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Table-ronde 1 : enjeux de recherche, d’indépendance et de maîtrise scientifique et technique

Au cours de cette table ronde, nous allons parler des enjeux de la recherche, de la maîtrise scientifique et technique, et de l’indépendance. Ce sont des questions importantes. On le voit bien, il est évident aujourd’hui que l’Intelligence Artificielle fera partie intégrante de notre futur, qu’il soit privé, professionnel ou social. Ce sont des questions qui impactent ce secteur.

Animateur : Dominique Ghaleb, FMNE, ex-CEA
Collectif Confédéral Recherche

Sylviane Lejeune

Co-animatrice du collectif Confédéral Recherche, conseillère au Conseil économique social et environnemental

Je me suis intéressée, après l’annonce des recommandations de Cédric Villani, au discours d’Emmanuel Macron que je vous invite à lire ou à écouter si vous ne l’avez pas fait. Dès l’annonce des recommandations de Cédric Villani pour l’Intelligence Artificielle, l’Elysée s’est empressée de faire savoir qu’il n’y aurait pas de grand soir de la recherche. Pourquoi ? Parce que Cédric Villani avait dit qu’il fallait une attractivité du métier de chercheur et que nos chercheurs n’étaient pas assez payés. Ils ont une qualité scientifique reconnue, mais leur rémunération n’est pas en adéquation avec leur qualification. Nous partageons complètement cette idée. Dans la réponse de l’Elysée, il faut comprendre que le gouvernement a un cap. Il continue de s’engager dans une déstructuration, une dérégulation de la recherche publique française. Il met en cause tout ce qui a été construit, qui a permis que la France soit une nation scientifique reconnue qui tient la route. Le gouvernement répète à l’envi qu’on ne doit pas rater le train de l’I.A. J’ai beaucoup de doutes. J’ai peur qu’on rate le train de l’I.A. Il n’y a pas de stratégie industrielle, ça a été dit dans le précédent débat. Il n’y a pas de stratégie de recherche nationale digne de ce nom. Il n’est pas précisé, dans ce qui est engagé, un renforcement des budgets de la recherche. On nous dit, on a besoin de recherche, on a besoin de plus de formation, c’est vrai, nous partageons, mais l’investissement n’est pas là. Il n’est pas là en termes de financement public pour les organismes de recherche publique. Il n’est pas là dans les entreprises privées parce que les entreprises privées diminuent leur recherche R & D et ferme des laboratoires. C’est souligné non seulement par la communauté scientifique, mais de nombreux acteurs sociaux et des gens qui ne partagent pas forcément les points de vue de la CGT. L’effort national de la France ne décolle pas. Il est à 2,22 % du PIB. Il ne décolle pas depuis les années 90, malgré les aides publiques, j’en citerai une symbolique, le crédit impôt recherche qui constitue un volume de plus de 6 milliards d’euros.

On a injecté de l’argent, ça a été aussi dit dans le débat précédent. De l’argent a été injecté, mais où va cet argent. Il n’y a pas de contrôle. Il n’y a pas de décision stratégique discutée et arrêtée par l’ensemble des salariés sur ce que nous voulons comme stratégie pour développer la recherche. C’est inquiétant parce que l’emploi scientifique est en recul. Les métiers sont de moins en moins attractifs parce qu’on précarise les chercheurs. Ils multiplient les contrats à durée déterminée. Or la nature même du travail de chercheur et de l’activité de recherche imposerait une stabilité et une projection sur la durée. Finalement, on est dans un pays où on dit qu’il ne faut pas rater le train de l’I.A. et où on démantèle petit à petit, mais de façon très structurée, à l’image d’autres dossiers dans notre pays. On parle souvent de fleurons industriels. Il y a des fleurons de recherche. À la CGT, je pense que nous avons à travailler autour de la question du transfert, de la travailler public-privé parce que nous avons besoin des entreprises publiques et privées, et dans le public, d’une recherche forte, consolidée et renforcée. Nous devons faire face à des défis majeurs. Si nous n’investissons pas, c’est un voeu pieux, cela veut dire que nous mettons notre recherche et tous ses dispositifs à la disposition d’un marché qui, au gré de ce qu’il aura décidé sans les salariés, voire contre eux, utilisera le potentiel de recherche.

Je citerai une proposition du gouvernement. C’est la mise à disposition des chercheurs à la hauteur de 50 % du temps aux entreprises privées. C’est ce qui devra être légiféré dans la loi PACTE qui doit encore passer au Sénat. En janvier, les entreprises privées pourront disposer de chercheurs. En plus des aides publiques déjà existantes, je ne vais pas les énumérer, vous avez un nouveau dispositif. Qu’on comprenne bien ce que je dis, il ne s’agit pas de dire que les chercheurs du public ne doivent pas collaborer avec les entreprises parce que nous avons besoin vraiment de réfléchir à comment on peut renforcer les coopérations entre l’industrie et les organismes de recherche. Je suis en train de dire qu’on invente un nouveau dispositif pour aller plus loin dans la mise à disposition des entreprises et de leurs directions, sans les salariés, un nouveau dispositif type CIR qui ne leur coûtera rien. Pour faire quoi ? Cela pose la question de la démocratie qui a été évoquée dans le débat. Nous assistons dans ce secteur, comme dans les autres, à un démantèlement des instances représentantes. Dominique a eu l’occasion de le dire tout à l’heure, Simone l’a évoqué aussi dans le débat. Simone a dit qu’il faut que les salariés soient présents dans des instances représentatives, mais il ne faut pas qu’ils soient invités dans ces instances pour valider des choix qui ont été faits ailleurs. Ce que nous voulons, c’est une intervention des salariés et des populations sur les choix scientifiques et que ces choix soient faits dans des instances. Par exemple, il y a un Conseil stratégique de la recherche depuis la loi Fioraso de 2013. Il n’y a plus un représentant des salariés. Vous pouvez aller voir la composition sur Internet. Il n’y a pas une organisation syndicale de salariés représentée. La stratégie nationale de recherche se décide en haut lieu avec les grands groupes, avec des décideurs, des experts scientifiques certes compétents et spécialistes, mais sans les salariés. C’est une question centrale.

L’Intelligence Artificielle nous invite aujourd’hui à réfléchir sur comment faire CGT, comment faire mieux entre les secteurs dans l’ensemble des organisations, sur les territoires et au niveau confédéral, pour se donner les moyens de reprendre la main, là-dessus comme sur le reste. Il ne suffit pas de dire que la recherche est un levier fondamental pour l’industrie. Je le partage, il faut que l’on investisse dans la recherche parce que c’est un levier pour l’industrie, pour les services publics et la fonction publique. C’est un levier qui permettra d’envisager un autre développement au service du pays et des salariés.

Christine Leninger

Ingénieur de recherche à l’Institut national de recherche en informatique et en automatique, membre du SNTRS-CGT

Je vais vous parler de ce que je connais le mieux, ce sont les organismes publics de recherche, les établissements publics à caractère scientifique et technologique, le CNRS, l’INSERM et l’INRIA. Une question importante se pose sur le statut de ces organismes qui sont aujourd’hui menacés de plusieurs façons. D’une part, ils sont poussés à se positionner comme agence de moyens pour leurs partenaires universitaires sur une base territoriale dans un contexte de compétition entre les régions françaises où les métropoles régionales. Vis-à-vis des multinationales du numérique, ce n’est pas du tout la bonne échelle pour se positionner. J’ai un exemple que j’aime bien rappeler. Il y a eu un partenariat entre l’INRIA et Microsoft dans lequel il était mentionné que l’INRIA était présent dans huit régions, la Bretagne, l’Ile-de-France, etc., alors que Microsoft est présent dans cinq régions mais pour Microsoft, une région englobe l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique. Ceci est pour dire que nous n’avons pas besoin de stratégie régionale, mais d’une stratégie nationale et européenne, une stratégie nationale qui se base sur des organismes nationaux forts et une construction européenne qui s’appuie sur les organismes nationaux, dans le cadre d’une construction européenne différente de celle qui existe actuellement dominée par les intérêts capitalistes. Les organismes nationaux ont leur rôle à jouer.

L’autre écueil, c’est que le gouvernement a tendance à prendre les organismes et leurs chercheurs comme des prestataires de conseil et de services. Ce n’est pas la vraie mission des organismes de recherche. Or dans la mission confiée à l’INRIA sur l’Intelligence Artificielle, il y a un petit peu de ces deux écueils, puisqu’une mission de coordination dont on ne sait pas encore très bien ce qu’elle va représenter puisque la lettre de mission, aux dernières nouvelles, était encore à la signature. En tout cas, il a été dit que pour éviter les conflits d’intérêts, cela doit être bien distinct de la mission de recherche. C’est un peu complexe. D’autre part, conseiller, coordonner les autres acteurs et structurer les fameux trois IA dont nous avons déjà parlé ce matin, des instituts sur une base régionale qui n’auront pas de personnalité morale et juridique, mais qui doivent se baser sur les acteurs existants, sur une coopération difficilement définie. Il y a à la fois une compétition dans l’appel à projets et une coopération qui est attendue de ces acteurs. Compétition et coopération ne font pas bon ménage. Pour nous, c’est un grand sujet d’inquiétude. La façon dont les industriels seront associés à ces instituts est une question qui n’est pas claire du tout non plus.

Le deuxième point important concerne les personnels. Dans le contexte actuel d’attaques contre la fonction publique, il y a un risque fort que les chercheurs des organismes publics soient sortis du champ de la fonction publique. Or ce qu’apporte le statut de fonctionnaire pour les chercheurs, c’est la liberté de recherche. C’est l’indépendance vis-à-vis de différentes pressions, notamment des pressions du capital. Par contre, le statut de la fonction publique pour les personnels de la recherche comme pour l’ensemble des fonctionnaires, c’est une absence de revalorisation de leurs revenus, le gel du point d’indice, des grilles indiciaires très peu améliorées. Il faut savoir qu’il y a trente ans, un chercheur débutant touchait à peu près deux fois le SMIC. Aujourd’hui, c’est moins d’une fois et demie le SMIC avec une qualification d’au moins bac plus huit, et encore. Un bac plus huit, c’est un doctorat, comme il y a souvent un ou deux post-doc, ce serait plutôt dix ou douze ans après le bac. Un personnel technicien de la recherche débute au niveau du SMIC. Il est, en principe, recruté au niveau bac, mais souvent bac plus deux. Un ingénieur débute à peu près à 1,2 fois le SMIC, alors qu’il est souvent titulaire d’un Master bac plus cinq. La reconnaissance des qualifications dans la recherche publique est vraiment très loin d’être effective. Les revenus sont peu attractifs vis-à-vis du privé, particulièrement pour certaines filières, mais est-ce que cela justifierait de prévoir des salaires ou des primes différenciées selon les filières pour essayer de concurrencer le privé sur ce terrain.

Pour nous, c’est peine perdue. C’est une fuite en avant parce qu’on n’arrivera jamais à concurrencer les multinationales du numérique en termes salariaux. C’est très important de se placer sur un autre plan, de ne s’enfermer dans l’idéologie de la réduction budgétaire et du partage de la pénurie. On revendique une revalorisation conséquente pour l’ensemble du secteur, pour valoriser des qualifications, avec des nouvelles grilles qui démarreraient plus haut, associée à l’augmentation significative du point d’indice, des conditions de travail qui garantiraient la liberté de recherche. Cela implique de dégager les chercheurs de tâches administratives, grâce aux financements récurrents dont a déjà parlé Sylviane, pour éviter le gâchis des appels à projets tels qu’on les connaît aujourd’hui avec des taux de réussite extrêmement faibles. Cela ne veut pas dire qu’on va supprimer toutes les règles qui garantissent le bon usage de l’argent public, mais nous avons besoin d’avoir suffisamment de personnel qualifié dédié aux tâches administratives qui seraient bien considérées et bien rémunérées, et en finir avec toutes les réductions de postes actuelles.

Guy Moulas

Directeur sectoriel électronique et informatique à SECAFI

J’avais posé la question aux représentants de l’Etat auparavant. Est-ce que nous dépendrons des Américains ou des Chinois pour les processeurs utilisés pour développer l’Intelligence Artificielle ? Je vais un peu élaborer et reprendre les questionnements qui y sont liés. Les industries présentes en France, dans l’électronique et les composants électroniques, se posent des questions sur leur avenir. Parmi les grands acteurs de l’Intelligence Artificielle, nous parlerons des Américains, comme Google, Amazon, Apple. Apple, par exemple, a énormément travaillé dans la reconnaissance d’image avec l’iPhone X. Tous ces grands fabricants ne sont pas faits que du système et de l’algorithmie. Ils ont également développé leur propre processeur. C’est assez étonnant parce que dans l’industrie des composants électroniques, il y avait les spécialistes, Intel, AMD et un certain nombre de spécialistes de microprocesseurs numériques. Ce que nous voyons depuis maintenant une dizaine d’années, c’est que tous les grands acteurs en matière d’Intelligence Artificielle ont appuyé le développement de processeurs. Les derniers développements de Google, Deep Mind, se font avec un processeur extrêmement puissant développé par Google. C’est un éclairage très important parce que quand on parle d’Intelligence Artificielle, il y a ce pilier de l’électronique qui la fait tourner. Evidemment, il n’y a pas que la logique. La logique est un élément majeur, mais il y a également toute la partie puissance, consommation, analogique, et toute la partie capteurs. Pour éclairer cette situation, le conflit actuel économique entre les Etats-Unis et la Chine est basé sur la question des composants électroniques. Evidemment, Trump ne veut pas que les Chinois récupèrent une partie du savoir-faire américain dans le domaine, mais les Chinois ont mis en avant qu’ils veulent développer l’Intelligence Artificielle, c’est la Chine 2025. Ils vont également développer toute la partie des semi-conducteurs qui est majeure pour eux. D’ailleurs, quand on regarde les investissements que la Chine prévoit sur les cinq années qui viennent, ils investissent plus sur le hardware que sur l’Intelligence Artificielle. Ils ont un fonds de 100 milliards de dollars pour investir dans les nouvelles usines de semi-conducteurs. Ils commencent aujourd’hui par les mémoires. Et demain, on sait qu’ils iront sur la partie processeurs. Il y a quelque chose qui nous interpelle. Dans cette guerre économique, les Américains ont dit à la société de télécommunications chinoise ZTE que comme ils avaient vendu des composants en Iran, ils arrêtaient de leur vendre des composants. Le résultat, c’est la troisième société de Télécom mondiale alors qu’elle était pratiquement en faillite. Si nous n’avons pas la possibilité de se fournir en processeurs, aujourd’hui dominés par les Américains, nous ne pouvons pas fonctionner. Le représentant de l’Etat nous a répondu tout à l’heure que sur les processeurs les plus rapides, pour l’instant, nous n’avons pas de plan. C’est quelque chose qu’il faut assumer ou c’est quelque chose qu’il faut interroger en disant que, oui, la France ou l’Europe sont dépendants sur les processus les plus rapides d’Intel, d’Apple ou de tous les fabricants dans le contrôle des Américains, sachant que les Etats-Unis ont développé leur premier centre de fabrication, non pas aux Etats-Unis, mais à Taiwan. Les processeurs sont conçus par Amazon, Google, Intel ou NVIDIA. En fait, la plupart sont fabriqués par TSMC, une entreprise taïwanaise. La technologie la plus avancée dans les composants à Taiwan, mais la Taiwan est sous le parapluie américain. Dans le monde des composants, il y a un deuxième élément qui sont les mémoires. Actuellement, nous sommes complètement sous la domination des mémoires coréennes, taïwanaises un peu américaines. L’Europe faisait encore des mémoires il y a une dizaine ou une vingtaine d’années. Cela a été arrêté. Nous n’avons jamais fait de processeurs. Nous avons toujours été dépendants des Américains. Nous pouvons nous reposer la question aujourd’hui puisque l’Intelligence Artificielle devient majeure pour l’évolution de toutes les activités industrielles et économiques, est-ce nous resterons dépendants d’autres grandes zones ?

C’est un peu noir comme situation. Tout n’est pas aussi noir qu’une présentation rapide. On a un certain nombre d’atouts en Europe. Dans le domaine des composants électroniques qui servent le développement de l’Intelligence Artificielle, 20 % de la recherche avancée mondiale est faite en Europe et une bonne partie en France. Il y a l’INRIA, mais surtout le LETI à Grenoble. Vous avez un certain nombre de laboratoires de recherche. Les équipements sont également fabriqués en Europe, aux Etats-Unis et au Japon. La partie haute de ces activités est encore dans nos pays. Sur la partie purement industrielle, on est passés de 15 % de la production des composants il y a une vingtaine d’années à 6 % de la production mondiale. Le secteur des composants électroniques est très capitalistique en termes d’investissements. Ça représente, chaque année, 20 % du chiffre d’affaires Le chiffre d’affaires de cette activité, c’est 5 % de l’activité mondiale. Les composants électroniques, ce sont 500 milliards de dollars, à peu près 5 % de l’activité économique mondiale. Sur ces 500 milliards, il y a 100 milliards d’investissements industriels. 20 % de cette activité est un investissement industriel. En 2018, il n’est fait que pour 3 % en Europe, 6 % au Japon, 11 % en Chine qui veulent trouver de l’indépendance dans ce domaine. Le reste est sous contrôle américain avec 30 % à Taiwan, c’est cette fameuse usine TSMC qui est le coeur de la fabrication de tous ces nouveaux processeurs, la Corée avec 30 % des désinvestissements et une quinzaine de pourcents aux États-Unis. Voilà comment cela est réparti. Nous sommes le parent pauvre avec 3 % en Europe, 1,5 % en France grâce à STMicro et un certain nombre d’entreprises, comme Soitec. Nous sommes en sous-investissement.

Le gouvernement a dit qu’on se contenterait de faire les processeurs qui sont dans les objets connectés. Vous avez le processeur qui sert à la voiture autonome. Tout le marché de la voiture autonome, c’est avec un processeur extrêmement puissant. Pour l’instant, il n’est pas fait en Europe. Pourtant, nous avons des grands fabricants d’automobiles, Renault, Peugeot, plus tous les Allemands. Toute cette partie électronique est faite par Nvidia, Intel, Samsung éventuellement, et bientôt les Chinois. Pas nous. Nous allons nous contenter d’avoir un investissement dans le processeur qui est dans l’objet connecté qui s’appelle un microcontrôleur. Nous pouvons être assez fiers, en tous les cas les Grenoblois peuvent l’être. Ce sont des produits fabriqués avec STMicro à Grenoble. C’est une très belle réussite. C’est la partie microcontrôleur qui vient dans l’objet connecté, mais il est mille fois moins puissant qu’un processeur qui sert à la voiture autonome.

Voilà la situation. On n’en est pas très conscient en général. On ne parle pas beaucoup de cette question. Les industries de l’armement sont plus conscientes de ces problèmes parce que c’est de la dépendance stratégique. Nous avons toujours eu nos systèmes d’armes développés avec des microprocesseurs fabriqués aux Etats-Unis ou à Taiwan maintenant, durcit en France, mais ils ne sont pas fabriqués en Europe. Il faut le savoir. Cette question est relayée par les dirigeants. Jean-Marc Chery, patron de STMicro société franco-italienne, est intervenu plusieurs fois depuis trois mois. Il y a trois jours, il a dit qu’on ne devait pas perdre la bataille des puces électroniques. Il prévient que nous pouvons être inquiets sur cette question, mais le même jour, son Conseil d’administration a accepté de racheter des actions de la société. Si on veut investir, on garde ses ressources pour investir. Oui, il y a un problème stratégique, il faut investir, mais malheureusement, pour l’instant, on ne voit pas de projet de rupture pour revenir dans la bataille dans ce secteur de l’électronique qui sert à l’Intelligence Artificielle. Ce sont des montants de l’ordre de 10 à 20 milliards d’euros qu’il faudrait réinvestir dans les dernières technologies. Aujourd’hui, on s’est arrêté en France au 28 nano, alors que TCMC est dans le 7 nano. On avait une génération de retard en Europe. Maintenant, on a deux générations de retard par rapport aux meilleurs. Pour revenir dans la bataille, il faudrait réinvestir ce domaine. La recherche en a la capacité. Après, c’est la question politique de mettre cet investissement. J’avais fait un calcul rapide. Si on veut consommer 100 000 voitures de luxe de moins en Europe à 100 000 euros, ça fait 10 milliards. On ne les consomme pas et on les met dans l’investissement industriel qui consiste à retrouver de la capacité dans l’électronique. On peut arriver si on décide politiquement d’y arriver. Soitec, à Grenoble, est dans le domaine parce qu’il fabrique les plaques qui permettent d’avoir des processeurs rapides de très basse consommation. Il y a ce sujet, essayer de développer un certain nombre de filières qu’on appelle la filière FD-SOI dans le domaine de ces microcontrôleurs basse consommation, tant mieux, mais est-ce qu’il ne faut pas aller plus loin ?

Sylvain Delaitre

FTM-CGT Thalès

Pour compléter, je vais repartir du rapport Villani qui a également un bon côté. On l’a critiqué, mais le rapport Villani a une bonne base de départ, une analyse assez catastrophique mais réelle de la situation en disant qu’on avait perdu la bataille du système d’exploitation indépendant en Europe et la bataille des data centers, à part quelques sanctuaires militaires de la défense, mais globalement, il n’y a pas d’offre commerciale publique sur ce qu’on appelle un hébergeur de nuages de données, le fameux cloud. Les grands groupes, que je ne citerai pas, ont également échoué. Là encore, c’était un peu le Galileo de l’électronique. Le secteur privé n’est pas capable de mener à bien des projets d’envergure depuis les années 2000. Galileo, je rappelle quatorze ans de retard et on ne peut toujours pas brancher son GPS sur Galileo. Je suis désolé. On y arrivera, mais mon Dieu que c’est dur. Sur l’informatique qui est le sujet fondamental, on parlait d’informatique avancée depuis ce matin, on a perdu ce type de bataille. Le rapport Villani le dit d’emblée, dont acte. On est en train de perdre la bataille des outils. L’enjeu devant nous est de maîtriser les outils de l’Intelligence Artificielle, de continuer à faire en sorte que cela que les GAFA ne soient les points de passage obligés.

Je vais faire un peu le pendant des aspects sécurité des données, qu’on appelle la cybersécurité, non pas dans l’optique Big Brothers, mais dans l’optique respect de l’intégrité des citoyens et des données sécurisées personnelles. Aujourd’hui, la question c’est quelle est la longueur de la cuillère pour pouvoir dîner avec le diable, puisque tous les pourvoyeurs d’outils et de plateformes pour traiter les masses de données du big data, ils s’appellent Palantir et NSA. C’est une porte ouverte directement. Parmi la planche d’Olivier Ezratty, nous avons les processeurs Xilinx. C’est strictement interdit sur tous nos sujets de défense parce que le compte rendu journalier est rapporté à la NSA.Sur la question de la sécurité des données, c’est la réalité. La question c’est quel compromis faisons-nous avec le diable. Aujourd’hui, ce n’est pas satisfaisant. La seule façon de faire, c’est de revenir dans la maîtrise des composants. On vient de dire qu’on en a perdu une partie. Il n’y a pas de notion d’Informatique Avancée qui traite des données citoyennes et personnelles, notamment sur les dossiers médicaux, sans une stratégie globale qui part du silicium jusqu’aux plateformes et les grands hébergeurs. C’est une approche globale.

Typiquement, les gens de la cybersécurité disent que la cybersécurité, c’est comme les châteaux forts, c’est une stratégie et une architecture qui fait qu’à la f in, on ne peut pas rentrer dans le donjon. On ne peut pas construire un château fort et c’est ce que fait le gouvernement. Il va très loin sur la cybersécurité avec tout ce qu’il fait avec le pôle de Rennes, mais en même temps, il construit un château fort sur des sables mouvants. On a tout un tas de composants ici. C’est le Sénat américain qui le dit sur les contrefaçons et les portes dérobées dans les composants. Je vous renvoie aux rapports de 2012 et 2014 du Sénat américain. Ils disent qu’il y a un certain nombre de faiblesses, avec tout ce qui se passe aujourd’hui sur les failles de sécurité comme le scandale de Cambridge Analytics. Je termine là-dessus pour être très court, mais nous ne pouvons pas construire à l’envers, c’est-à-dire qu’il faut repartir du hardware, garder les derniers bastions que sont STMicro et Soitec, puis repenser une politique d’investissement pour reconstruire un écosystème sécurisé, pas forcément cloisonné, mais au moins qui redonne un niveau de sécurité minimal. Aujourd’hui, c’est la question. Jusqu’où allons-nous dans le compromis avec les Américains ?

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