L’urgence, ce sont évidemment les emplois. Plus de
17 000 suppressions ont été annoncées dans le groupe Airbus, soit 11 % de ses effectifs mondiaux. La crise du secteur aéronautique mérite d’être interrogée, tant à la lumière
du plan de soutien à la filière, qu’à celle des besoins. De fait, quel que soit l’avenir, il y aura besoin d’avions. D’où l’énorme enjeu à ne pas mettre en danger la capacité à anticiper le rebond du trafic aérien en limitant son impact écologique, par exemple avec un avion décarboné propulsé à l’hydrogène…
Au moment où débute le deuxième confine- ment, il n’est pas facile, en pleine crise sanitaire, de faire un pas de côté pour prendre un temps de réflexion sur la situation du secteur aéronautique et envisager son avenir. C’est qu’il y a d’abord urgence sur les emplois : plus de 17 000 suppressions ont été annoncées dans le groupe Airbus, soit 11 % de ses effectifs mondiaux ; environ 3 000 seraient aujourd’hui concernés en France, depuis qu’un accord a été trouvé sur la mise en place, en production, de l’Activité partielle de longue durée (Apld).
Les sous-traitants, à tous les niveaux, paient pour l’heure le prix fort : rien qu’en Occitanie, une trentaine de plans sociaux seraient en cours, aussi bien chez les équipementiers, comme Latécoère, qu’au sein des sociétés d’ingénierie et de services, comme Assistance aéronautique et aérospatiale (Aaa-Aéro). Toulouse n’est pas seule concernée : toujours pour la seule région Occitanie, où travaillent un tiers des 300 000 salariés du secteur, les bassins d’emploi de Pamiers ou de Figeac sont menacés.
Une production d’avions repartie à la hausse
Une fois passé le choc du premier confinement, c’est pourtant cette réflexion que mène la coordination Cgt du groupe Airbus. « Depuis le début, il y a une tentative pour déporter la crise du transport aérien sur le secteur aéronautique. Or nous contestons cette logique », explique Michel Moselin, coordinateur Cgt. Liée à l’arrêt du trafic, la première est réelle, mesurable, probablement en grande partie passagère comme le montre la reprise de l’aviation commerciale intérieure dans les pays ayant endigué l’épidémie : les compagnies chinoises ont d’ores et déjà retrouvé leur niveau d’activité de 2019. La seconde, qui justifie et motive les restructurations en cours, mérite
d’être interrogée alors qu’a été décidé un plan de soutien à la filière de 15 milliards d’euros, dont 7 milliards pour Air France.
Dès le mois de juillet, dans un contexte très dégradé, la fédération de la Métallurgie a rap- pelé un certain nombre de réalités : 7 600 avions restent à construire, ce qui correspond à presque dix ans de plan de charge pour Airbus et ses sous- traitants. Au mois de septembre, la production d’avions est d’ailleurs repartie pour atteindre 80 % de celle enregistrée en septembre 2019. Au total, 57 avions (contre 71), essentiellement de la famille des A320, ont été livrés. « À la fin de 2020, Airbus aura finalement enregistré davantage de commandes et moins d’annulations qu’une année plus tôt », affirme Michel Moselin. Patron d’Airbus, Guillaume Faury parle de son côté d’une situation conforme aux prévisions avec « assez de visibilité pour pouvoir viser un retour à une situation de trésorerie positive au 4e tri- mestre » *.
Des directions animées par la recherche du profit
L’annonce du deuxième confinement ne change pas fondamentalement la donne. Mais la « gravité » de la crise, essentiellement conjoncturelle et liée aux conséquences de l’épidémie, a eu le temps d’imprégner les esprits et la casse sociale
est, déjà, une réalité, singulièrement pour les intérimaires et les sous-traitants. Ainsi au sein des activités avioniques du groupe Thales, ce sont une baisse des investissements à tous les niveaux et 1 300 suppressions d’emplois qui ont été décidés fin octobre, pour l’essentiel concentrées au sein de la société Avs France, notamment sur les sites de Mérignac, Toulouse ou Châtellerault. Cela correspond à 25 % des effectifs de l’équipementier, avec des conséquences en cascade sur les petites et moyennes entre- prises sous-traitantes.
Le secteur aéronautique de Thales, ce sont des compétences en systèmes de visualisation, de connectivité et de gestion électrique des avions ou d’aides au plan de vol… Et pourtant : « Si l’on se place dans le contexte du groupe, celui-ci se porte bien, explique Grégory Lewandowski, représentant de la coordination Cgt Thales. Les résultats prévisionnels du groupe pour 2020 font état d’un niveau de profitabilité de 8 % environ, ce qui reste exceptionnel dans les circonstances du moment avec des bénéfices de 1,3 à 1,4 mil- liard d’euros. Mais cela est insuffisant pour la direction qui tablait sur une profitabilité de 10 % dans ses prévisions d’avant Covid.» À la fin du mois de septembre, le conseil d’administration est allé jusqu’à décider le versement d’un acompte sur dividendes – plus de 85 millions d’euros – au titre de l’exercice 2020. Dans la situation actuelle, une décision « plus qu’incompréhensible » dénonce la coordination Cgt dans une lettre ouverte au Pdg du groupe, pointant la responsabilité des deux actionnaires majoritaires : Dassault Aviation et l’État.
Il ne s’agit pas de nier la réalité d’un trou d’air. Mais, observée secteur par secteur, la réalité de la filière est contrastée. Si la maintenance est logiquement et directement affectée par la chute du trafic aérien, la production, antérieurement affaiblie par les difficultés de Boeing, continue d’avoir des carnets de commandes en grande partie vides alors que, paradoxe, l’activité d’Airbus s’est redressée. Les bureaux d’études sont également déstabilisés bien que l’État se soit engagé à consacrer 1,5 milliard d’euros de financement public sur trois ans pour parvenir à un avion neutre en carbone en 2035, propulsé à l’hydrogène. Mais dans le même temps, la recherche et développement autofinancée est en diminution. « Il apparaît que la crise est ainsi utilisée pour capter des fonds publics, analyse Michel Moselin, fonds publics d’ailleurs contrôlés par des opérateurs privés, en dehors de toute
maîtrise publique et de toute conditionnalité. Mais si des usines ferment, ce sont des emplois et des savoir-faire qui disparaissent alors que l’urgence est de préserver l’activité des bassins de vie, notamment dans des départements peu industrialisés.»
POUR LIMITER L’IMPACT ÉCOLOGIQUE, L’AVION DÉCARBONÉ PROPULSÉ À L’HYDROGÈNE EST UNE PISTE. ON PEUT AUSSI ENVISAGER UN RENOUVELLEMENT DES FLOTTES AVEC DES AVIONS MOINS ÉNERGIVORES ET REMETTRE EN CAUSE LA LIBÉRALISATION DU SECTEUR AÉRIEN, FACTEUR DE DUMPING SOCIAL ET FISCAL
La crise, prétexte à capter des fonds publics, au détriment de la recherche
C’est qu’il faudra continuer à produire des avions. « Il nous faut préparer l’avenir. On doit redémarrer même s’il s’agit de redémarrer d’une autre façon. Mais pour le moment il y a bien une mise en danger de notre capacité à anticiper le rebond du trafic aérien demain », souligne Grégory Lewandowski. Préparer l’avenir suppose en effet d’imposer des alternatives à la réduction des salaires, des effectifs et à la dégradation des conditions de travail, en utilisant des dispositifs comme l’activité partielle de longue durée pour passer la crise, la diminution du temps de travail ou le développement de la formation profession- nelle. C’est aussi inscrire l’aéronautique dans une perspective respectueuse des conditions sociales et environnementales. Si le chemin est officiellement tracé, après les annonces faites sur l’avion décarboné, les défis technologiques sont immenses et risquent de ne pouvoir être relevés dans les temps. « Dans un secteur comme
l’aéronautique, 2035, c’est demain. Or avec l’affaiblissement, voire l’arrêt de projets de recherche et développement, on prend déjà du retard », pré- vient le représentant Cgt du groupe Thales. Déjà, fin 2016, la Cgt d’Airbus alertait sur le risque de perte de savoir-faire pour imaginer l’avion du futur, après l’annonce de la fermeture du centre de recherche et de technologies de Suresnes, dans les Hauts-de-Seine.
Pour limiter l’impact écologique, l’avion décarboné propulsé à l’hydrogène n’est d’ailleurs pas la seule piste. En parallèle, pourquoi ne pas envisager aussi un renouvellement des flottes avec des avions moins énergivores ? Pourquoi ne pas remettre en cause la libéralisation du secteur aérien, facteur de dumping social et fiscal ? La Cgt fait d’autres propositions, créatrices d’emplois, comme la mise en place d’une une filière pour déconstruire les avions et valoriser les matériaux récupérés. « Les questions environne- mentales traversent tous les débats. Mais nous ne nous plaçons pas dans la réflexion sur la fin d’une industrie, soutient ainsi Michel Moselin. Nous sommes pour une complémentarité des modes de transports, pour un développement davantage compatible avec les exigences écologiques set qui réponde aux besoins des populations. Et la réponse à ces besoins passe par l’industrie.»
Christine LABBE
https://journaloptions.fr/2020/11/restructurations-derriere-la-novlangue/