédiction qu’on a entendue, il y a des dizaines et des dizaines d’années, d’usines sans salariés, on aboutirait à une société hyper rationalisée, mathématique, robotisée, sans humanité. Nos débats ont montré qu’une chose était de simuler le comportement du cerveau et d’avoir des comportements, comme dans le livre qu’Ivan nous a présenté, probablement approximativement correct, mais autre chose est de le remplacer. Aujourd’hui, l’Intelligence Artificielle est supérieure à des capacités humaines sur quelques créneaux étroits et ciblés. L’intelligence humaine ne peut se réduire à une question de rythme ou de calcul et induit, nous l’avons vu et entendu, des sentiments, des émotions et de la conscience. L’intelligence humaine est liée à l’esprit et au corps, et surtout à leur interaction et à leur environnement. L’intelligence est donc collective. Un cerveau isolé est un cerveau infirme. C’est pourquoi le lien social est aussi important, ce que l’on ne remplacera jamais la machine.

Pour nous, à la CGT, la différence entre l’intelligence humaine et l’Intelligence Artificielle n’est pas quantitative, elle est qualitative. C’est le vivant qui porte le sens et pas le calcul. Nous avons vu que les progrès et la maturité de la science dans le domaine de l’Intelligence Artificielle liés au Big Data, lui permettent de développer de nouveaux produits et d’investir de très nombreux secteurs d’activité : la santé, la sécurité, la défense, les banques, les assurances, l’industrie, les transports, la communication, l’agriculture, et même l’art. Les économistes prévoient que, d’ici une dizaine d’années, les produits de l’Intelligence Artificielle atteindront jusqu’à 15 % de la production totale des biens mondiaux. Voilà de quoi aiguiser bien des appétits financiers.

Alors, quelles seront ou quelles sont les ambitions de la France dans le domaine de l’Intelligence Artificielle, pour ne pas perdre son indépendance décisionnelle sur les transformations de la société. Le rapport Villani recense 135 propositions pour, je cite, « une stratégie nationale et européenne en la matière », et constitue un modèle de développement éthique et responsable de l’Intelligence Artificielle. Cette vision soucieuse des utilisateurs d’une France leader de l’éthique de l’Intelligence Artificielle est l’axe principal du rapport. Si, à la CGT, nous partageons cette dimension sociétale de l’Intelligence Artificielle qui doit être au service du bien commun et de la société. Les indigences du rapport que nous avons remarquées, sur le développement de la politique industrielle, sur le devenir d’acteurs industriels Français de l’I.A., sur les investissements dans la recherche, risquent fort de nous cantonner à théoriser de bonnes intentions sans s’en donner les moyens. Il ne faudrait pas que ce rapport Villani serve uniquement à caler les meubles. D’ailleurs, Antoine Petit, patron du CNRS avec lesquels nous ne sommes pas toujours d’accord, mettait en garde sur le fait de vouloir être les spécialistes de l’éthique, certes, quand les Chinois et les Américains deviendraient les spécialistes du business, et au bout du compte, nous imposeraient complètement leur modèle.

Peser donc pour un développement éthique de l’I.A. et en être le leader, implique de maîtriser d’abord certains processus et filières industrielles, en particulier la filière des composants et des systèmes embarqués. Nos débats ont illustré la qualité de l’industrie française et européenne, à travers des sociétés comme ST MicroElectronics ou Soitec, ou encore les enjeux de l’informatique quantique dont nous n’avons pas eu le temps de bien parler, la qualité de la compagnie Bull alliée au CEA et à TerraTech, le Pôle Europe de simulation numérique, qui sera dans le peloton de tête des superpuissances informatiques dès 2020, mais à condition de faire en sorte qu’aucune OPA financière ne vienne dépecer, par unité, cette entreprise qui est aujourd’hui menacée, car nous dit-on, Bull n’est pas considéré comme une pépite financière. Certes, mais elle est une pièce maîtresse dans une politique industrielle nationale. Il est donc nécessaire, en tout cas pour la CGT, que la France, comme l’Europe, s’oppose à des opérations financières qui dépasseraient ces entreprises et filières et mettraient le pays, et l’Europe, en dépendance de puissance étrangère, obérant ainsi gravement toute possibilité d’un redressement d’une industrie nationale.

Réaffirmer le rôle de l’Etat afin de disposer d’une véritable politique d’indépendance suppose, selon nous, d’instaurer un grand programme volontariste orchestré par la puissance publique. Il faut tirer, nous disait-on dans le débat, les enseignements des succès obtenus dans l’aéronautique, le spatial ou le nucléaire, grâce à la mise en oeuvre de programmes publics d’ampleur qui ont permis, eux seuls, dans la durée, une qualité des efforts recherche, investissement, intégrant la pluridisciplinarité nécessaire pour développer l’I.A. Ce grand programme serait un tremplin pour dynamiser les secteurs de l’industrie et les domaines scientifiques et techniques. Il n’y aura pas de développement de l’I.A. en France sans un solide secteur de la recherche publique et privée. Or, si la recherche française est consacrée au premier rang mondial pour ses chercheurs en mathématiques et en Intelligence Artificielle, c’est l’ensemble de notre recherche qui est malade, menacée du fait de la faiblesse des investissements financiers et des moyens humains, y compris d’ailleurs dans le secteur de l’Enseignement supérieur et recherche, de l’explosion de la précarité, de la non-reconnaissance des qualifications, de l’opacité, mais aussi du coût des interfaces public-privé et du gaspillage des aides publiques.

Il est urgent d’y remédier et la CGT avance cinq grands axes propositionnels. Tout d’abord, concrétiser ses engagements européens en portant à 3 % du PIB, les efforts d’investissement dans la recherche, au minimum 1 % dans la recherche publique et 2 % dans le privé. L’enjeu de l’I.A. ne peut être relevé sans faire progresser le front des connaissances dans un large domaine. D’ailleurs, c’est même le commissaire de l’espace innovation de l’université du Medef qui le reconnaît lui-même, en venant de déclarer que les grands outils pour les entreprises qui ont recours à l’I.A. viennent principalement et essentiellement de la recherche académique. Cela suppose de rétablir les financements récurrents dans les organismes publics de recherche et d’enseignement supérieur. Une réussite industrielle de l’I.A. ne verra pas le jour non plus sans un investissement bien plus important du secteur privé en R & D, Recherche et Développement, notamment la Recherche et Développement de moyen et long terme. Or, la mise en place de politique d’incitation publique exorbitante pour la collectivité, plus de 10 milliards d’euros, est souvent utilisée pour diminuer le prix du travail et accroître la financiarisation plutôt que la recherche. On peut citer l’exemple – je sais qu’il y en a qui, pudiquement, n’ont pas cité les entreprises, mais je n’ai pas cette pudeur – de Sanofi, 7 milliards d’euros dépensés en dividendes et en actions, 120 millions d’exonérations au titre du Crédit Impôt Recherche et suppression de 35 % des effectifs en Recherche et Développement. Ou encore Airbus qui, après avoir empoché des dizaines et des dizaines de millions termes de Crédit Impôt Recherche et verser 3 milliards de dividendes en rachat d’actions, envisage de fermer le site de Suresnes, maillon important dans les technologies futures du Groupe. La CGT propose donc rationnellement une refonte du système d’aides publiques à la recherche privée en fonction des efforts d’investissement réel et en propre dans la recherche de ces entreprises et en emplois, en tenant compte d’un développement harmonieux des territoires.

Deuxième axe pour la recherche : investir dans les moyens humains et la reconnaissance et le paiement des qualifications. Il nous faut résorber d’urgence la précarité de l’emploi dans la recherche et rémunérer, à leur juste prix et non au prix le plus juste, les qualifications des docteurs, comme d’ailleurs de l’ensemble du personnel de recherche. En ce sens, nous soutenons la position du rapporteur de doubler, j’ajouterai a minima, les salaires à l’embauche. Je crois que le gouvernement émet un veto sur cette question.

Troisième axe : revoir les interfaces recherche publique et privée et créer des pôles de coopération dans les territoires. Le rapport Villani pointe, à juste titre, les difficultés de la recherche en amont à transformer ces avancées scientifiques en application industrielle et économique, ce qui renvoie, soyons clairs, allons au bout du raisonnement, à l’inefficacité globale des interfaces actuelles entre la recherche publique et le monde économique. La Cour des comptes a récemment épinglé toutes ces sociétés intermédiaires, telles que les SATT, les CVT, les IRT, qui se sont superposées aux dispositifs déjà existants dans l’enseignement supérieur et recherche, et qui présente, selon elle, des résultats très décevants au regard de la somme et des moyens investis. Ce véritable millefeuille de structures d’interface, dont le rapport Villani contribue à en créer de nouvelles, conduit à une opacité de l’utilisation des fonds publics, avec un foisonnement peu lisible, une faible insertion dans l’écosystème de la recherche et de sa valorisation, misant sur un modèle économique, l’autofinancement, qui de fait est déjà mis en échec. Alors, pourquoi s’entêter ? La CGT estime primordial que la colonne vertébrale des dispositifs d’interface passe par des grands groupes publics de recherche qui ont déjà un maillage sur les territoires. On pourrait d’ailleurs questionner l’utilité et l’intervention des CESER pour évaluer et solliciter ces dispositifs. Enfin, pour faciliter les transferts scientifiques et technologiques, notamment vers les PME et les PMI, on pourrait s’appuyer sur des pôles de coopération issus d’une transformation radicale des pôles de compétitivité.

Quatrième point : garantir la transparence et l’explicabilité systématique dans le secteur de l’Intelligence Artificielle. Boîte noire des logiciels, accès payant aux résultats de la recherche, secret des affaires, secret industriel, manipulation des données néfastes aux intérêts collectifs, constituent autant d’obstacles auxquels il faut s’attaquer pour disposer d’une Intelligence Artificielle maîtrisée et profitable à la collectivité. C’est pourquoi la CGT demande que la recherche, l’information, les logiciels et les bases de données soient en accès ouvert. C’est fréquemment revenu dans nos débats. Si la CGT adhère au fait que les systèmes de l’Intelligence Artificielle soit auditables, celle-ci doit couvrir, selon nous, tous les aspects, y compris ceux touchant à l’humain et au social. La création d’un Comité d’audit des technologies numériques et de l’I.A. doit inclure la participation des représentants des salariés et ne pas être réservé, comme dans chaque conseil ou comité, uniquement à des personnalités et au patronat.

Dernier point que je ne développerai pas : fournir l’énergie disponible en quantité suffisante. Nous n’en avons pas parlé, mais le développement de l’I.A. est très énergivore, avec le déploiement des calculateurs des centres de stockage, de traitement de données, d’objets connectés. Maîtriser le secteur de l’I.A., c’est assurer aussi la réponse aux besoins énergétiques, mais tout en diminuant les gaz à effet de serre, ce qui implique, là encore, en matière de recherche, une recherche ambitieuse dans ce secteur.

Si les applications de l’I.A. affectent tous les domaines, elles induisent des risques sociaux, éthiques et sociétaux aggravés de trois ordres :

  • la raréfaction du travail exécuté par les machines à la place de l’homme,
  • les conséquences sur l’autonomie de l’individu, en particulier sur sa liberté et sa sécurité,
  • les risques de monopolisation et de répartition inéquitable de rapports de domination, y compris dans le monde.

D’abord, l’impact sur l’emploi. La réfaction du travail au temps des algorithmes est devenue une des questions les plus cruciales que la société doit affronter au vingt et unième siècle. La première révolution industrielle était fondée sur l’automatisation des muscles humains et animaux. Aujourd’hui, il s’agit, pour partie, des cerveaux. Le travail humain sera-t-il inexorablement remplacé demain par les robots dans les usines et les algorithmes dans les bureaux et produire un chômage de masse ? Ou bien s’adaptera-t-il et se réinventera-t-il à travers une masse de nouveaux emplois pour faire face à des défis inédits, comme la réduction des émissions de gaz à effet de serre, la réduction des inégalités, la transformation des modes de production, des systèmes de transport, la préservation d’eau douce, l’optimisation des productions d’énergie et de biens, en fonction de l’intérêt réel des populations et non des profits de quelques-uns. Bref, vous le voyez, les besoins d’emploi ne manquent pas, mais une chose est sûre : la robotisation associée à l’I.A. va d’abord supprimer des emplois. France Stratégie, très optimiste, a estimé que cette automatisation toucherait et pourrait rayer 15 % des emplois de l’hexagone dans un premier temps. Certains métiers sont d’ailleurs particulièrement touchés et seront carrément éradiqués. 99 % des télémarketeurs seront remplacés par des chatbot, 99 % des caissières. Ce phénomène serait encore plus destructeur dans les pays en voie de développement. Deux tiers des emplois pourraient être supprimés en raison de mouvements de relocalisation provoqués par l’essor des robots industriels. Ce sont les emplois qui ne nécessitent ni empathie, les logiciels se comportent comme des sous-doués de l’interaction sociale, ni en contenus de matière grise importants qui seront promis à l’extinction. Par exemple dans la logistique, les robots permettraient d’obtenir 20 à 40 % d’économies de coûts, donc de suppressions d’emplois.

L’enjeu clé, c’est venu fortement dans nos débats, c’est d’inverser le mouvement actuel d’appauvrissement du contenu des emplois créés. La seule solution est le développement de la formation. Même si un haut niveau de qualif ication initiale reste la meilleure garantie pour l’emploi, la part de la formation tout au long de la vie doit s’accroître pour tous, afin de pouvoir s’adapter à des cycles d’innovation de plus en plus rapprochés. La prospective sur l’évolution des métiers par branche professionnelle avec les partenaires sociaux et les formations à développer, y compris au niveau de l’Education nationale, est une urgence économique et sociale. Nous demandons que cela se traduise par de véritables politiques de GPEC, de filières et de territoires. C’est le seul moyen pour éviter une polarisation du marché du travail avec des emplois intermédiaires, tenus par la masse des ingénieurs, cadres, techniciens maîtrise, mais qui déclinent, et un grand écart qui s’accroît aux deux bouts de l’échelle des activités précaires très peu qualifiées, non délocalisables, une précarité qui s’étend à de nouvelles formes d’emplois qualifiés sur des plateformes et une super élite très bien rémunérée de très haut niveau de qualification, mais aussi de très faible dimension. Un processus qui porte un creusement d’inégalité abyssal et un accroissement de travailleurs pauvres. Intensifier la formation nécessite aussi de porter l’effort consacré à l’enseignement supérieur recherche de 1,5 % au moins à 2 % du PIB pour tenir compte du glissement vieillesse technicité et de l’augmentation massive des étudiants. 360 000 étudiants supplémentaires sont prévus d’ici 2025.

Mais au-delà du niveau de l’emploi, l’Intelligence Artificielle conduit à une transformation radicale de nos emplois, des modes de management et de l’organisation du travail. Le Conseil d’orientation pour l’emploi estime que 50 % des emplois seraient susceptibles d’évoluer profondément. Or, il n’y a toujours pas de « dialogue social » sur ce sujet. Cela doit être un objet prioritaire de concertation et de négociation réelle, dans les entreprises et les branches, en prenant en compte d’abord l’expertise des salariés pour enrichir, redonner du sens au travail et mieux travailler. Les gains de productivité substantiels associés à l’I.A. doivent permettre de travailler moins et mieux. Afin d’enrayer un chômage de masse, il s’agit de réduire, de façon significative, la durée du travail financée elle-même par une répartition des gains de productivité. La CGT propose une nouvelle réduction du temps de travail à 32 heures hebdomadaires et la création de comités de suivi des gains de productivité dans les entreprises pour négocier leur répartition, comme ce que nous avons obtenu à la demande de la CGT de façon unitaire chez Orange, puisqu’il y a un comité de suivi de répartition des gains de productivité. Ce ne sera pas un long fleuve tranquille pour la répartition, mais ça existe.

Comme avec toutes nouvelles technologies du numérique, c’est donc toute la façon de travailler qui se transforme, l’organisation, les conditions de travail, les pratiques transversales, les synergies collectives, mais qui vont impacter de plein fouet les logiques managériales, percutant la verticalité des décisions du Wall Street management, la fuite en avant dans la baisse du prix du travail. Au final, c’est potentiellement une nouvelle approche de l’entreprise qui pourrait se dessiner et que nous portons. Avec l’Intelligence Artificielle qui conduit à faire de l’intelligence, le moteur de l’efficacité, l’entreprise serait un lieu d’intelligence et de créativité multiple. L’Intelligence Artificielle serait complémentaire de l’intelligence humaine pour produire un bien ou un service, donc de la richesse. Dans une telle perspective, la place de l’humain dans la recherche de l’efficacité devient centrale et stratégique. La CGT avance, dans ce sens, des propositions pour construire un management alternatif et en finir avec le Wall Street management. Je vous renvoie aux propositions de l’Ugict-CGT en la matière.

L’introduction de l’Intelligence Artificielle et des logiques du numérique vont aussi profondément transformer le rôle des RH et des managers de proximité. L’Ugict-CGT, Jean-Luc vous en a parlé, sur appel à projets de l’Anact relatif au numérique et à la qualité de vie au travail, a émis des propositions concrètes pour transformer le rôle des managers de proximité et des RH afin qu’ils puissent enfin jouer un rôle contributif, mais surtout exercer leur responsabilité sociale à l’ère du numérique. Plutôt que de fragiliser les trajectoires individuelles et nos systèmes de solidarité, nous voulons une I.A. prioritairement au service de la création de droits nouveaux, pour mieux et moins travailler, augmenter le lien social et renforcer les solidarités. Cela suppose de revoir profondément les relations sociales et le dialogue social, en panne aujourd’hui, non seulement entre direction et syndicats, mais dialoguer avec d’autres acteurs, comme les sous-traitants, les fournisseurs, les pouvoirs publics, les collectivités territoriales, les universités et les organismes de formation. Il s’agit réellement, en France, de revitaliser et de reconstruire un véritable dialogue social et sociétal où on reconnaît et on laisse toute la place aux organisations syndicales.

L’I.A. a aussi des implications sur notre vie privée. Il faut donc de la transparence, de l’éthique, du contrôle de la régulation. L’usage des technologies dites prédictives à partir de l’extraction et de l’analyse des données et comportements, en matière de police, de justice et de renseignement, pose de manière urgente le problème des libertés individuelles. Dans ce domaine, deux craintes se conjuguent : la question du devenir du libre arbitre et de la maîtrise des décisions sur la justice prédictive, par exemple, et les risques de reproduction de biais et de discrimination, d’autre part. C’est pourquoi nous opposons une forte intelligibilité des algorithmes. Expliquer un algorithme, c’est expliquer son objectif – on n’a pas besoin d’être un grand scientifique pour le comprendre – et les paramètres qu’il utilise pour atteindre la hiérarchie entre eux. Par exemple, si on prend un algorithme qu’on utilise pour la gestion des patients au sein d’un hôpital, quel sera le principal critère programmé ? La rotation des lits la plus rapide possible ? L’intervention dans le domaine de la santé ou du pénal sont, par ailleurs, des questions politiques au sens de l’impact social Collectif. Nous sommes attachés à veiller à ce que ces arbitrages politiques, véritables choix de société, ne soient pas confisqués au prof it d’une gestion purement quantitative par algorithme.

L’I.A. n’est pas une super intelligence qui dépasse l’homme et qui risque de lui faire perdre le pouvoir. Par contre, afin d’éluder leurs responsabilités et de supprimer des emplois, des personnalités politiques pourraient déléguer, à des machines, le soin de décider dans différentes situations. Là, de l’octroi de primes d’assurance, là, de la sélection des étudiants à l’université, nous voyons déjà ce que cela donne, ou encore de l’évaluation de la sentence des justiciables. Face à ces enjeux de démocratie, ne faudrait-il pas des échanges sur les usages de ces technologies entre les techniciens, les législateurs, les philosophes, les sociologues et informer les citoyens. La Cnil, chargée de veiller à la protection des données personnelles, réfléchi autour de ces questions éthiques soulevées par les algorithmes, faute de quoi, ce seront les algorithmes qui créeront le droit, en établissant des corrélations qui deviendront des normes intériorisées, sans débat démocratique, et le code fera loi. C’est pourquoi il faut encadrer, publier, contrôler l’utilisation des algorithmes pour circonscrire la croissance du big data et du prédictif dans la sphère régalienne, au risque de la réduction d’un Etat de droit déjà fort mal en point.

Concernant les libertés individuelles, la CGT souscrit au droit à l’oubli relatif à l’ensemble des données privées issues des réseaux sociaux. Comment stopper le profilage publicitaire des Gafam qui utilisent nos données personnelles ? La CGT propose une coopération européenne afin de créer un modèle alternatif au GAFA, éthique et responsable, sur l’utilisation des données. Vous avez vu qu’il existe déjà un opérateur alternatif à Google, Qwant, qui s’engage à garder la confidentialité des données personnelles. Enfin, la programmation de règles éthiques dans l’IA devient indispensable concernant la robotique. L’utilisation des robots par des humains peut être prudente ou criminelle. Par exemple, le cas des armes létales autonomes. Des chercheurs réagissent. En août, 100 chercheurs et responsables d’entreprises spécialisées dans l’IA et la robotique ont interpellé les Nations unies sur le danger des armes autonomes et appeler à la mise en place de normes internationales pour conjurer, je cite, « la menace d’une troisième révolution de la guerre ». Cette interpellation des chercheurs fait suite, à l’initiative début 2017, où plusieurs dizaines de chercheurs renommés réunis au sud de San Francisco, autour du thème de l’I.A. bénéfique, ont élaboré une charte de 23 points, appeler les principes d’Asilomar, concernant les évolutions de la recherche, aux côtés de grands axes, comme le bien commun, le respect des droits de l’homme et de la vie privée.

En résumé, je crois qu’on peut dire que notre colloque a illustré en quoi l’Intelligence Artificielle ne pouvait se réduire en aucun cas à une affaire de spécialistes, mais bien l’affaire de tous, car intervenante dans tous les domaines. Elle suppose toujours des choix en amont dans l’utilisation de ses technologies qui peuvent être implicites ou explicites, autoritaires ou démocratiques, sur le plan scientifique et technologique, économique, social, politique, éthique et culturel. La CGT a l’ambition d’une Intelligence Artificielle porteuse de progrès social pour toutes et tous. Elle doit continuer à faire des propositions, à les enrichir, à les débattre sur deux grands axes :

  1. le premier est pour faire face au risque de domination des grands groupes financiers qui peuvent contourner, avec des techniques comme la blockchain, des institutions, des Etats, des intérêts collectifs. La CGT doit avancer et avance des propositions de transparence, de contrôle démocratique, de co-construction de modèles alternatifs aux Gafam. Nous voulons combattre cette vision archaïque de la société à l’ère de l’Intelligence Artificielle, qui nous réduirait à des rapports contractuels d’individus isolés, une société d’entre soi, tribaux, en fonction d’intérêts particuliers qui pourraient s’opposer au bien commun.
  2. le deuxième axe des propositions de la CGT, c’est pour co-construire des droits et des interventions des salariés et des citoyens, afin qu’ils maîtrisent le sens de ces évolutions dans les lieux de travail, aussi bien que dans les territoires. Nous voulons et nous devons combattre ce mythe de la singularité. Cette notion de pseudo-déterminisme technologique qui ne fait, en réalité, qu’abonder les idéologies libérales castratrices du There is no alternative, au profit du tout financier.

 

Or, comme le proclamait le dernier Congrès de notre Ugict-CGT, rien n’est écrit d’avance et rien ne s’écrira d’avance sans l’intervention collective des salariés, des peuples et des syndicats que nous sommes. Bon programme et bon travail sur la base de ces pistes concrètes avancées et débattues à ce colloque.

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