Éditorial de Marie-José Kotlicki – Agirc-Arrco : une bombe à retardement
Article mis en ligne le 30 septembre 2021,
publié dans Options n° 669
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Les mauvais coups se fomentent souvent l’été ! En trois réunions de négociation dont l’issue était scellée avant même la première, le Medef a obtenu de la Cfdt et de la Cftc la signature d’un accord, certes minoritaire, mais qui va durement pénaliser toutes et tous les ingénieur·es, cadres, technicien·nes et agent·es de maîtrise.
Alors que la complémentaire représente jusqu’à 60 % de leur retraite totale, ils ont déjà payé un lourd tribut aux accords conclus ces dernières décennies. Quand un cadre moyen partait, au début des années 1990, avec 72 % de son salaire net de fin de carrière, celui parti en 2020 en perçoit 67 %, et le jeune diplômé d’aujourd’hui partira en 2062 avec 51 % de son dernier salaire (chiffrages Agirc-Arrco). Une double peine, sachant qu’un jeune diplômé de 2010 perçoit, avec six ans d’expérience, un salaire inférieur, en euros constants, à celui de ses homologues de 1998 (Cereq, 2017).
Une baisse accélérée pour les ingénieur·es, cadres, technicien·nes et agent·es de maîtrise, sous la pression des sociétés d’assurance qui y voient une clientèle solvable pour le marché de l’épargne retraite… à l’heure où leur modèle économique craque avec la multiplication des catastrophes climatiques.
L’accord minoritaire de cet été indexe la valeur de service du point – utilisée pour calculer le montant des pensions – en deçà de l’évolution des prix. En l’espace de deux ans, le point va perdre 1 % de pouvoir d’achat, auquel il faudra rajouter une perte de 8,2 % cumulée sur les vingt-cinq dernières années dans le régime de retraites complémentaires des cadres, contre une baisse de 3,6 % pour les non-cadres. Cette sous-indexation fait décrocher le pouvoir d’achat des futures retraites avant même leur liquidation !
Sans oublier l’arbitraire des choix : un demi-million de salarié·es sont sacrifié·es pour avoir le mauvais goût de liquider leur retraite cette année ! Leur nombre annuel de points est amputé par une surévaluation de 5 % du prix d’achat du point, dont seront exonéré·es les salarié·es qui liquideront à partir de 2022.
Encore plus grave, les signataires offrent un tremplin au gouvernement pour réhabiliter la réforme Macron aux dépens de l’intérêt général. En reniant leurs engagements de 2019 et en exonérant la partie patronale de toute contribution financière, ils légitiment le dogme macronien d’un financement des retraites à ressources constantes : tous les ajustements se font donc par la baisse des prestations.
Bien évidemment, la Cgt n’a pas signé cet accord et mobilisera tous les recours pour le faire invalider, à commencer par l’exercice de son droit d’opposition.
Quant aux 4 milliards d’euros recherchés dans l’immédiat, la Cgt et son Ugict proposent de les financer par l’instauration, dès 2022, d’une contribution en faveur de l’égalité salariale femmes-hommes modulée entreprise par entreprise, et dégressive en fonction de la réduction des inégalités.
Raison de plus pour se mobiliser dès ce 5 octobre pour l’emploi, le paiement de la qualification et un bon niveau de retraite pour toutes et tous !
Marie-José Kotlicki, cosecrétaire générale de l’Ugict-Cgt, Directrice d’options
L’affaire divise. Elle déchire, sème la -discorde, bat le pavé depuis des mois. Le paysage politique, ses clivages, ses alliances, ses jeux et ses codes s’en trouvent mis cul par-dessus tête. Comment s’est-on laissé prendre à ce piège ? Comment a-t-on pu laisser enfermer tout un ensemble de problématiques sanitaires et politiques complexes dans une seule seringue ? La question fera le bonheur des générations à venir de politistes, sociologues et psycho-analystes.
L’auteur de ces lignes, qui n’est ni médecin, ni épidémiologiste, ni charlatan, ni même candidat à la présidence de la République, se gardera bien de donner à qui que ce soit des leçons de savoir-vivre en pandémie. Mais, au vu des diverses manifestations dites « antivax » qui perdurent, il pense utile de procéder à, comme le chantait joliment Jackie Quartz, « juste une mise au point ». Sans prétention, à la va-vite, dans le désordre.
Commençons donc par rappeler que le « moi, je fais ce que je veux » n’a que peu de rapports avec la liberté. Rappel nécessaire au vu de la capacité qu’ont les extrêmes droites à l’instrumentaliser au service de n’importe quelle grogne, pourvu qu’elle vise le président de la République et agite les fantômes d’autres forces, obscures, invisibles et surtout… étrangères. Cette captation d’un air du temps empreint de dégagisme, de frustrations sociales et de détestations xénophobes a mis bas les masques dans les premières manifs antivax.
Des individus ont ainsi pu défiler en manifestant fièrement ce vieil antisémitisme qui attribue aux juifs tous les malheurs du monde. À leurs côtés, on dénonçait « Big Pharma » – un anglicisme annonçant que l’ennemi vient d’ailleurs – sans jamais évoquer la nécessaire levée des brevets, ni mentionner une multinationale « bien de chez nous », Sanofi pour ne pas la nommer, dont les errements et leurs causes n’ont rien de bien mystérieux. En tout cas, pas pour nos lectrices et lecteurs… D’autres enfin, systématisaient d’audacieux parallèles entre les décisions sanitaires du gouvernement et la politique génocidaire du IIIe Reich. Pour citer Pierre Desproges, pour le même prix, on a La Nausée et Les Mains sales. Avec, en prime, l’indifférence de leurs voisins de manifestation. C’est là le plus préoccupant, car – faut-il le rappeler ? – il ne suffit pas de vitupérer contre le gouvernement pour être fréquentable.
Défiance : cherche vaccin, stop. Urgent, stop.
On a évidemment le droit d’être dubitatif vis-à-vis de vaccins relativement vite mis au point ; troublé par leur multiplication rapide et surpris de ce que le corps médical discute de leurs usages en fonction de critères tels que l’âge. On peut préférer « attendre ». Même si l’on ne sait pas trop quoi. Encore faut-il que ces interrogations acceptent de prendre en compte un train de certitudes : le Covid tue ; sans attendre et massivement. En être porteur, c’est contribuer à sa diffusion. La vaccination, appliquée depuis plusieurs mois et dans de nombreux pays, n’a, elle, tué personne.
Sans protéger à 100 % de la maladie, elle en combat les complications mortelles ; elle contribue à alléger les charges hospitalières et elle constitue, à terme, le seul chemin vers un « après » encore très hypothétique du fait, justement, des inégalités vaccinales dans le monde. Ces simples faits fondent l’adhésion majoritaire à la politique de vaccination. D’où viennent alors la vivacité et la ténacité d’une opposition qu’on ne saurait, sauf à s’aveugler, ramener à sa seule dimension d’extrême droite ?
Pour l’essentiel, le refus procède d’une méfiance totale vis-à-vis de l’exécutif et de son management de crise, pur produit d’une tradition autoritaire perpétuée par tous les gouvernements précédents. On sait – ou l’on devrait savoir – que depuis l’affaire du sang contaminé, quelque chose s’est fêlé entre l’opinion publique et les scientifiques, médecins et hommes politiques. On sait – ou l’on devrait savoir – que la fêlure est devenue gouffre au fil d’une succession de scandales sanitaires : Distilbène, Isoméride, Levothyrox, Médiator. Autant de noms qui ont semé le doute et la peur. Le contexte politique dégradé a transformé la simple méfiance en défiance systémique, ouverte à tous vents, d’où qu’ils soufflent. Les pas de quatre gouvernementaux autour des masques, les semi-vérités sur les stocks de vaccins, l’instrumentalisation des scientifiques par un président autoproclamé épidémiologiste… Tout cela nous a transportés dans un univers cocasse, coproduction baroque et cruelle de Georges Orwell et d’Alfred Jarry. Personne ne souhaite obtempérer à Ubu roi.
Effets d’aubaine, intérêt général et banc de touche
Le héros de Jarry est en effet célèbre pour l’unique remède qu’il préconise face aux problèmes et aux fâcheux : « à la trappe ! » Cette pulsion primitive se retrouve, toutes proportions gardées, chez Emmanuel Macron. On la voit à l’œuvre dès les premiers jours de l’affaire Benalla, vis-à-vis de l’institution judiciaire, à l’encontre des chômeurs et autres « Gaulois », de ceux à qui on peut tout faire, puisqu’ils « ne sont rien ». Sa gestion de la pandémie peut paraître chaotique ; elle est surtout autoritaire. Elle décrète une obligation vaccinale qui n’ose pas dire son nom ; elle s’obstine à en faire une panacée, au détriment des gestes barrières et d’une rupture avec l’austérité qui grève la santé publique en France.
Ce modèle militaro-sanitaire est sans perspective. En matière de pandémie, il n’y a pas de panacée ; seul un ensemble de mesures combinées sur la durée peut permettre une victoire. Encore est-elle toujours à remettre sur le métier, ce dont attestent les retours de tuberculose ou de rubéole. Une bonne politique sanitaire ne se construit pas sur la contrainte, ni sur l’hypocrisie, ce que rappelle sans cesse l’Organisation mondiale de la santé. L’opinion publique peut donc s’en agacer à juste titre, d’autant que, ubuesque jusqu’au bout des ongles, le président envoie allégrement « à la trappe » nombre de droits et de libertés.
Le diable habite dans les détails du pass sanitaire, singulièrement dans ce qui permet d’attenter à la vie privée et au secret médical, dans la privatisation de certains contrôles. Il prolifère dans les textes réglementaires qui facilitent la vie aux employeurs désireux de se « séparer » – dans un flou juridique total et sans obligation aucune – d’un salarié rétif à la vaccination. Il n’est donc pas étonnant, dans un contexte aussi délétère, que certains s’exaspèrent, s’aveuglent et s’égarent. Reste – et le constat est troublant – que sur ces enjeux de santé publique, de libertés civiles, de droit du travail, bref, d’intérêt général, le monde du travail, justement, semble jusque-là assigné au banc de touche. Il lui revient d’en sortir.
Fonction publique territoriale – Création des comités sociaux territoriaux
Article mis en ligne le 30 juin 2021,
publié dans Options n° 668
Le 1er janvier 2023, les Cst se substitueront aux actuels comités techniques (Ct) et comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (Chsct). Mode d’emploi.
par Edoardo MARQUÈS
L’article 4 de la loi n° 2019-828 du 6 août 2019, dite « de transformation de la fonc- tion publique », a modifié les différentes lois statutaires en vue d’instituer, au sein des trois versants de la fonction publique, une instance unique pour débattre des sujets d’intérêt collectif : le comité social d’administration, territorial ou d’établis- sement (Cst).
Cette disposition s’appliquera à partir des élections professionnelles, prévues en décembre 2022 (article 94 de la loi de 2019, précitée). Ainsi, dès le 1er janvier 2023, les Cst se substitueront aux actuels comi- tés techniques (Ct) et comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (Chsct).
En application des dispositions de l’ar- ticle 32 de la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984, portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale, modi- fiées par celles de la loi du 6 août 2019, un comité social territorial sera donc créé dans chaque collectivité ou établisse- ment employant au moins 50 agents, ainsi qu’auprès de chaque centre de gestion pour les collectivités et établissements affiliés employant moins de 50 agents.
À cette fin, le Journal officiel du 12 mai 2021 publie le décret n° 2021-571 du 10 mai 2021 relatif aux comités sociaux territo- riaux (Cst) des collectivités territoriales et de leurs établissements publics.
1. LES DISPOSITIONS D’APPLICATION IMMÉDIATE
Depuis le 13 mai 2021 et jusqu’au prochain renouvellement général des instances de la fonction publique, les dispositions des articles 82 et 83 du décret du 10 mai 2021 s’appliquent aux Ct et aux Chsct, puis elles s’appliqueront aux futurs Cst (article 106 du décret du 10 mai 2021).
Les conditions de réunion des comités à distance
L’article 82 du décret du 10 mai 2021 définit les modalités d’organisation de la réunion en cas d’urgence ou en cas de cir- constances particulières. Dans cette situa- tion, sauf opposition de la majorité des membres représentants du personnel, le président du comité peut décider qu’une réunion sera organisée par conférence audiovisuelle, ou à défaut téléphonique, sous réserve qu’il soit techniquement en mesure de veiller, tout au long de la séance, au respect des règles posées en début de celle-ci. Pour ce faire, plusieurs conditions sont posées par le décret précité :
en premier lieu, ne doivent assister à la réunion que les personnes habilitées à l’être. Le dispositif doit donc permettre l’identification des participants et le respect de la confidentialité des débats vis-à-vis des tiers ;
en outre, chaque membre siégeant avec voix délibérative doit être mis à même de pouvoir participer effectivement aux débats et aux
Si ces conditions sont impossibles à respecter, le président peut décider qu’une réunion sera organisée par tout procédé assurant l’échange d’écrits transmis par voie électronique. Les observations émises par chacun des membres doivent être immédiatement communiquées à l’ensemble des autres membres participants ou doivent leur être accessibles de façon qu’ils puissent répondre dans le délai prévu pour la réunion, afin d’assurer la participation des représentants du personnel.
Les modalités de réunion, d’enregistre- ment et de conservation des débats ou des échanges, ainsi que les modalités selon lesquelles des tiers peuvent être entendus par le comité sont fixées par le règlement intérieur ou, à défaut, par ledit comité, en premier point de l’ordre du jour de la réunion. Dans ce dernier cas, un compte rendu écrit doit détailler les règles déter- minées applicables pour la tenue de la réunion.
Les conditions de remplacement des membres des comités en congé pour maternité ou pour adoption
L’article 83, qui renvoie aux quatre derniers alinéas de l’article 18 du décret du 10 mai 2021, précité, prévoit que lorsqu’un repré- sentant du personnel bénéficie d’un congé pour maternité ou pour adoption, il est remplacé temporairement selon les règles suivantes:
en cas de vacance du siège d’un représentant titulaire du personnel au sein du comité, le siège est attribué à un représentant suppléant de la même liste ;
en cas de vacance du siège d’un représentant suppléant du personnel au sein du comité, le siège est attribué au premier candidat non élu de la même
Lorsque l’organisation syndicale ayant présenté une liste se trouve dans l’impossibilité de pourvoir, dans les conditions prévues ci-dessus, aux sièges de titulaires ou de suppléants auxquels elle a droit, elle désigne son représentant, pour la durée du mandat restant à courir, parmi les agents relevant du périmètre du comité éligibles au moment de la désignation.
2. LES DISPOSITIONS APPLICABLES À L’OCCASION DU RENOUVELLEMENT GÉNÉRAL DES INSTANCES DE DIALOGUE SOCIAL DE LA FONCTION PUBLIQUE
Les représentants du personnel
Ils demeurent élus par le personnel sur la base de listes présentées par les orga- nisations syndicales. L’article 4 du décret précité, définit le nombre de représen- tants titulaires du personnel au sein du Cst. Il varie en fonction de l’effectif des agents relevant du comité, entre 3 et 5 (lorsque l’effectif est supérieur ou égal à 50 et inférieur à 200) et entre 7 et 15 (lorsque l’effectif est supérieur ou égal à 2000). L’article 5 précise, en outre, que le nombre de suppléants est égal à celui des membres titulaires.
La durée du mandat des représentants du personnel est fixée à quatre ans. Toutefois, lorsqu’un Cst est créé ou renouvelé en cours de cycle électoral, les représentants du personnel sont élus ou désignés, pour la durée du mandat restant à courir avant le renouvellement général (art. 8 du décret précité).
Les représentants de la collectivité
ou de l’établissement (art. 6 du décret précité)
S’agissant des Cst placés auprès des col- lectivités territoriales et des établissements autres que les centres de gestion, le ou les membres de ces comités représentant la collectivité ou l’établissement sont dési- gnés par l’autorité investie du pouvoir de nomination parmi les membres de l’or- gane délibérant ou parmi les agents de la collectivité ou de l’établissement public. Pour les centres de gestion, les membres du Cst représentant les collectivités territoriales et établissements publics sont désignés par le président du centre parmi les élus issus des collectivités et des établissements employant moins de 50 agents affiliés au centre de gestion, après avis des membres du conseil d’ad- ministration issus de ces collectivités et établissements, et parmi les agents de ces collectivités et établissements ou les agents du centre de gestion.
Comme sous l’empire des dispositions précédant l’entrée en vigueur du décret du 10 mai 2021, les Cst ne sont pas obligatoi- rement composés paritairement.
3. L’ORGANISATION DES ÉLECTIONS DES REPRÉSENTANTS DU PERSONNEL MEMBRES
DES FUTURS CST
La date des élections
Les représentants du personnel titulaires et suppléants du Cst sont élus au scrutin de liste (art. 19 du décret précité). La réparti- tion des sièges s’effectue selon la règle de la représentation proportionnelle à la plus forte moyenne. La date des élections pour le renouvellement général des comités sociaux territoriaux est fixée par arrêté ministériel (article 25 du décret précité), puisque ces élections concernent les trois versants de la fonction publique et qu’elles ont lieu le même jour.
La composition de l’électorat
Par ailleurs, l’effectif retenu pour détermi- ner la composition d’un comité ainsi que la part respective de femmes et d’hommes (la liste des candidats de chaque liste devant correspondre à cette répartition) est apprécié au 1er janvier de l’année de l’élection des représentants du personnel. L’effectif et cette part sont déterminés au plus tard six mois avant la date du scrutin. Tous les agents, y compris de droit privé, sont électeurs.
Les agents éligibles
L’article 34 du même décret fixe, quant à lui, la liste des agents qui ne sont pas éli- gibles, dont ceux qui ont été frappés d’une rétrogradation ou d’une exclusion tempo- raire de fonctions de seize jours à deux ans. Chaque organisation syndicale ne peut présenter qu’une liste de candidats pour un même scrutin.
4. LES ATTRIBUTIONS DES FUTURS CST
L’article 54 du décret du 10 mai 2021 fixe la liste des attributions du Cst.
Il devra être consulté sur:
les projets relatifs au fonctionnement et à l’organisation des services ;
les projets de lignes directrices de ges- tion relatives à la stratégie pluriannuelle de pilotage des ressources humaines et à la promotion et à la valorisation des parcours professionnels;
le projet de plan d’action relatif à l’éga- lité professionnelle entre les hommes et les femmes;
les orientations stratégiques en matière de politique indemnitaire et aux critères de répartition y afférents ;
les orientations stratégiques en matière d’action sociale ainsi qu’aux aides à la pro- tection sociale complémentaire ;
le rapport social unique;
Les plans de formations ;
la fixation des critères d’appréciation de la valeur professionnelle ;
les projets d’aménagement impor- tants modifiant les conditions de santé et de sécurité et les conditions de travail lorsqu’ils s’intègrent dans le cadre d’un projet de réorganisation de service ;
les règles relatives au temps de travail et au compte épargne-temps des agents publics territoriaux ;
les autres questions pour lesquelles la consultation du comité social territorial est prévue par des dispositions législatives et réglementaires.
Lorsqu’aucune formation spécialisée en matière de santé, de sécurité et de condi- tions de travail n’a été instituée au sein du comité, le Cst met en œuvre les compé- tences dévolues à cette formation.
Le Cst devra débattre, au moins une fois par an, de la programmation de ses travaux (art. 53 du décret précité).
Des débats annuels obligatoires
Au titre de l’article 55 du même décret, le Cst devra débattre chaque année sur :
le bilan de la mise en œuvre des lignes directrices de gestion, sur la base des déci- sions individuelles ;
l’évolution des politiques des ressources humaines, sur la base du rapport social unique;
la création des emplois à temps non complet;
le bilan annuel de la mise en œuvre du télétravail ;
le bilan annuel des recrutements effec- tués au titre du Pacte;
le bilan annuel du dispositif expérimen- tal d’accompagnement des agents recrutés sur contrat et suivant en alternance une préparation aux concours de catégorie A et B ;
les questions relatives à dématériali- sation des procédures, aux évolutions technologiques et de méthode de travail des services et à leurs incidences sur les agents;
le bilan annuel relatif à l’apprentissage ;
le bilan annuel du plan de formation ;
la politique d’insertion, de maintien dans l’emploi et d’accompagnement des parcours professionnels des travailleurs en situation de handicap;
les évaluations relatives à l’accessibilité des services et à la qualité des services rendus;
les enjeux et politiques en matière d’égalité professionnelle et de prévention des discriminations
De nouvelles dispositions prévues par les lois du 5 septembre 2018 et du 22 mai 2019 deviennent applicables. Le décret n° 2020-1350 du
5 novembre 2020 prévoit que la déclaration relative à l’Obligation d’emploi des travailleurs handicapés (Oeth) de 2021 (se rapportant à l’activité de 2020) doit se faire dans la Dsn à rendre en juin 2021. La réforme renforce l’emploi direct des travailleurs handicapés.
par Michel CHAPUIS
Chaque entreprise d’au moins 20 salariés doit employer des personnes handicapées à hauteur de 6 % de son effectif (Code du travail, articles L. 5212-1, L. 5212-2 et 5212-3). L’employeur s’acquitte de son obligation d’emploi en employant les bénéficiaires, quelles que soient la durée et la nature de leur contrat (Code du travail, L. 5212-6).
Au lieu de l’établissement, c’est maintenant l’entreprise (Siren) qui est assujettie : toute entreprise privée quel que soit son effectif (même une entreprise de moins de 20 salariés) doit déclarer le nombre de travailleurs handicapés qu’elle emploie. Cette Déclaration obligatoire d’emploi des travailleurs handicapés (Doeth) se fait dans la déclaration sociale nominative (Dsn). La gestion de la déclaration passe de l’Agefiph aux organismes de sécurité sociale (à partir de l’obligation d’emploi de l’année 2020 en juin 2021).
Bénéficient de l’obligation d’emploi (Code du travail, L. 5212-13) :
les travailleurs reconnus handicapés par la commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées ;
les victimes d’accidents du travail ou de maladies professionnelles ayant entraîné une incapacité permanente au moins égale à 10 % et titulaires d’une rente attribuée au titre du régime général de sécurité sociale ou de tout autre régime de protection sociale obligatoire;
les titulaires d’une pension d’invalidité attribuée au titre du régime général de sécurité sociale, de tout autre régime de protection sociale obligatoire ou au titre des dispositions régissant les agents publics à condition que l’invalidité des intéressés réduise au moins des deux tiers leur capacité de travail ou de gain;
les bénéficiaires du code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de guerre;
les titulaires d’une allocation ou d’une rente d’invalidité (protection sociale des sapeurs-pompiers volontaires en cas d’accident survenu ou de maladie contractée en service) ;
les titulaires de la carte « mobilité inclusion» portant la mention « invalidité» ;
les titulaires de l’allocation aux adultes handicapés.
La déclaration doit décrire le nombre et le statut de chaque travailleur handicapé (Th) recruté, quel que soit son contrat de
travail. Cela comprend les salariés handicapés en Cdi, en Cdd, les intérimaires, les stagiaires, les saisonniers, les apprentis.
Chaque Th est comptabilisé proportionnellement à son temps de travail. Les informations à renseigner sont les suivantes :
effectif annuel de l’entreprise ;
nombre de Th employés dans l’année ;
existence d’un accord collectif pour l’emploi de Th agréé par la Dreets (ex-Direccte). Les informations contenues dans cette déclaration sont Elles ne peuvent être communiquées à un autre employeur auprès duquel un bénéficiaire de l’obligation d’emploi que la déclaration concerne sollicite un emploi (Code du travail, L. 5212-5).
L’entreprise ne remplissant pas cette obligation d’emploi doit verser une contribution financière à l’Agefiph (auprès de l’Urssaf ou de la Caisse générale de sécurité sociale).
Nouveau ! La réforme renforce l’emploi direct de travailleurs handicapés. Le nombre de contrats conclus avec une structure adaptée (sous-traitance, Esat, Ea) ou avec un travailleur indépendant handicapé (Tih) n’est plus comptabilisé dans le taux d’emploi de 6 % des effectifs.
nombre de bénéficiaires à employer (6 % de l’effectif d’assujettissement)
– nombre de bénéficiaires employés
= nombre de bénéficiaires manquants
× barème par taille d’entreprise exprimé en smic horaire brut
= contribution brute
– contrats de sous-traitance conclus auprès des Ea, Esat et Tih
– dépenses déductibles = contribution nette
Contribution financière de l’entreprise
La contribution est calculée sur la base de cette déclaration en fonction du nombre de bénéficiaires que l’employeur aurait dû recruter et en fonction de la taille de l’entreprise :
Modalités de calcul. Les modalités de calcul de la contribution annuelle (dans la limite de 600 fois le Smic par bénéficiaire non employé), sont déterminées par décret (Code du Travail, D. 5212-1 et svts, D. 5212-19 et svts).
Pour les entreprises qui n’ont occupé aucun bénéficiaire de l’obligation d’emploi, n’ont passé aucun contrat ou n’appliquent aucun accord collectif pendant une période supérieure à trois ans, la limite de la contribution est portée à 1 500 fois le Smic (Code du Travail, L. 5212-10).
Dépensesdéductibles. Les dépenses engagées pour le recours à la sous-traitance sont déduites de la contribution annuelle de l’entreprise mais dans la limite de plafonds. Des dépenses (diagnostics et travaux, maintien dans l’emploi et compensation, sensibilisation et formation) sont déductibles, dans la limite d’un pourcentage de la contribution.
Contribution majorée. L’entreprise qui, pendant une période supérieure à trois ans, n’a employé aucun bénéficiaire de l’obligation d’emploi est soumise à une contribution majorée de 15 375 euros, quel que soit l’effectif de l’entreprise.
Mesures transitoires. Les contributions des entreprises vont fortement augmenter. De 2020 à 2024, le montant de la contribution annuelle fait l’objet d’une modulation. Délai de mise en œuvre. Toute entreprise qui occupe au moins 20 salariés au moment de sa création dispose, pour se mettre en conformité avec l’obligation d’emploi, d’un délai de cinq ans (Code du travail, L. 5212-4). Des accords agréés (exonération de la contribution en contrepartie d’actions en faveur de l’insertion professionnelle de Th) peuvent démarrer une politique handicap dans l’entreprise. Pour l’accompagne- ment dans la mise en œuvre des nouvelles règles, une association : Mouv’intelligent (https://mouvintelligent.com).
Le meurtre, le 12 mai, d’Audrey Adam, conseillère en économie sociale et familiale au conseil départemental de l’Aube, n’a pas fait grand bruit. Et pourtant, elle aussi a été tuée dans le cadre de ses fonctions… Retour sur ce que ce drame dit de la prise en charge des plus fragiles.
ENTRETIEN AVEC DELPHINE MORETTI, ASSISTANTE SOCIALE À L’AIDE SOCIALE À L’ENFANCE (ASE) AU CONSEIL DÉPARTEMENTAL DES BOUCHES-DU-RHÔNE ET MEMBRE DE LA DIRECTION DE LA FÉDÉRATION CGT DES SERVICES PUBLICS.
Options : Comment analysez-vous le silence des autorités sur cette affaire ?
Delphine Moretti : Les pouvoirs publics n’ont jamais aimé s’appesantir sur les pauvres et les professionnels qui les Les termes mêmes qui sont employés pour parler du travail social en attestent. Pour faire référence à notre activité, on évoque souvent « une nébuleuse ». De même, à l’Aide sociale à l’enfance colle l’image d’un « système opaque ». Rien n’est opaque dans nos missions. Tout est dit, tout est décrit. Mais auprès du grand public, il est plus simple de favoriser l’idée d’un système social hors sol, d’un secteur d’activité à part, que d’en exposer les enjeux. L’État n’a jamais fait preuve de beaucoup d’empressement pour évoquer la réalité de nos métiers. Sans doute est-ce la raison qui explique le silence assourdissant qui a entouré le meurtre d’Audrey Adam.
– De quelle manière ses collègues ont-ils réagi, eux, à sa disparition ?
– Avec fatalisme. Ce meurtre n’est pas le premier. En début d’année, le responsable d’un centre de demandeurs d’asile a été poignardé par un ancien migrant qui y avait été hébergé. Quelque temps avant, un éducateur l’avait été par le père d’un jeune dont il s’occupait… Après la mort d’Audrey Adam, nous avons cherché à connaître l’état d’esprit de nos collègues au sein des services du conseil départe- mental de l’Aube. Bien sûr, cette affaire les a bouleversés. L’horreur et la tristesse les ont gagnés. Aujourd’hui, c’est toute une profession qui est endeuillée. Mais nous ne voulons pas en rester là. Ce que nous voulons, c’est que la mort de notre collègue, comme des autres avant elle fasse enfin entendre au gouvernement que nous faisons un métier à risques. Et qu’à ce titre, des moyens doivent nous être donnés pour pouvoir exercer nos missions en toute sécurité sans avoir peur pour notre vie.
– Craignez-vous que cette affaire engage le travail social dans une dérive sécuritaire ?
– Deux éléments de réponse à cela. D’abord, ce rappel : nul ne peut et ne pourra jamais prévoir la décompensation qui a mené à la mort d’Audrey Adam. Audrey connaissait très bien l’agriculteur de 83 ans qui l’a tuée. Elle n’avait aucune raison de s’en méfier. La visite à domicile est le quotidien des travailleurs sociaux. C’est à nous et à nous seuls de juger de sa pertinence. Si, sous prétexte de sécurité, les pouvoirs publics voulaient nous empêcher de poursuivre dans cette voie, nous ne ferions plus notre travail… Au-delà, il faut être clair : nos métiers sont déjà gagnés par une dérive sécuritaire.
– Qu’est-ce qui vous le fait dire ?
– La loi à venir sur la protection de l’enfance qui sera présentée cet été au Parlement en témoigne, tant elle renforce le volet répressif de la prise en charge des mineurs isolés. Nous sommes entrés dans une ère de suspicion généralisée : suspicion de majorité à l’égard de ces jeunes, suspicion à l’égard des allocataires du Rsa, suspicion à l’égard des chômeurs, des familles bénéficiaires des allocations familiales et j’en passe. Les pauvres ne sont plus perçus que comme des fraudeurs potentiels. Et nous sommes déjà sommés de faire entrer cette logique dans notre pratique quotidienne. Mais je n’aimerais pas qu’on en reste là. L’injonction sécuritaire dans laquelle nous sommes placés est fortement aggravée par la dérive gestionnaire à laquelle nous sommes enjoints de répondre depuis plusieurs années maintenant.
– C’est-à-dire ? Comment dérive sécuritaire et dérive gestionnaire se conjuguent-elles ?
– Par l’invasion de nos métiers par les protocoles. Toute action devrait aujourd’hui suivre un protocole fixé à l’avance. J’ai vu ainsi un directeur général de la Solidarité assurer aux agents qu’un contrat d’insertion devait être signé en quinze minutes. Quinze minutes et pas une de plus. Protocoliser l’accueil et l’accompagne- ment pour pouvoir mieux contrôler les personnes qui font appel à nous : voilà la logique dans laquelle on voudrait nous faire entrer, sans considérer l’angoisse qu’engendre cette manière de faire. Or, quand l’angoisse monte, la colère n’est pas loin. Et puis, comment s’étonner qu’elle explose quand on répète à l’envi que les individus qui viennent à nous ont le « pouvoir d’agir » sur leur vie ? Autrement dit, ont le pouvoir de sortir de la misère, de la pauvreté et de la précarité…
– Quel problème y voyez-vous ?
– Les bénéficiaires de l’aide sociale ont une vie, une histoire, des difficultés réelles à affronter, comme celles qu’engendrent une carence affective ou éducative ou, tout simplement, la difficulté de se déplacer. Ce sont des individus à part entière. Nous ne pourrons soigner les fractures de la société que si nous les considérons pour ce qu’ils sont. Il y a une vingtaine d’années, notre fonction consistait à imaginer des actions autour d’un projet de vie que l’on avait aidé à construire. Aujourd’hui, on voudrait qu’elle soit de ramener les individus à leur responsabilité individuelle à lutter contre l’exclusion. Autrement dit, à ne plus les considérer que comme les objets de dispositifs existants, devant justifier la pertinence de leur prise en charge.
– Surtout ne pas chercher à comprendre, est-ce ainsi que l’on pourrait résumer les choses ?
– Oui, et voilà ce qui engendre la violence et fait de nos métiers des métiers à risques. Cette réalité n’est certainement pas celle qui nous a poussés à choisir le travail social : nul ne se réjouit de la pénibilité de sa fonction et de la fatigue psychique qu’elle implique quand il faut sans cesse puiser dans ses propres ressources pour dépasser les tensions. Mais elle doit être reconnue. Elle doit l’être par des moyens matériels supplémentaires pour mener à bien nos missions. Et au-delà, il faut que les pouvoirs publics acceptent d’entendre ce que nous avons à dire sur notre travail et sur la façon de bien le faire. Qu’ils ne se contentent pas d’entendre nos directions. La définition d’une politique de protection de l’enfance, par exemple, implique non seulement une connaissance des enfants et de leurs familles, mais aussi des espaces pour la penser. Les professionnels de terrain ont des choses à dire. Ils doivent être entendus.
– Par exemple ?
– Depuis 2016, la France a décidé la définition d’un projet social et éducatif pour chaque jeune pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance. L’idée est très intéressante. Nul ne peut la rejeter. Mais quelle signification concrète peut-on lui donner s’il faut attendre dix-huit mois pour obtenir une prise en charge par un centre médico-psycho-pédagogique, deux années pour consulter un orthophoniste et qu’il n’y a pas d’auxiliaire de vie scolaire pour accompagner les enfants en difficulté dans les écoles ? Autant que de moyens matériels supplémentaires, nous voulons que l’on nous donne la possibilité de redonner du sens à notre travail.
– Comment, vous et vos collègues, sortez- vous de la crise sanitaire ?
– Inquiets sur l’état de la société. Inquiets aussi de la capacité que nous aurons, demain, à accompagner les publics les plus en difficulté. Lors du premier confinement, nous avons poursuivi nos missions d’accueil. Au conseil départe- mental des Bouches-du-Rhône, nous l’avons fait à distance, mais nous avons été témoins d’une misère sociale telle que je ne l’avais pas rencontrée depuis des années. Un niveau de détresse et d’isolement face auxquels nous avions, au départ, peu de réponses à donner. Dans les semaines qui ont suivi, ce sont des salariés qui sont venus à nous, des per- sonnes qui avaient tout perdu pendant le confinement. Également des familles d’accueil qui, confrontées à la fermeture des écoles et à l’impossibilité de sorties avec les enfants dont elles avaient la charge, craquaient et abandonnaient leur mission. Avec les moyens du bord, nous avons bricolé, cherché des réponses aux urgences auxquelles nous étions confrontées. Aujourd’hui, nous ne craignons pas seulement que les problèmes s’aggravent. Nous redoutons que la mise à distance du public qui s’est faite pendant les mois passés ne perdure. La tentation pourrait venir de l’administration. Mais aussi du refus de nos employeurs de considérer les raisons du mal-être au travail qui amène certains de nos collègues à se mettre en retrait et à choisir le télétravail.
– Quelles en seraient les conséquences ?
Une dégradation plus grande encore de l’accueil et de l’accompagnement des personnes les plus fragiles, et un délite- ment des missions de service public. Et alors le spectre de l’isolement, de la colère et la violence ne sont jamais
L’audience des syndicats dans le privé vient d’être publiée. Abstention en hausse et éparpillement des forces en font une mauvaise nouvelle pour le syndicalisme en général… et pour la Cgt en particulier. En effet, nous perdons 150 000 voix aux élections dans les comités sociaux et économiques (Cse), avec une nouvelle baisse de 1,8 point […]
L’audience des syndicats dans le privé vient d’être publiée. Abstention en hausse et éparpillement des forces en font une mauvaise nouvelle pour le syndicalisme en général… et pour la Cgt en particulier. En effet, nous perdons 150 000 voix aux élections dans les comités sociaux et économiques (Cse), avec une nouvelle baisse de 1,8 point sur ce cycle. Ce recul n’est pas à mettre à l’actif de la Cfdt, qui perd 40 000 voix, mais à celui de la Cgc et de l’Unsa, seules organisations à progresser de manière continue. C’est le syndicalisme catégoriel qui se développe.
La Cgt est victime d’un double décalage : dans les grandes entreprises dans lesquelles nous sommes historiquement implantés, ce sont maintenant les cadres et professions intermédiaires qui sont majoritaires, alors que les ouvriers et employés, qui constituent notre centre de gravité, sont renvoyés à la sous- traitance, dans des Pme dans lesquelles nous sommes moins présents. L’enjeu des cadres et professions intermédiaires est donc central, et ces résultats démontent l’illusion du « tous pareil ». Leur augmentation numérique n’en fait pas des salarié·es comme les autres. Une large majorité d’entre eux considèrent que la Cgt ne les défend pas, voire, avec son image d’« empêcheuse de tourner en rond », constitue une entrave à leur travail.
Pour se reconnaître dans un discours syndical, ils et elles ont besoin d’un syndicalisme qui leur donne les moyens d’exercer pleinement leur professionnalisme, qui parte de leur situation spécifique au travail, de leurs responsabilités, de leur autonomie et de leur niveau de qualification. Un syndicalisme qui leur permette de s’organiser avec leurs pairs pour rompre l’isolement et l’individualisation du Wall Street management, puis de converger avec le reste du salariat.
Alors que la polarisation du salariat augmente, avec la fracture du télétravail et une concentration sans précédent de l’encadrement dans les métropoles et les grandes entreprises, décréter le « tous et toutes ensemble » sans avoir traité les spécificités issues des rapports sociaux reviendrait à mettre la charrue avant les bœufs. L’analyse détaillée des résultats électoraux démontre qu’il n’y a pas de fatalité : là où nous permettons aux cadres et professions intermédiaires d’avoir un cadre spécifique d’organisation, nous faisons de très bons résultats sur ces collèges, et nous avons des taux de syndicalisation à deux chiffres. Notre 52e congrès confédéral l’a acté. Reste à passer aux travaux pratiques. Et le temps presse ! C’est notre syndicalisme de lutte de classe qui est menacé : à défaut de pouvoir rassembler le salariat, nous serons enfermés dans la gestion de la pénurie… pour le plus grand bonheur du capital. C’est tout l’objectif du 19e congrès de l’Ugict-Cgt, en novembre, à Rennes : changer de braquet pour donner un avenir à notre syndicalisme de masse et de classe !
On reste perplexes. Après qu’il a reçu, à la face du pays et du monde, une gifle en plein visage, le président de la République, toujours optimiste, doit faire bonne figure. Alors que le pays apprenait, pratiquement en temps réel, que son agresseur était nostalgique des aventures de cape et d’épée, adepte d’un sport de combat moyenâgeux et fan de plusieurs sites négationnistes et d’extrême droite, Emmanuel Macron, tout sourire, a engagé tout un chacun, sans doute pour ne pas donner trop de visibilité à sa joue endolorie, à « relativiser » tout ça, sur le mode bon enfant « jeux de mains, jeux de vilains »…
Naïveté, roublardise, inconscience ? Difficile, en tout cas, de s’en satisfaire. La gifle en question n’a évidemment rien d’anecdotique. Au-delà de sa cible de chair, elle atteint un symbole de la République ; elle piétine la vertu du débat contradictoire et voue le conflit démocratique à son dépassement par la seule violence. Plus encore, elle conforte un processus en cours des plus préoccupants, qui pousse à glisser de la violence verbale au passage à l’acte. Elle signale un frétillement des plus inquiétants de ce côté du paysage politique : on sent là-dedans l’envie d’en découdre, d’imposer ses vérités à tous et à chacun, de placer le Rassemblement national – soupçonné d’embourgeoisement – sous la pression de ses cousins et concurrents : identitaires, zemmouristes et autres cnewsards et de triompher, enfin, en touchant aux antichambres du pouvoir. L’argent de Bolloré leur ouvre celles d’Europe 1, les succès électoraux de Marine Le Pen doivent leur ouvrir celles des ministères. D’où la montée en puissance de menaces, manifestations et violences destinées à bousculer l’adversaire et à se mettre en valeur. Être d’extrême droite n’a jamais exclu les petits calculs politiciens.
Alors, relativiser, vraiment ? Après le remake policier de février 1934, après le tango complice entamé sous l’œil du public de France 2 par le ministre de l’Intérieur avec Marine le Pen, après qu’une starlette de la fachosphère a invité, simulacre à l’appui, à tuer son voisin gauchiste, il aurait fallu, au contraire, bannir toute relativisation, dissiper les brumes du buzz pour camper sur les principes de la république et affirmer que ses valeurs valent pour tous et tous, sans exclusive aucune. Au lieu de quoi, le « relativiser » présidentiel revient à les mettre à l’encan, dans un contexte qui n’a vraiment pas besoin de cela.
De l’insulte à l’uber-management…
Yaya Guirassy est payé pour le savoir : relativiser n’est pas donné à tout le monde. Alors qu’il était sur son vélo pour livrer sa commande à une cliente, il reçoit d’elle un Sms : « Dépêche-toi, esclave. » Puis un autre : « Je vais te donner un centime, tu mérites que ça. » Cela se passe à Laval, nous sommes en mai de l’an de grâce 2021, et non : ce n’est pas pour la caméra cachée. Il y a, dans ces treize mots haineux, tout un monde de significations. Le tutoiement, d’abord, qui décrète une hiérarchie ; l’invitation à ne plus fainéanter adressée à celui qui travaille, bon vieux cliché colonial ; l’usage du qualificatif « esclave », qui n’a qu’un mérite : celui de la clarté ; le « donner » qui indique que l’on est résolument hors salariat et, enfin, le « tu mérites » accompagné d’une syntaxe bancale mais qui, à sa façon, signale l’absence de droits, au bénéfice – c’est le cas de le dire – d’un « don » hypothétique.
Tenter de relativiser ces treize mots après qu’ils se sont infiltrés dans son oreille, puis dans sa tête et enfin dans son être tout entier, c’est risquer une longue dépression nerveuse. Ce qui est arrivé à Yaya Guirassy. Il a eu le sain réflexe de saisir son employeur de fait, Uber Eats, et de déposer une plainte dont il n’a pas beaucoup de nouvelles depuis… La dépression le guette donc toujours, lui et ses collègues. Car cette mésaventure est solidement enracinée dans le quotidien professionnel des livreurs, dont beaucoup appartiennent à des minorités visibles. Agressions, vols, insultes racistes qui, rappelons-le, sont un facteur aggravant aux yeux de la loi, se sont multipliés ces dernières semaines, sans que les plateformes s’en émeuvent outre mesure, ni qu’elles portent plainte.
D’où l’appel du Collectif des livreurs autonomes des plateformes (Clap) à une manifestation le vendredi 18 juin à Paris, place de la République, qui dénonce les insultes, les agressions et le racisme, en pointant clairement que ces maux s’enracinent dans l’absence de droits. La clé de sol de l’ubérisation, c’est qu’au prétexte de le libérer, elle dépouille le travailleur de ses droits et affaiblit d’autant les droits civiques de tous. En le réduisant de fait à un statut d’esclave, elle en fait une proie. Surgissent alors les hypocrites et les prédateurs.
Du Conseil à l’État, une claque d’envergure
On voit que, dans ce monde où les claques volent à hauteur d’égout, beaucoup d’autres se perdent. Mais il y a des exceptions jubilatoires. On pense à celle que le Conseil d’État a fait atterrir sur la joue du ministre de l’Intérieur et, au-delà – solidarité gouvernementale oblige – sur celle de l’exécutif tout entier. L’honorable institution s’est en effet penchée sur le schéma national du maintien de l’ordre (Snmo), imposé par le ministère de l’Intérieur en septembre 2020, pour savoir si, le cas échéant, il n’y aurait pas, parmi toutes ces mesures, quelques-unes qui soient en délicatesse avec la Constitution, la loi, ce genre de choses. Souvenons-nous que cette noble institution, créée par Napoléon Bonaparte – démocrate très mesuré – n’a rien d’un repère d’islamo–gauchistes, et qu’elle tente plutôt de ne pas chagriner l’exécutif, ni de lui compliquer la tâche.
Ce petit rappel donne toute sa saveur aux critiques que la haute juridiction formule, lesquelles reprennent presque terme à terme les recours juridiques déposés par une cohorte d’asso-ciations et d’organisations syndicales. S’il faut résumer, le Conseil d’État censure des techniques policières qualifiées de dangereuses et assimilées à des atteintes graves aux libertés de manifester et d’informer sur l’action des forces de l’ordre. La stratégie de la nasse est ainsi jugée sévèrement comme facteur de risques, abusive et liberticide. De même, l’avis rappelle sur un ton badin que la liberté de la presse et des journalistes, ainsi que l’observation citoyenne des pratiques policières, doivent être défendues, sans restriction à la liberté de mouvement ni accréditation préalable par le pouvoir exécutif. Bref, le Conseil d’État a rappelé au gouvernement que l’État de droit implique justement qu’il ne les ait pas tous, les droits. Une restriction qui risque malheureusement d’être, elle aussi, relativisée.
Trente des cinquante cadres de soin de l’hôpital se sont syndiqués ensemble à la Cgt et ont créé une section Mict (Médecins, ingénieurs, cadres, techniciens.) ! Un remède de choc contre leur isolement, réponse au défi de réappropriation collective de leur travail.
« Se soumettre ou se démettre ». Il arrive encore trop souvent que ce soit la seule alternative à laquelle les cadres puissent faire face dans l’exercice de leurs responsabilités. Il existe pourtant une troisième voie, et c’est celle choisie par 30 cadres de soins de l’hôpital de Dreux, sur les 50 que compte cet établissement de 2 000 agents : se syndiquer, qui plus est à la Cgt !
Ce choix n’est ni courant, ni banal, c’est l’aboutissement d’une réflexion commune sur leurs difficultés, et de rencontres avec l’ensemble des syndicats de l’établissement. Sans a priori, mais avec le souci d’être entendus, soutenus, et de trouver leur place au sein de l’organisation.
Le contexte, à Dreux (Eure-et-Loir) comme dans d’autres hôpitaux, est à la fuite des compétences (avec un taux de démissions de 6 %), à la pénurie de personnel, et à la dégradation vertigineuse des conditions de travail de ceux qui restent. En pire : l’hôpital, en déficit chronique depuis des années, a été mis sous tutelle de l’agence régionale de santé (Ars) en 2018, puis soumis à une cure d’austérité drastique – notamment par la « mutualisation » avec Chartres, se traduisant par la baisse d’activité et de moyens humains permanents.
S’y ajoute une crise de gouvernance, le turn-over touchant jusqu’aux équipes de direction. « Des experts venus de l’extérieur ont réorganisé tout le schéma de fonctionnement des services pour baisser les coûts. Partout, les effectifs ont été réduits et les absences non remplacées, raconte Jean-Pierre Servel, ex-secrétaire du syndicat Cgt, aujourd’hui retraité. Les charges de travail, y compris celles des cadres, ont explosé. Par exemple, au laboratoire d’analyse, il y a quatorze ans, il y avait quatre cadres. Il n’y en a plus qu’un, alors que les tâches se sont nettement complexifiées. Des cadres peuvent désormais gérer deux, voire trois services, ce qui représente jusqu’à 90 personnes ».
« On n’est pas que des pions, des chiffres, des coûts »
« Nous ne sommes plus que des gestionnaires, raconte Barbara Dupin. Notre cœur de métier ne se limite pourtant pas à organiser les plannings et la logistique d’un service, ce qui devient d’ailleurs très difficile quand on manque de moyens humains et matériels et que le travail n’est plus au centre de la vie des personnels. Nous n’avons plus de temps pour le relationnel, le lien avec les équipes médicales, la direction, l’administration, les échanges sur le travail, sur les formations nécessaires : nous sommes débordés en permanence par la seule urgence de remplacer les absents au pied levé ». Barbara a, comme d’autres collègues, souffert d’un burn-out. Depuis, dans le cadre d’un Master en management des organisations en santé, elle a réalisé une enquête de terrain sur la souffrance au travail des cadres à l’hôpital de Dreux. « Nous présentons presque tous des symptômes de souffrance au travail. Sauf que ce n’est pas de soutien psychologique, de tapes dans le dos ou de petites phrases condescendantes que nous avons besoin, mais d’autonomie et de moyens. »
Joëlle Coz : « Avec l’arrivée d’un nouveau directeur, il y a deux ans, nous avons un temps espéré trouver de l’écoute. Il s’est montré bienveillant et a même encouragé la création d’un “collectif” cadre afin de permettre des échanges réguliers sur nos problèmes. Sauf que ces simulacres de réunions supervisées par la direction n’ont pas libéré toute la parole – certains craignant d’en subir les conséquences. Même quand nous avons exprimé des besoins, nous n’avons eu pour réponse que du déni, voire des leçons de morale. »
En octobre, le cadre du service de radiologie est changé de poste sans raison avouable – sans doute parce qu’il a défendu une manipulatrice harcelée. C’est la goutte de trop. La tension s’accentue, une pétition des cadres reste sans réponse, tout comme une alerte pour « danger grave et imminent », qui fait l’objet d’une réunion de conciliation à laquelle ni le directeur ni le Drh ne prennent part. L’épuisement physique et mental des cadres comme du reste des agents est balayé d’un revers de manche, alors que la crise sanitaire a accentué tous les dysfonctionnements de l’hôpital : l’établissement fonctionne avec un tiers de « faisant fonction de cadres » qui n’ont pas encore suivi la formation de validation de leur statut – et ne perçoivent pas la rémunération qui leur serait due.
À tous les postes, l’intérim ou le recours aux étudiants (en médecine ou infirmiers) encore en formation évitent les catastrophes. « Les cadres comme les soignants sont passés d’un service à l’autre pour boucher les trous, poursuit-elle, au mépris de leurs valeurs professionnelles, de leurs compétences, y compris quand certains ou certaines n’avaient pas prodigué de soins depuis des années, et souvent sur leurs Rtt »
Se syndiquer : un aboutissement… et un commencement
« Nous nous sommes retrouvés au centre de la maltraitance institutionnelle, à la fois organisateurs et victimes de cette violence, raconte Barbara. Nous en sommes arrivés au constat que le seul moyen d’exister et d’être pris au sérieux, c’était de se syndiquer. » Les cadres demandent à rencontrer les représentants des organisations syndicales. « Comme dans de nombreux établissements, poursuit Joëlle, les cadres de santé ont mauvaise réputation parce qu’ils sont perçus comme des courroies de transmission de la direction. Dans cet hôpital, chaque fois que j’ai été témoin d’un conflit entre un soignant et un cadre, j’ai constaté que la Cgt était le seul syndicat à ne pas se positionner dans l’hostilité systématique à l’égard du cadre, et à essayer de mettre en place une médiation pour faciliter le dialogue et l’apaisement. »
Secrétaire du syndicat Cgt de l’hôpital, Thierry Buquet confirme. « Pour nous, cadre ou pas, tous les personnels sont confrontés à des problèmes qui découlent des dysfonctionnements de l’hôpital : des organisations du travail, pas des personnes. Quelle que soit leur situation professionnelle, les cadres ont des intérêts convergents avec l’ensemble du personnel ; on ne voit pas pourquoi on ne travaillerait pas ensemble. » Sans préjugés, la Cgt, majoritaire dans l’établissement, organise des réunions. « Thierry m’a sollicité pour exposer la démarche de l’Ufmict(Union fédérale des médecins, ingénieurs, cadres et techniciens du syndicat (Ufmict) de la fédération Cgt Santé-Action sociale), raconte Laurent Laporte, secrétaire général du syndicat. C’est une belle marque de confiance vis-à-vis de l’Ufmict et de notre engagement commun au sein de la Cgt. Nous ne proposons jamais la création d’un syndicat spécifique si c’est facteur de division. » Pendant quelques mois, la réflexion s’est poursuivie sur les apports et les outils d’une organisation syndicale rassemblant les cadres, et solidaire avec les autres catégories.
« Il s’agissait de créer une force collective identifiable et reconnue par la direction, qui nous permette de réfléchir ensemble et de proposer d’autres solutions de management, de soutenir un collègue mis en difficulté, de devenir un interlocuteur incontournable face à la direction », poursuit Barbara. Nous avons besoin de retrouver des collectifs de travail stables et soudés, de nous réapproprier notre travail en retrouvant des marges de manœuvre pour mieux travailler et redonner du sens à nos responsabilités. » La majorité des cadres impliqués s’est reconnue dans les revendications et dans la dynamique unitaire de la Cgt et de l’Ufmict. En février, 30 d’entre eux se sont syndiqués, ont créé une section Mict renforçant la Cgt de l’hôpital, lui permettant d’élargir et d’enrichir sa connaissance du terrain et de donner plus de poids à ses revendications.
Depuis, des membres du bureau du syndicat ont par exemple participé à une délégation Cgt à l’Ars, pour dénoncer un management pathogène, des moyens insuffisants, un manque de reconnaissance, y compris salarial. Ils ont alerté l’Ars sur sa non-prise en compte des 10 % d’absentéisme dans le calcul des postes affectés, sur les comptes épargne temps pleins à craquer, sur le fait que les personnels ne peuvent pas se former ni faire valider leurs qualifications, sur le manque d’attractivité des métiers de soignants. « Nous attendons avec impatience et appréhension l’arrivée des nouveaux diplômés des Instituts de formation en soins infirmiers (Ifsi), conclut Joëlle. Nous aimerions aussi que les aides-soignantes qui le souhaitent puissent accéder à ces formations. »
Autre étape attendue de pied ferme : les élections professionnelles, l’an prochain, qui permettront à Barbara et Joëlle notamment, de gagner des mandats de représentation du personnel. Pour l’heure, les cadres syndiqués les plus impliqués font ce qu’ils peuvent pour se former, découvrir les outils juridiques et réglementaires qui leur permettront d’être vraiment respectés comme des interlocuteurs de poids dans un dialogue social digne de ce nom. Ils ne se sentent plus seuls et sont très motivés : pour eux, se syndiquer est à la fois un aboutissement et un commencement. Action !
Les rivalités entre pays se donnent à voir aujourd’hui au moins autant sur les terrains de sport que par d’autres voies. Apprécié pour ses valeurs d’universalité, celui-ci est utilisé comme un instrument de politique étrangère, pour soigner son image et diffuser un modèle.
Le 21 novembre 2022, la terre entière aura les yeux tournés vers le Qatar pour l’ouverture de la 22e édition de la Coupe du monde de football. Inconnu du grand public jusqu’au début des années 2000, l’émirat, à peine plus grand que l’Île-de-France, a su, en l’espace de dix ans, imposer sa voix dans le concert des nations. Confronté au double enjeu de préparer l’après-gaz (il en est le 4e producteur mondial) et de préserver son intégrité territoriale face à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, Doha décide, à partir de 1995, de lier son destin au sport. « Lorsqu’il arrive au pouvoir, Hamad bin Khalifa Al Thani n’a pas oublié l’invasion du Koweït par l’Irak, en 1991, raconte Jean-Baptiste Guégan, enseignant en géopolitique du sport. Son analyse est que, pour assurer la survie du pays et de la dynastie, il faut accroître son pouvoir d’influence. Et le sport offre cette possibilité. » Création d’un tournoi de tennis Atp à Doha, du Tour cycliste du Qatar, d’un Masters de golf… Puis arrive 2011, le rachat du Paris-Saint-Germain et le lancement d’une chaîne de télévision qui deviendra BeIn Sports.
Un an plus tôt, le petit État du Moyen-Orient a, à la surprise générale, été choisi pour organiser le Mondial 2022. En investissant massivement dans le sport grand public et dans le plus populaire d’entre eux, le Qatar touche à son but : gagner en notoriété, se rapprocher des grandes puissances et nouer des alliances. « Aujourd’hui, poursuit Jean-Baptiste Guégan, le Qatar est un investisseur de premier plan dans trois des cinq pays membres permanents du Conseil de sécurité de l’Onu. Il véhicule une image plus positive que l’Arabie saoudite, alors que son islam, d’obédience wahhabite, est tout aussi conservateur et son pouvoir tout aussi autoritaire. »
La géopolitique du sport est devenue multipolaire.
Le sport est devenu « un nouveau terrain d’affrontement, pacifique et régulé, des États », dit Carole Gomez, directrice de recherches à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). L’enjeu au plan géopolitique obéit au triptyque : affirmer sa puissance ; être reconnu à l’international ; fédérer la nation autour d’un projet commun. Les Jeux olympiques de Berlin en 1936 en sont le triste exemple. Le premier tournant intervient au milieu du xixe siècle, avec la naissance du sport moderne – qui intègre la dimension technologique et économique – et au début du xxe siècle, avec l’apparition de compétitions internationales. C’est à cette époque que Pierre de Coubertin relance l’idée de Jeux olympiques. Mais l’idéal poursuivi est moins d’œuvrer à la paix entre les peuples, que de remédier aux causes de la défaite de 1870. Et l’une des raisons, selon lui, est que les soldats français étaient moins bien préparés physiquement que leurs homologues allemands. Aussi l’organisation des Jeux devra être l’occasion de redynamiser la jeunesse par la culture physique et la mise sur pied d’équipes devant ranimer le sentiment de fierté nationale. La création, en 1912, du pentathlon moderne, regroupant cinq disciplines (l’escrime, la natation, le tir au pistolet, l’équitation, la course à pied), procède de la même logique. L’écosystème du sport de compétition s’élargira, au fil des décennies, aux médias, aux acteurs économiques – sponsors, équipementiers, fonds de pension, Gafam… Longtemps reflet d’un rapport dominant-dominé (empire-colonie) ou bloc contre bloc (Est-Ouest), la géopolitique du sport est devenue multipolaire, avec une place plus grande occupée par la diplomatie sportive.
Élément fort de soft power – à savoir, la capacité pour un État à orienter et à influencer en sa faveur les relations internationales autrement que par la coercition –, le sport contribue, par les résultats et par l’accueil de grands événements, à donner une image positive et de puissance au pays, potentiellement démultipliée par les réseaux sociaux. Le contexte politique et géographique en est le principal catalyseur. Une finale de championnat du monde de cricket entre l’Inde et l’Angleterre aura une résonance aussi grande pour les deux pays qu’un match de baseball entre Cuba et les États-Unis. Le sport peut aussi être l’occasion d’orchestrer un rapprochement. Ce fut le cas pour le Mondial de foot 1998 avec le match Iran - États-Unis ; lors des JO d’hiver de Pyeongchang, en 2018, qui virent les deux Corée défiler sous la même bannière ; ou avec les championnats du monde de tennis de table en 1971, qui ouvrirent la voie à une nouvelle relation entre la Chine et les États-Unis, ce que l’on appela « la diplomatie du ping-pong ».
« En matière de diplomatie du sport, on oublie souvent un acteur pourtant essentiel : les athlètes. On vit avec le mythe de l’apolitisme du sport. Or, les sportifs sont de plus en plus nombreux à s’exprimer sur les questions d’égalité hommes-femmes, d’environnement, de conditions de travail. »
Carole Gomez, chercheuse à l’Iris.
Si les grandes organisations, telles que la Fifa ou le Cio, mettent en avant leur apolitisme, il en va autrement dans les faits. Leur poids économique est égal à celui des grandes firmes transnationales. Et elles peuvent se vanter de compter plus de pays membres que l’Onu : plus de 210 pour la Fifa et la Fédération internationale d’athlétisme, contre 193 pour les Nations unies. Au point qu’il peut être utile d’obtenir d’abord la reconnaissance d’une grande fédération sportive pour espérer avoir ensuite celle de l’Onu. L’équipe de football du Front de libération nationale (Fln) disputa ainsi plusieurs matchs à travers le monde avec le drapeau algérien, bien avant que l’Algérie n’accède à l’indépendance. Le choix d’un pays pour organiser une manifestation n’est pas fortuit non plus. Les Jeux olympiques de Tokyo (1964) sonnèrent l’heure de la réintégration du Japon dans la communauté internationale ; ceux de Mexico, la reconnaissance des « pays en voie de développement ». L’attribution à la Chine des Jeux olympiques de 2008 déclencha un concert de protestations, en raison de la question des droits de l’homme. La réponse du Cio, toujours en quête de nouveaux revenus, fut de dire qu’il s’agissait là d’une opportunité pour le pays de s’ouvrir vers l’extérieur.
« À ma connaissance, jamais une coupe du monde ou une olympiade n’a été suivie d’une politique de détente. C’est même plutôt l’inverse », observe toutefois Jean-Baptiste Guégan, citant l’Argentine, en 1978, ou Sotchi, en 2014. De même, lorsque Moscou fut désigné, en 1974, pour organiser les JO six ans plus tard, les tensions internationales étaient un peu apaisées. À l’ouverture des Jeux, en 1980, une cinquantaine de pays manquaient toutefois à l’appel. Il faut dire qu’en juillet 1979, l’URSS avait envahi l’Afghanistan. Officiellement, la France n’avait pas choisi le boycott. Champion de France de lutte, Lionel Lacaze figurait dans la délégation française. « Nous n’étions pas nombreux. Les critères de sélection étaient tels que ça revenait à boycotter les Jeux sans le dire », se souvient l’actuel président de la fédération. Sur place, la tension était palpable. Les valeurs de neutralité du sport avaient cédé la place au confinement dans le village olympique, aux lettres anonymes reprochant aux athlètes leur participation, à la propagande politique. « J’avais 25 ans, tout ça me dépassait. Ce qui me plaisait dans la lutte, c’était son aspect universel, symbolisant la maîtrise de soi, la construction de la relation à l’autre. En aucun cas la soumission. »
On oublie souvent un acteur pourtant essentiel : les athlètes
Aux États-Unis ou en Russie, la diplomatie sportive fait partie intégrante de la politique étrangère. Elle est pilotée depuis le plus haut sommet de l’État. Elle est l’occasion pour Vladimir Poutine de se mettre en scène au plan national (voir ci-contre). La stratégie américaine est différente. Elle s’appuie sur une structure, Sports United, pour développer les échanges (athlètes, formateurs) et envoyer des vedettes là où le pays souffre d’un déficit d’image. La France, elle, en est toujours au stade des intentions. « En matière de diplomatie du sport, on oublie souvent un acteur pourtant essentiel : les athlètes, relève Carole Gomez. On vit avec le mythe de l’apolitisme du sport. Or, les sportifs sont de plus en plus nombreux à s’exprimer sur les questions d’égalité hommes-femmes, d’environnement, de conditions de travail (les footballeurs norvégiens, par exemple, à propos des chantiers au Qatar). L’avenir dira s’il s’agit d’épiphénomènes ou d’une lame de fond susceptible de modifier les rapports d’équilibre. »
Article mis en ligne le 30 mai 2021,
publié dans Options n° 667
Pour financer son plan de relance, le président Biden prend le contre-pied de la doctrine libérale et décide d’augmenter les impôts, y compris sur les sociétés. Il prône en outre la création d’une taxe mondiale sur les bénéfices des multinationales.
ENTRETIEN Avec Laurent Périn, Inspecteur des finances publiques et membre de la Cgt-Finances
– Options : Le président des États-Unis a fait plusieurs annonces en matière de fiscalité. Pouvez-vous nous les expliquer ?
– Laurent Périn : La première annonce porte sur la fiscalité des entreprises, avec la volonté d’élever le taux d’imposition sur les bénéfices de l’ensemble des entreprises américaines, y compris celles qui ont des activités à l’étranger. Il propose d’ailleurs à la communauté internationale de créer une taxe mondiale sur les bénéfices des multinationales. Dans un second temps, il a annoncé une évolution de l’imposition des particuliers, dans l’objectif de taxer plus fortement les 1 % des foyers les plus riches.
Les annonces de Biden visent à réinjecter de l’argent dans les services publics et les infrastructures en activant le levier de l’impôt. Mais il ne va pas au bout de la logique qui aurait consisté à rééquilibrer la répartition des richesses.
– Concernant les particuliers, l’administration Biden prévoit de porter le taux maximal d’imposition individuel de 37 % à 39,5 %, taux en vigueur sous Obama. Mais elle renonce à l’idée d’un impôt sur la fortune et d’une taxe sur les plus-values latentes. En quoi cette politique fiscale représente-t-elle un réel changement ?
– Il y a deux philosophies de l’impôt : aider au financement des services publics ; favoriser une meilleure redistribution des richesses. Les annonces de Biden visent à réinjecter de l’argent dans les services publics et les infrastructures en activant le levier de l’impôt. Mais il ne va pas au bout de la logique qui aurait consisté à rééquilibrer la répartition des richesses. Certains économistes proches de Bernie Sanders, au cours de la campagne présidentielle, avaient milité en ce sens. Gabriel Zucman 1, notamment, avait produit un ouvrage spécifiquement consacré à l’évolution des inégalités de patrimoine en prônant la mise en place d’un impôt sur le patrimoine. Donc, de ce point de vue, en effet, Biden ne pousse pas la logique redistributrice jusqu’au bout. Pour autant, certaines décisions ou réflexions en cours sont à signaler. Par exemple, Biden a indiqué qu’il entendait taxer les revenus du capital au même niveau que les revenus du travail. C’est une décision importante. De la même manière, son administration semble réfléchir à la question des niches et exonérations fiscales. On n’en connaît pas les détails, pour l’heure. Mais c’est un bon signe.
– En quoi ces réflexions et décisions sont des signaux importants, vus de la France ?
Elles vont à contresens des lois de finance votées depuis l’élection de Macron, et même avant. On a évidemment beaucoup entendu parler de la suppression de l’impôt sur la fortune. Mais on a moins entendu parler du prélèvement forfaitaire unique sur les revenus du capital. Aujourd’hui, en France, les dividendes sont taxés à un taux fixe de 30 % ce qui est très inférieur au taux moyen auquel devraient être imposés les contribuables concernés, s’il leur était appliqué un taux d’imposition progressif. Rien que ce dispositif représente plusieurs milliards d’euros de manque à gagner pour les caisses de l’État. Biden, au contraire, affirme qu’il est juste de taxer de la même manière les revenus du travail et ceux du capital, avec un système progressif. De la même manière, le gouvernement ne s’est pas vraiment attaqué aux niches et exonérations fiscales. Du point de vue de la Cgt-Finances, il ne s’agit pas tant de supprimer les aides par la fiscalité que de les conditionner à des objectifs et d’en contrôler les effets. Lorsqu’on parle du crédit d’impôt à la rénovation des bâtiments, l’objectif est clair et son impact mesurable en matière d’économie d’énergie. Mais c’est loin d’être le cas de nombreux autres crédits d’impôt. Dans ce domaine, il y a beaucoup de progrès à faire mais il y a aussi beaucoup d’intérêts particuliers et parfois puissants pour s’y opposer…
Ce décalage est-il aussi important en matière de fiscalité des entreprises ?
Biden entend augmenter l’impôt sur les sociétés de 21 % à 28 %, bien que probablement un compromis politique pourrait être trouvé à un taux d’imposition de 25 %. En parallèle, il devrait doubler le prélèvement sur les bénéfices réalisés par les entreprises américaines à l’étranger. Il passerait de 10,5 % à 21 %. C’est une position totalement nouvelle qui va à l’encontre de la pensée unique du « moins d’impôt, moins d’État » en vigueur depuis trente ou quarante ans aux États-Unis et en Europe. Et dans laquelle nage encore la France. Depuis le début de quinquennat de Macron, le taux maximal d’imposition sur les sociétés est passé de 33 % à 25 %. Spontanément, on se dit que cela reste un taux élevé. Mais soyons clairs : il ne tient pas compte des dispositifs particuliers réduisant le taux réel d’imposition, et cet impôt s’applique au seul bénéfice. On parle donc d’entreprises qui se portent bien et qui, en outre, peuvent intégrer le montant de cet impôt dans les charges déductibles de leur résultat comptable…
Peut-on imaginer que la position de l’exécutif américain ait une influence de notre côté de l’Atlantique ?
On l’espère. En tout état de cause, cela permettra de relever le niveau du débat en France. Bruno Lemaire martèle depuis un an qu’il n’y aura pas d’augmentation des impôts, tous publics confondus. En mettant tout le monde dans le même panier, il satisfait, certes, les classes moyennes et modestes sur lesquelles des hausses d’impôt, dans cette période difficile, auraient un impact douloureux. Mais cela permet aussi de ne pas aborder le sort de ceux qui, dans cette même période, continuent de s’enrichir. En contrepartie, le gouvernement ferme la porte à toute possibilité d’investir dans les services publics et dans de nouveaux moyens pour gérer la crise… Au contraire, il réduit les budgets. De ce point de vue, la solution choisie par Biden est tout autre. Il avance un vrai plan de relance en affirmant que chacun prendra part à son financement. J’ajoute que pour mener à bien sa réforme fiscale, il a annoncé un plan d’investissement de 80 milliards de dollars en faveur de l’administration fiscale. Là encore, si on fait le parallèle avec la France, c’est édifiant. Depuis 2003, notre ministère, et plus particulièrement la direction générale des finances publiques, subit tous les ans des suppressions d’emploi sous prétexte de numérisation des activités.
En martelant depuis un an qu’il n’y aura pas d’augmentation des impôts, Bruno Lemaire met tout le monde dans le même panier et satisfait les classes moyennes et modestes dans cette période difficile. Mais cela permet aussi de ne pas aborder le sort de ceux qui, dans cette même période, continuent de s’enrichir.
Le 5 avril, la secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen, a lancé l’idée d’un impôt minimum mondial sur les multinationales. Est-ce une bonne idée ?
Ce dispositif fiscal a été instauré par Trump. Il porte sur les bénéfices réalisés par les entreprises américaines à l’étranger. C’est l’impôt dont Biden a décidé le doublement du taux pour le porter à 21 %. En réalité, les États-Unis ne ponctionneraient pas 21 %, mais la différence entre ces 21 % et le taux d’imposition en vigueur dans le pays étranger où est implantée la filiale américaine. La proposition d’un taux minimal mondial s’inspire complètement de ce système. Le principe d’une taxe mondiale sur les bénéfices des multinationales est évidemment une excellence idée. En affirmant que l’ensemble des multinationales doivent elles aussi payer leur juste part d’impôt (et pas seulement celles du numérique), ce à quoi elles échappent depuis des années, Biden vient rebattre les cartes. Cela vient encourager notamment la démarche initiée au sein de l’Ocde en ce sens mais qui peinait à avancer, car les résistances sont fortes. Trump lui-même y était opposé. Cela étant dit, le mode de taxation mondial avancé par Biden, même si c’est un début, ne permettrait pas une vraie redistri-bution mondiale des bénéfices.
Que lui reprochez-vous ?
C’est une affaire de mode de calcul du bénéfice, c’est-à-dire de l’assiette de taxation. Le dispositif appliqué déjà aux États-Unis et que son administration propose de généraliser consiste à déterminer le bénéfice imposable sur la base des bénéfices déclarés par les sièges et établissements dits stables. Or, si l’on prend une multinationale comme McDonald’s, on trouve des sièges et établissements stables dans quelques pays alors qu’à travers ses restaurants, elle a une activité lucrative sur toute la planète. Par ailleurs, le fruit de cette taxe mondiale irait au pays d’origine des multinationales. Les États-Unis, suivis de la Chine et du Japon, en seraient les premiers bénéficiaires. Enfin, on sait très bien que les multinationales disposent de tout un arsenal d’outils pour s’extraire de l’impôt. Elles sont expertes pour transférer les bénéfices de leurs filiales d’un pays à l’autre en fonction du niveau d’imposition. Pour éviter ces biais et aboutir à une taxe juste et réellement redistributive, il faudrait qu’elle soit calculée sur le bénéfice mondial de chaque multinationale, puis redistribuée aux pays en fonction de l’activité réelle qu’elles y mènent.
Depuis les décisions rendues en 2010 par le comité européen des droits sociaux du Conseil de l’Europe, de nombreux contentieux individuels contre les modalités des forfaits en jours continuent d’être engagés devant les juridictions, en premier lieu devant les conseils de prud’hommes. La jurisprudence de la Cour de cassation, chambre sociale, continue d’apporter de nouvelles précisions au régime juridique applicable, en déclarant nulles des conventions individuelles de forfait et ainsi en invalidant des dispositions de conventions collectives de branche contraires au « droit à la santé et au repos ».
par Michel CHAPUIS
Une affaire récente à connaître
La présente affaire traite de la validité d’une convention de forfait en jours prévu par un accord collectif de branche : l’accord du 23 juin 2000 relatif à l’application de la Rtt dans le secteur du bricolage, examiné au regard des exigences tant du droit national que du droit de l’Union européenne et du droit international.
Faits et procédure
Mme X. a été engagée par la société Beynostbrico, aux droits de laquelle vient la société Beynost commercial, en qualité d’adjointe du responsable du magasin de bricolage qu’elle exploitait dans un centre commercial. Le 26 juin 2014, la société Holdis, exploitante de l’hypermarché situé sur le même site, l’a informée du transfert de son contrat de travail à son profit à compter du 1er juillet 2014.
La salariée a saisi la juridiction prud’homale de diverses demandes, notamment au titre de l’exécution de son contrat de travail.
La salariée a été déboutée par la cour d’appel de Lyon le 14 décembre 2018. Pour la débouter de ses demandes en rappels de salaire à titre d’heures supplémentaires, de repos compensateurs et d’indemnité pour travail dissimulé pour les périodes allant du 1er septembre 2012 au 31 décembre 2013 et du 1er juin 2014 au 4 juillet 2014, l’arrêt retient que les dis- positions conventionnelles concernant les conditions de travail des cadres auto- nomes soumis à un forfait en jours sont bien de nature à garantir que l’amplitude et la charge de travail des salariés en for- fait en jours restent raisonnables.
La salariée a ensuite formé un pourvoi en cassation
Décision de la Cour de cassation
La Cour de cassation reprend le raisonne- ment qu’elle suit depuis l’arrêt du 29 juin 2011 (arrêt rendu à la suite des décisions du comité européen des droits sociaux du Conseil de l’Europe, publiées le 14 janvier 2011, obtenues dans le cadre de leurs réclamations collectives par la Cgt et la Cfe-Cgc, condamnant la France pour violation de la Charte sociale européenne) : «Vu l’alinéa 11 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, l’article 151 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne se référant à la Charte sociale européenne et à la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, l’articleL.3121-39duCodedutravaildanssa rédaction issue de la loi n° 2008-789 du20 août 2008, interprété à la lumière des articles17,§1,et19deladirective2003/88/ Ce du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 et de l’article 31 de la Chartedesdroitsfondamentauxdel’Unioneuropéenne:
Le droit à la santé et au repos est au nombre des exigences
Il résulte des articles susvisés de la directive de l’Union européenne que les États membres ne peuvent déroger aux dispositions relatives à la durée du temps de travail que dans le respect des principes généraux de la protection de la sécurité et de la santé du
Toute convention de forfait en jours doit être prévue par un accord collectif dont les stipulations assurent la garantie du respect de durées raisonnables de travail ainsi que des repos, journaliers et »
La Cour de cassation applique ces textes et son raisonnement juridique à l’affaire en cause.
La Cour de cassation considère que : l’article 3 II de l’accord du 23 juin 2000 relatif à l’application de la Rtt dans le secteur du bricolage, qui se borne à prévoir, d’une part, que le chef d’établissement veille à ce que la charge de travail des cadres concernés par la réduction du temps de travail soit compatible avec celle-ci, d’autre part, que les cadres bénéficient d’un repos quotidien d’une durée minimale de onze heures consécutives et ne peuvent être occupés plus de six jours par semaine et qu’ils bénéficient d’un repos hebdomadaire d’une durée de trente-cinq heures consécutives, sans instituer de suivi effectif et régulier permettant à l’employeur de remédier en temps utile à une charge de travail éventuellement incompatible avec une durée raisonnable, n’est pas de nature à garantir que l’amplitude et la charge de travail restent raisonnables et à assurer une bonne répartition, dans le temps, du travail de l’intéressé.
La Cour de cassation juge que la cour d’appel qui, dans son arrêt, « retient que les dispositions conventionnelles concernant les conditions de travail des cadres autonomes soumis à un forfait en jours sont bien de nature à garantir que l’amplitude et la charge de travail des salariés en forfait en jours restent raisonnables », a violé les textes susvisés (cf. l’alinéa 11 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, l’article 151 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne se référant à la Charte sociale européenne et à la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, l’article L. 3121-39 du Code du travail dans sa rédaction issue de la loi n° 2008-789 du 20 août 2008, interprété à la lumière des articles 17, § 1, et 19 de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 et de l’article 31 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne). Par conséquent, la Cour de cassation en déduit que « la convention de forfait en jours était nulle ».
La Cour de cassation « casse et annule » l’arrêt rendu le 14 décembre 2018, entre les parties, par la cour d’appel de Lyon, en ce qu’il déboute Mme X. de ses demandes en paiement de rappel d’heures supplémentaires et congés payés afférents, d’indemnité pour repos compensateur non pris et d’indemnité pour travail dissimulé pour les périodes allant du 1er septembre 2012 au 31 décembre 2013 et du 1er juin
2014 au 4 juillet 2014 et remet, sur ces points, l’affaire et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d’appel de Grenoble.
Ainsi, la salariée a obtenu gain de cause devant la Cour de cassation et la cour d’appel de renvoi devra appliquer la décision de la Cour de cassation et répondre favorablement aux demandes de la salariée (Cassation sociale, 24 mars 2021, société Holdis et autre(s) contre Mme A. X.).
Apports de l’arrêt
Par cet arrêt, la Cour de cassation, chambre sociale, insiste sur la nécessité d’assurer l’effectivité du droit au repos du salarié en forfait en jours, par un dispositif de suivi régulier de la charge de travail du salarié concerné.
La Cour de cassation, chambre sociale, sanctionne par la nullité les conventions individuelles de forfait et donc les conventions collectives de branche dont les dispositions n’assurent pas la garantie du respect de durées raisonnables de travail ainsi que des repos, journaliers et hebdomadaires.
Autres arrêts récents
Cette décision est à rapprocher d’une précédente affaire, concernant un salarié directeur général d’une association, dans laquelle la Cour de cassation, chambre sociale, considère que des dispositions de la convention collective nationale, en ce qu’elles ne prévoient pas de suivi effectif et régulier par la hiérarchie des états récapitulatifs de temps travaillé transmis, permettant à l’employeur de remédier en temps utile à une charge de travail éventuellement incompatible avec une durée raisonnable, ne sont pas de nature à garantir que l’amplitude et la charge de travail restent raisonnables et à assurer une bonne répartition, dans le temps, du travail de l’intéressé.
Selon ces dispositions, l’article 9 de la convention collective nationale des organismes gestionnaires de foyers et services pour jeunes travailleurs du 16 juillet 2003 prévoit que, pour les directeurs, l’organisation du travail peut retenir le forfait en jours dans la limite de deux cent sept jours par an, que l’avenant n° 2 du 21 octobre 2004 à cette convention collective, relatif à l’aménagement du temps de travail des cadres, se limite à prévoir, en son article 2, que dans l’année de conclusion de la convention de forfait, la hiérarchie devra examiner avec le cadre concerné sa charge de travail et les éventuelles modifications à y apporter, que cet entretien fera l’objet d’un compte rendu visé par le cadre et son supérieur hiérarchique, que les années suivantes, l’amplitude de la journée d’activité et la charge de travail du cadre seront examinées lors de l’entretien professionnel annuel, en son article 3 que les jours travaillés et les jours de repos feront l’objet d’un décompte mensuel établi par le cadre et visé par son supérieur hiérarchique qui devra être conservé par l’employeur pendant une durée de cinq ans.
Par conséquent, la Cour de cassation, chambre sociale, juge que « la convention de forfait en jours était nulle » (Cassation sociale, 6 novembre 2019, association Noël Paindavoine).
Dans une autre affaire antérieure, concernant une salariée ingénieure technico- commerciale et la convention collective nationale des entreprises de commission, de courtage et de commerce intracommunautaire et d’importation-exportation de France métropolitaine, le même raisonnement a été suivi et la salariée a obtenu gain de cause devant la Cour de cassation (Cassation sociale, 17 janvier 2018, société Embraer Europe).
Réparation indemnitaire
Dans ces affaires, les salariés peuvent obtenir des dommages-intérêts d’un montant significatif au regard des différents préjudices (heures supplémentaires, congés payés afférents, indemnité pour travail dissimulé, défaut de repos, etc. ; exemple : Cassation sociale, 17 février 2021, société Europe 1-Europe News, le salarié – chroniqueur radio – obtient 385 000 euros).
Par une décision du 2 avril 2021, le Conseil d’État rappelle à l’État employeur que toute nomination à un emploi resté ou devenu vacant doit
être précédé d’une publicité de vacance d’emploi.
par Edoardo MARQUÈS
Des propositions d’affectation sans publicité de vacance d’emploi préalable
La campagne de mobilité pour la rentrée scolaire de 2020 des personnels enseignants et d’éducation de l’enseignement technique agricole public a porté notamment sur la première affectation, pour cette rentrée scolaire, des fonctionnaires stagiaires des corps des conseillers principaux d’éducation, des professeurs de lycée professionnel agricole et des professeurs certifiés de l’enseignement agricole devant être, alors, titularisés.
Afin de permettre l’affectation de seize de ces fonctionnaires stagiaires demeurés sans affectation à l’issue de la première phase de cette campagne de mobilité, close par la publication des mutations décidées à partir des listes des postes vacants ou susceptibles d’être vacants rendues publiques par ces notes de service, dix-neuf postes, dont certains ne figuraient pas sur lesdites listes, leur ont été directement et prioritairement proposés par l’administration.
Cette décision avait été révélée par un courriel du 6 mai 2020 de la directrice générale de l’enseignement et de la recherche du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation au secrétaire général adjoint du Syndicat national de l’enseignement technique agricole public (Snetap-Fsu).
Ce syndicat, sans diriger ses conclusions contre les décisions individuelles subséquentes de nomination des stagiaires titularisés, demande l’annulation, pour excès de pouvoir, de cette décision, en tant qu’elle a confirmé la dispense de publicité pour des postes destinés à être proposés prioritairement à certains agents stagiaires devant être titularisés à la rentrée scolaire de 2020.
La censure du Conseil d’État : tous les emplois vacants doivent faire l’objet d’une publicité de vacance d’emploi
Dans sa décision du 2 avril 2021 1, le Conseil d’État relève qu’aux termes de l’article 61 de la loi du 11 janvier 1984 2 :
« Les autorités compétentes sont tenues de faire connaître au personnel, dès qu’elles ont lieu, les vacances de tous emplois, sans préjudice des obligations spéciales imposées en matière de publicité par la législation sur les emplois réservés. »
Pour le juge administratif, il résulte de ces dispositions que toute nomination à un emploi resté ou devenu vacant après un mouvement collectif portant sur les emplois que l’administration a entendu ouvrir à la mobilité doit, à peine d’irrégularité, être précédée d’une publicité de la vacance de cet emploi, dès lors que les agents candidats à la mutation n’ont pu solliciter leur affectation sur un emploi susceptible de devenir vacant par le jeu du mouvement lui-même.
Pour le Conseil d’État, la circonstance, alléguée par le ministre, que les stagiaires titularisables doivent être bénéficiaires d’une obligation légale d’emploi, ne per- met pas à l’administration de s’affranchir de cette formalité.
Ainsi, dès lors que cette publicité n’est pas intervenue pour la totalité des dix-neuf postes mentionnés ci-dessus et que les candidats à la mutation n’ont pu solliciter leur affectation sur l’ensemble de ces emplois, le syndicat requérant est fondé à demander l’annulation de la décision.
Conseil d’État, 2 avril 2021, Syndicat Snetap-Fsu, n° 440657 ;
Loi n° 84-16 du 11 janvier 1984, portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l’État.
Quiconque s’attache à décrypter le paysage des plateformes numériques est d’abord dérouté par sa diversité. Cela va d’un travail distribué sur une zone géographique précise par des plateformes identifiées par leur application (Deliveroo, Uber Eats…) à l’exercice, sur un site en ligne, d’un travail plus ou moins qualifié, comme la programmation informatique, la traduction ou […]
Quiconque s’attache à décrypter le paysage des plateformes numériques est d’abord dérouté par sa diversité. Cela va d’un travail distribué sur une zone géographique précise par des plateformes identifiées par leur application (Deliveroo, Uber Eats…) à l’exercice, sur un site en ligne, d’un travail plus ou moins qualifié, comme la programmation informatique, la traduction ou la réalisation de petites tâches de bureau répétitives. C’est là que l’on trouve les crowdworkers – de l’anglais crowd, « foule » – qu’en français on nomme « microtravailleurs ». La foule de ces microtravailleurs, actifs partout dans le monde, est capable de traiter d’énormes volumes de données en un temps relativement court dès lors qu’ils possèdent une connexion fiable à internet. Mais qui dit « foule » dit aussi, aux yeux des employeurs, « amateurs », voire parfois « volontaires », à qui il serait possible de refuser une rémunération de niveau « professionnel », échappant de fait à la réglementation du travail.
Première caractéristique : ce sont pour beaucoup des travailleurs qualifiés. Dans le détail, un quart possèdent un diplôme technique ou ont étudié à l’université, 37 % sont titulaires d’une licence et 20 % ont un diplôme de troisième cycle. Parmi les diplômés, plus de la moitié (57 %) sont spécialisés en sciences et technologies et 25 % le sont en économie, finance et comptabilité.
Seconde caractéristique : le microtravail assure avant tout un complément de rémunération, beaucoup exerçant une activité, également qualifiée dans la majorité des cas : s’ils peuvent être étudiants, ils sont aussi cadres de direction ou gérants ; d’autres exercent une profession intellectuelle ou scientifique. Ils effectuent des tâches souvent déconnectées de leur niveau de qualification et plus complexes qu’attendues : simple collecte de données certes mais aussi vérification, validation et modération de contenus, études de marché, développement de l’intelligence artificielle et de l’apprentissage automatique…
Suède : la force de l’accord collectif
Ce profil n’a pas échappé au syndicat de cadres suédois Unionen. Médiateur des marchés du travail numériques pour ce syndicat, membre du secteur « négociation collective », Victor Bernhardtz explique comment Unionen a, dès le milieu des années 2000, misé sur la pratique de la négociation collective pour étendre les droits et la protection de ces travailleurs qualifiés en traitant de multiples champs : salaire, temps de travail, conditions de travail, congés… « Miser » est d’ailleurs un terme impropre, c’est une question de culture, souligne-t-il : « Parce que nous sommes un petit pays qui doit se battre pour sa compétitivité et s’adapter en permanence, le marché du travail doit être régulé. Et historiquement, le modèle choisi pour cette régulation est celui de la négociation collective. » Si les plateformes numériques ont transformé le travail et son organisation, elles n’échappent pas au cadre historique.
C’est ce qui autorise Thorben Albrecht à nuancer la difficulté à nouer le dialogue avec leurs représentants :
« Nous avons les outils et les règlements », dit-il. Trois accords collectifs ont d’ores et déjà été conclus, deux avec des plateformes de travail temporaire, un avec une plateforme du secteur des médias. Parce qu’elle est une ressource convoitée, le niveau de qualification des « microtravailleurs » est un point d’appui pour faciliter la négociation et motiver la conclusion d’accords collectifs.
Le médiateur d’Unionen confirme ainsi ce que met en évidence l’Observatoire européen des plateformes sur l’expérience suédoise : « Les cols blancs des plateformes, souvent des travailleurs ayant des compétences spécifiques, ou des étudiants à la recherche d’un revenu complémentaire, connaissent leur valeur. Cela signifie qu’ils exigent des plateformes qu’elles soient transparentes et garantissent un salaire décent. »
Mais qu’est-ce qu’un salaire décent ? Comment définir les « bonnes conditions » d’un travail occasionnel, fragmenté et distribué à l’échelle mondiale ? C’est dès le milieu des années 2010 qu’ont émergé à la fois de nouvelles formes de protestation et des modes de dialogue et d’action originaux. L’épicentre de ce phénomène se situe en Allemagne. Pour Ig Metall, dont les statuts permettent aujourd’hui l’affiliation des travailleurs indépendants isolés, Thorben Albrecht témoigne d’une stratégie déployée à partir de 2013 :
« Parce qu’ils représentent aujourd’hui 2 à 3 % des travailleurs, les travailleurs des plateformes, de profils effectivement divers, allant des migrants à la main-d’œuvre hyperqualifiée, ne sont finalement pas très nombreux au regard des effectifs que nous syndiquons dans l’industrie. Mais ils participent d’un profond changement du marché du travail, qui nous oblige à innover, notamment en nouant des coopérations nouvelles. » Par exemple, avec la campagne Fairtube, pour améliorer notamment la monétisation des visionnages de vidéos sur Youtube, ou la création d’une association commune, fin 2020. En se projetant également directement sur le terrain de prédilection des plateformes en ligne, le net, l’idée étant d’utiliser le système de notation qu’elles ont développé mais pour pointer, du point de vue syndical, les abus et les mauvais payeurs. C’est l’expérience du site Faircrowd.work
Faircrowdwork note les plateformes
Développé à partir de 2015 à l’initiative d’Ig Metall, il témoigne également de la volonté de coopérer avec d’autres, en l’occurrence avec la chambre du travail autrichienne et avec le syndicat des cadres suédois. Son contenu s’appuie sur une enquête menée auprès des travailleurs de plateformes interrogés dans sept domaines : parcours professionnel et vécu au travail ; qualité des tâches ; leur paiement ; évaluation de la communication avec l’opérateur, les clients ou les autres travailleurs ; systèmes de notation et d’évaluation ; fiabilité technique ; questions plus générales sur ce qui plaît ou déplaît. Les réponses sont traduites en un mécanisme d’évaluation qui attribue aux plateformes une note globale comprise entre 0 et 5 étoiles. La plateforme syndicale assure ainsi une triple mission : mission de service et d’information, de mise en relation des travailleurs en ligne et d’amélioration des droits par une surveillance des conditions de service, les mal notées étant incitées à les modifier. Dans un guide sur le travail digital, l’Institut syndical européen (Etui) témoigne d’un « certain succès » de l’expérience, mais décrit une activité chronophage pour la mise à jour des données.
« Aucun modèle de travail syndical n’est transposable tel quel, assure pourtant le syndicaliste d’Unionen, cela dépend en grande partie du contexte culturel et des pratiques institutionnelles. En Suède, entrer en négociation avec des employeurs de l’économie digitale n’est pas, en pratique, fondamentalement différent : ils sont le plus souvent jeunes, ignorants du cadre de régulation sociale, mais se montrent ouverts au dialogue dès lors qu’ils en comprennent le bénéfice ». Si la Suède s’appuie ainsi sur son modèle de négociation collective, le syndicalisme allemand cherche avant tout la mise en réseau des travailleurs et le consensus pour organiser le travail digital.
C’est le sens de deux initiatives réunies dans une approche complémentaire reposant justement sur les conditions de service des plateformes : « Un outil important pour faire progresser les droits », affirme le représentant d’Ig Metall. La première est la création d’un code de conduite, sorte de charte née à l’origine d’un engagement volontaire de plateformes allemandes. Il stipule par exemple que « la juste rémunération », en mal de définition, doit se rapprocher des « normes salariales locales ». La seconde est un bureau de médiation dont la gestion est assurée par le syndicat, chargé de régler les litiges opposants travailleurs et plateformes signataires du code de conduite.
Quatorze cas ont été traités en 2019, 12 en 2018. Trop peu ? Dans cette stratégie naissante, basée sur un « encouragement » à améliorer la rémunération et les conditions de travail, le bilan quantitatif, tout comme les résultats en termes d’affiliations, n’est pas pour l’heure un critère déterminant : il est, pour Thorben Albrecht, « dans le fait d’expérimenter et de développer de nouvelles formes de coopérations et de travail syndical ».
Partout dans le monde, la nature de la relation entre travailleurs « indépendants » et sociétés utilisant une plateforme numérique et une application afin de mettre en relation des clients et des chauffeurs fait l’objet d’ajustements juridiques variables mais allant dans le sens d’un surcroît de protection sociale.
Amazon pourrait bien être l’exception qui confirme la règle. La victoire remportée par à Bessemer (Alabama) par Jeff Bezos, propriétaire d’Amazon, contre le syndicat américain du commerce Rwdsu, est indéniable. Mais elle a des allures de victoire à la Pyrrhus, de celles qui contribuent à une défaite à venir du vainqueur et ce, pour diverses raisons. La première tient à sa dimension symbolique elle-même. L’enjeu était de savoir s’il était possible pour un travailleur américain de s’organiser syndicalement, librement, malgré l’opposition agressive de son employeur. Cet enjeu a d’ailleurs été explicité par le président des États-Unis en personne. Le 1er mars, il s’adressait aux travailleurs en ces termes : « Il ne doit y avoir ni intimidation, ni contrainte, ni menace […]. Chaque travailleur doit être libre d’adhérer à un syndicat. C’est votre droit, pas celui de votre employeur. Aucun employeur ne peut vous le retirer. » Cette mise au point, postérieure à la défaite du Rwdsu, indique que Jo Biden n’entend pas enterrer l’affaire. De fait, il l’inscrit au dossier ouvert sur la création d’un impôt minimal pour les sociétés et multinationales, dossier sur lequel il aura besoin du soutien des organisations syndicales
La seconde raison, qui n’a rien d’anecdotique tient au statut économique de M. Bezos lui-même. L’homme le plus riche du monde a déjà démontré la haine profonde qu’il voue à l’acteur syndical. Mais dans un contexte où la pandémie, qui sanctionne l’économie en général, a vu croître de 50 % les profits d’Amazon, il est fatal que l’opinion publique finisse par associer l’ampleur de ses profits et le refus de toute redistribution sociale négociée par ceux qui en sont à l’origine. Enfin, le contexte politique international issu du reaganisme a pris un sérieux coup de vieux. Aux États-Unis mêmes, les idées de redistribution sociale ne sont plus automatiquement associées au diable communiste ; l’État, loin d’être « le problème », émerge comme un facteur légitime de solution, garant de l’intérêt général. Tout cela est radicalement nouveau et percute l’ambition des plateformes de dicter leur propre droit du travail. Loin d’être cantonné au continent américain, ce processus d’affirmation juridique s’affirme comme un mouvement de fond et accompagne, même si c’est avec retard, la croissance de l’économie digitale dans le monde. La pandémie a exacerbé ce processus, singulièrement pour les livreurs de repas à domicile. Plus largement, la question du statut de celles et ceux qui œuvrent pour les plateformes numériques est devenue visible, tangible. Le grand public a parfaitement intégré l’idée que, sous couvert de liberté, ces travailleurs de « seconde ligne » non seulement ne sont pas « libres » mais sont de surcroît précarisés à un degré extrême, car privés de droits.
Des avancées législatives dans le monde
D’où, un peu partout dans le monde, des avancées législatives et jurisprudentielles visant à encadrer le secteur et à définir des droits qui lui soient attachés. Ainsi, en Espagne, la Cour suprême a décidé, en 2020, que la relation entre un chauffeur-livreur et la société Glovo constituait une relation de travail salarié. Après un accord entre les partenaires sociaux et le ministre du Travail, un projet gouvernemental a donc prévu d’inscrire dans le statut des travailleurs une « présomption de salariat » pour les livreurs à domicile de repas travaillant pour des plateformes.
L’Allemagne va plus loin encore avec un projet de régulation sociale, nommé « Travail équitable dans l’économie de la plateforme ». Celui-ci a plusieurs objectifs : intégrer les travailleurs des plateformes dans le régime de retraite légal et à faire participer les plateformes aux cotisations ; améliorer la couverture, par le régime d’assurance, des accidents du travail ; donner aux travailleurs la possibilité de s’organiser et de négocier conjointement les conditions de travail avec les plateformes ; introduire un renversement de la charge de la preuve dans les processus visant à requalifier leur relation de travail en salariat ; fixer des délais minimaux de préavis en cas de rupture de la relation de travail suivant l’ancienneté.
La France est nettement plus mauvaise élève. La loi du 24 décembre 2019, dite d’« orientation des mobilités » prévoit des dispositions minimalistes et confie à la plateforme le soin d’élaborer une charte déterminant les conditions et modalités d’exercice de sa responsabilité sociale, définissant ses droits et obligations ainsi que ceux des travailleurs « indépendants » avec qui elle travaille. Il s’agit ni plus ni moins d’une stratégie visant à éviter le salariat, un contrat de travail et un lien de subordination juridique. Le Conseil constitutionnel en avait d’ailleurs abrogé partiellement certaines dispositions au titre de ce qu’elles permettaient aux opérateurs de plateformes d’être à la fois juges et parties.
Le processus juridique s’affirme comme un mouvement de fond et accompagne, même si c’est avec retard, la croissance de l’économie digitale dans le monde. La pandémie a exacerbé ce processus, et la question du statut de celles et ceux qui œuvrent pour les plateformes numériques est devenue visible, tangible. Le grand public a parfaitement intégré l’idée que ces travailleurs de « seconde ligne » sont précarisés à un degré extrême, car privés de droits.
Jurisprudence sur le caractère fictif du statut indépendant
En 2018, la Cour de cassation avait déjà reconnu le statut de salarié à des livreurs à domicile auto-entrepreneurs inscrits sur une plateforme numérique. Deux ans plus tard, la Cour de cassation a rendu une très importante décision en qualifiant de contrat de travail la relation entre un chauffeur et la société Uber. Un chauffeur Uber avait vu son compte désactivé par la plateforme et avait saisi la juridiction prud’homale afin d’obtenir en particulier des indemnités de rupture. Le juge a considéré que « le statut de travailleur indépendant du chauffeur était fictif » au regard de l’organisation du travail : travail au sein d’un service organisé dont la plateforme détermine unilatéralement les conditions d’exécution ; impossibilité pour le chauffeur de décider librement de l’organisation de son activité, de rechercher une clientèle ou de choisir ses fournisseurs ; tarifs fixés au moyen des algorithmes de la plateforme par un mécanisme prédictif imposant au chauffeur un itinéraire ; pouvoir de sanction de la plateforme (perte d’accès au compte, perte définitive d’accès à l’application), etc.
En Italie, le parquet de Milan, après de nombreux accidents de circulation de livreurs à vélo, a enjoint les plateformes Just Eat, Deliveroo, Uber Eats et Foodinho-Glovo de procéder à la « requalification contractuelle » de leurs relations avec leurs 60 000 chauffeurs en « travailleurs » en droit de bénéficier des règles de santé et de sécurité du travail et de la « réglementation du rapport de travail subordonné ». De son côté, le tribunal de Bologne, le 31 décembre, a rendu une décision importante, permettant que les algorithmes, présentés comme neutres, puissent être l’objet d’un contrôle judiciaire. Le tribunal de Palerme, le 24 novembre, avait en outre déjà appliqué à un chauffeur déconnecté de la plateforme le statut de salarié.
Des relations de travail dépourvues de droits
Au Royaume-Uni, en 2021, la Cour suprême, après avoir analysé différents paramètres de l’organisation du travail, dans une démarche proche de celle de la Cour de cassation française, a estimé que les chauffeurs devaient être considérés comme des « travailleurs » (workers), statut intermédiaire entre « employés salariés » et « travailleurs indépendants ». Ce statut permet de jouir de quelques droits, comme le droit au salaire minimum et aux congés annuels payés. Il permet également de bénéficier de la mesure du « temps de travail » qui inclut toute période pendant laquelle le conducteur est connecté à l’application Uber sur le territoire sur lequel il est autorisé à opérer et est prêt et disposé à accepter des voyages.
Cette analyse est en harmonie avec la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne en matière de mesure du temps de travail et de qualification de « travailleur ». De son côté, la Commission européenne a lancé, le 24 février, la première phase d’une consultation des partenaires sociaux européens sur une « éventuelle action visant à relever les défis liés aux conditions de travail dans le cadre du travail via des plateformes ». Cette initiative pourra déboucher sur l’adoption d’une directive européenne, le cas échéant après la négociation et la conclusion d’un accord européen par les partenaires sociaux. Certes, cette procédure, avec la transposition de la future directive dans les législations nationales, pourrait prendre plusieurs années. Elle témoigne des pressions fortes qui s’exercent pour mettre en cause la construction d’un modèle de relations de travail autorisant qu’un prolétariat en charge d’« activités essentielles » reste largement dépourvu de droits.
L’ubérisation du monde du travail est en marche, et les plateformes en sont une des expressions les plus dynamiques. Mais elles se retrouvent aujourd’hui sous le feu croisé des critiques, mises en cause par leurs salariés, épinglées juridiquement et bousculées dans le débat public…
Avec :
Odile Chagny, coanimatrice du réseau Sharers & Workers .
Barbara Gomes, maîtresse de conférences à l’Université polytechnique Hauts-de-France, conseillère de Paris.
Nayla Glaise, membre du bureau de l’Ugict et du présidium d’Eurocadres.
Ludovic Rioux, Collectif national des syndicats de livreurs Cgt
Pierre Tartakowsky, Options.
– Options : les plateformes se sont initialement présentées comme des chevaliers blancs de la liberté d’entreprendre et de la liberté. Comment définir le moment actuel ?
– Ludovic Rioux : D’un côté, et pour la première fois, le gouvernement avance des propositions sur le statut des travailleurs. Même si nous sommes très critiques sur leur contenu, c’est une première en France. Certes, elle se situe sur le terrain juridique, mais cela concerne nos conditions de travail et cristallise des enjeux dont l’issue dépendra d’un rapport de forces que nous serons capables ou pas de construire. Cela implique également la place que vont prendre certaines formes de mobilité, en lien avec la livraison au dernier kilomètre, mise en avant dans plusieurs municipalités. Ajouté à des conflits du travail, tout cela nourrit le débat public sur le statut juridique des travailleurs des plateformes : salariés ou auto-entrepreneurs ? Paradoxalement, cela se fait sans qu’on n’écoute jamais les premiers concernés et cette anormalité démocratique est d’autant plus insupportable que les entreprises concernées sont en plein développement. D’où l’importance de sa dénonciation et de l’élaboration, avec les travailleurs, de propositions syndicales permettant d’améliorer les conditions de travail.
Avec les conflits actuels, avec les organisations que la Cgt a su créer, on atteint un point de tension exacerbée par le Covid, qui se constitue en un moment charnière. Si on veut se faire entendre, c’est maintenant qu’il faut le faire.
– Barbara Gomes : Le « chevalier blanc » a de fait, beaucoup perdu de sa superbe. Cette évolution s’enracine dans une conduite qui s’inscrit volontairement au-dessus des lois. Lorsqu’une plateforme arrive sur un territoire, elle ignore la norme sociale en vigueur et exige des États concernés qu’ils plient leur système normatif à sa propre stratégie économique et managériale. La réaction des juges est donc intéressante : la loi dont ils sont chargés de l’application doit s’appliquer pareillement à tous, y compris aux plateformes de travail. En France, en Europe et partout dans le monde, on assiste alors à une vague de requalification, y compris dans des pays aux systèmes normatifs très différents. C’est le cas au Brésil, qui pourtant a eu une position plus enthousiaste à l’égard des plateformes ; au Royaume-Uni, où la justice a prononcé une décision de requalification en worker, statut qui permet d’appliquer certains pans de la législation sociale britannique ; en France, où la Cour de cassation a requalifié un chauffeur de Vtc en salarié. Pour la première fois, la Chambre sociale a accompagné la publication de sa décision en trois langues d’une note, d’un communiqué… Il s’agit d’un message fort, signifiant qu’en l’état, le droit est limpide et doit être appliqué. Façon de dire aussi au législateur que s’il veut aller à une autre configuration légale, plus précaire, il lui revient de prendre ses responsabilités. Ce revirement est tel que des plateformes comme Just Eat sont en train de basculer du côté du salariat, faisant de la stricte application du droit social un argument promotionnel vis-à-vis de leur clientèle ! Et en mars, Uber a commencé à lâcher du lest, comprenant qu’il risquait, sinon, de se voir appliquer toute la législation sociale, en bloc. D’où des stratégies a minima autour d’éventuelles concessions sur un bout de protection sociale, un bout de salaire garanti…
– Odile Chagny : Je reprendrais volontiers ce terme de charnière. On sentait venir, avant la crise sanitaire, une accélération très forte de la « plateformisation » de l’économie qui va au-delà des plateformes de mobilité les plus visibles. On voit se développer un marché énorme de plateformisation « affaire à affaire », et non plus « affaire à client ». En pleine croissance en France, cette partie immergée de l’iceberg regroupe quelque 150 de ces plateformes, où l’on trouve des métiers plutôt qualifiés, comme ceux des services numériques, mais aussi le conseil stratégique, et même le management de transition. Les directeurs d’achat s’en saisissent, ravis, grâce à un seul compte fournisseur, d’externaliser tous les risques juridiques propres à leur activité : délit de marchandage, prêt de main-d’œuvre illicite, lien de dépendance, requalification de la main-d’œuvre, etc. C’est à ce point profitable que l’association des directeurs d’achat a largement poussé au développement d’un certain nombre de ces plateformes.
– Barbara Gomes : De fait, toutes les plateformes ne sont pas des plateformes de travail – c’est-à-dire non pas de simples intermédiaires, mais des entreprises qui organisent et proposent un service, une activité, réalisée par des travailleurs qui concluent avec elles des contrats portant sur leur force de travail. La question essentielle que cela pose alors, au regard de l’application ou non du droit social, c’est de déterminer ce qu’elles proposent réellement. Ainsi, pour la Cour européenne, Uber est un service de transport, point final. La mise en relation électronique, c’est accessoire, une simple modalité du service. L’autre point décisif, c’est l’existence ou non d’un contrat. L’objet de ce contrat, c’est la location de la force de travail, pas d’un objet ou d’un service. Juridiquement, cela permet de distinguer de quel type de plateforme on parle, et donc d’avoir des réactions différentes. On ne va pas réglementer de la même façon des activités où il y a une réelle intermédiation avec de réels indépendants – et pour lesquelles il peut certes y avoir un besoin de gouvernance – et des plateformes de travail, plus problématiques en droit social, puisque les contrats conclus ont le même objet qu’un contrat de travail, que les travailleurs sont soumis à un pouvoir patronal comme les salariés, et où, sous prétexte de neutralité technologique, on leur refuse l’accès au salariat. On a pourtant juste déguisé le pouvoir de l’employeur avec des algorithmes, lesquels ne sont que la transcription en langage informatique des volontés patronales.
– Nayla Glaise : Ce « moment charnière » se traduit, sur le plan européen, par toute une réflexion autour d’un projet de directive, ce qui éclaire aussi les velléités « coopératives » d’acteurs comme Uber. Ce travail vise officiellement à « relever les défis liés aux conditions de travail via les plateformes » et a commencé par une consultation des partenaires sociaux européens. La Confédération européenne des syndicats (Ces) ainsi qu’Eurocadres ont pu réaffirmer leur position en faveur d’une présomption de salariat pour ces travailleurs. On peut d’ailleurs se féliciter de retrouver ce choix dans la nouvelle loi espagnole – une première en Europe – qui, elle aussi, présume que les livreurs à vélo sont des salariés et qu’il revient à la plateforme de prouver le contraire.
Le Parlement européen est, de son côté, saisi d’une proposition de loi qui vise à garantir aux travailleurs des plateformes l’application des normes européennes en termes de durée de travail, modalités de santé, représentation des personnels. L’important, c’est qu’aujourd’hui le statu quo apparaît impossible à tous, notamment du fait des jurisprudences qui s’accumulent un peu partout en Europe. Dans ce contexte évolutif, il existe un choix de stratégie revendicative : est-ce qu’on choisit l’égalité des droits pour tous ou un statut particulier porteur de garanties partielles ?
– Qu’est-ce qui fait que ce risque, consistant à négocier des droits au rabais au nom d’un « léger mieux », se pose avec cette force ?
– Ludovic Rioux : La difficulté c’est que, notre socle de droits étant quasi nul, on peine à élaborer des revendications ne se situant pas, de fait, en deçà des droits des autres salariés. D’autant que les travailleurs concernés sont jeunes et n’ont que rarement connu un Cdi. Les employeurs et les pouvoirs publics spéculent là-dessus. Après un long mutisme sur le statut, sur le droit d’organisation, d’expression, sur l’enjeu sanitaire, de la sécurité, le ministère du Travail a choisi de formuler ses propositions sujet par sujet en les déconnectant les unes des autres. Or, la question essentielle, celle du statut des travailleurs et de la responsabilité sociale d’un employeur qui ne dit pas son nom, doit être abordée en tant que telle. Sinon, on aboutit à des formulations qui visent à contourner tout risque de confrontation avec l’employeur réel. On avance sur le principe d’une protection sociale, mais en exonérant les employeurs de leurs cotisations… La volonté politique, ici, est clairement d’élargir notre précarité à des pans entiers du monde du travail, aux autres salariés, qualifiés ou non qualifiés. Cela se répercute sur le plan européen, de façon très négative. Ceci étant, on ne peut évidemment pas attendre qu’une directive vienne résoudre tous nos problèmes, d’autant que le cadre européen, indépendamment du caractère toujours délicat de sa transcription en matière sociale, est souvent moins disant que le socle de droit français.
– Odile Chagny : Ce qui complique toute riposte, c’est que, au-delà de leur diversité, les plateformes ont en commun d’être des objets hybrides entre un marché et une entreprise. Elles sont arrivées dans une zone de non-droit. Elles ne sont assujetties ni au droit sectoriel, ni à la régulation du travail, ni à quelque forme que ce soit de dialogue social. Ces éléments de régulation sont certes en capacité de venir dompter ces acteurs économiques, mais encore faut-il qu’une volonté politique de reconnaître la relation de subordination se manifeste, acte qu’on n’a pas affaire à du travail indépendant. Le gouvernement français, qui a choisi la voie du dialogue social, reste sur une approche très frileuse et ses résultats sont loin d’être acquis.
– Barbara Gomes : Ces sociétés ont réussi à réintroduire des mécanismes de concurrence sociale au sein de l’entreprise, au point d’en faire le principe organisateur du travail. Si elles sont hybrides, c’est justement parce qu’elles ne respectent pas le salariat qui, lui, empêche, dans une certaine mesure, la concurrence, notamment sur les tarifs. Le droit social détermine par exemple un nombre d’heures de travail à ne pas dépasser, un temps de repos à respecter, un salaire (le Smic) en deçà duquel on ne peut descendre… Cela empêche les travailleurs de se livrer une concurrence sociale terrible poussant au moins-disant social, provoquant paupérisation et conditions de travail indignes. Contraint d’intervenir, le législateur a choisi une stratégie de petites touches distinctes, au risque d’exploser la cohérence du statut salarial. C’est pourtant le contraire qu’il faudrait faire : partir du salariat, définir de quoi l’on parle – quelles plateformes sont concernées, quels travailleurs – établir qu’il s’agit de salariés et, ensuite seulement, analyser les spécificités de la profession et s’appuyer sur les conventions collectives pour s’y adapter. À procéder autrement, on oublie des sujets importants. Qu’est-ce qui va arriver aux livreurs de repas lorsque les restaurants vont rouvrir ? Certains vont perdre leur travail sans que le régime de licenciement ne s’applique ! Comment atteindre une vraie protection sociale, avec ce que cela suppose de dialogue en amont, de représentation collective et d’organisation du financement ? Si l’on part du salariat, on sait comment avancer. Si on fait l’inverse…
– Comment expliquer que le niveau de riposte reste en deçà du nécessaire ?
– Ludovic Rioux : On considère encore trop souvent, y compris dans la Cgt, que dès qu’il est question de plateformes, cela concerne de nouveaux métiers, pour lesquels il faudrait en quelque sorte imaginer des réponses. Mais ces métiers sont anciens. C’est l’organisation du travail qui est nouvelle, de même que l’échelle à laquelle elle est mise en œuvre. Par ailleurs, et contrairement à ce qui a pu se passer auparavant, nos situations au travail n’ont pas d’antériorité : pas de collègues anciens, pas d’acquis collectifs, pas de transmission… Nos syndicats sont nouveaux et confrontés à une dégradation continue des conditions de travail par le biais d’une baisse franche de la rémunération. C’est brutal et ça exclut toute approche dogmatique, du genre : seule solution, le salariat. C’est dans la discussion avec nos collègues qu’on arrive à défendre l’idée qu’il faut un progrès dans les droits, qu’on facilite la reformulation de réponses déjà existantes dans les conventions collectives et qu’on permet leur appropriation afin que le législateur ne soit pas tenté de pérenniser un tiers statut qui n’aurait pour seul but que de mettre à mal le Code du travail et les conventions collectives, dont les droits devraient a minima s’appliquer aux travailleurs des plateformes ! À défaut, on risque une déconnexion entre, d’une part, la prise en compte par nos collègues de leurs besoins et, d’autre part, la manière d’y répondre. Nous avons besoin d’une élaboration à la fois collective et individuelle, soit un équilibre compliqué dont la construction nécessite un temps long, souvent antinomique d’un vécu précaire.
Si on applique le cadre salarial, cela signifie aussi la possibilité d’avoir un comité social et économique (Cse) pouvant intervenir sur l’organisation de l’entreprise et du travail. Il devient possible d’exiger des experts en matière algorithmique capables d’établir des protocoles et des vérifications, de permettre aux travailleurs de s’approprier l’organisation du travail.
– Odile Chagny : Il n’y a clairement pas de recettes revendicatives. Nous sommes impliqués, avec la Ces, dans un projet qui vise la représentation des travailleurs : comment s’organiser, construire un rapport de force, aller à une négociation… Nous travaillons avec beaucoup de syndicalistes et ce qui est frappant, c’est que chaque problème s’avère extrêmement compliqué, qu’il y a un énorme besoin de montées en compétences, qu’il faut être à l’écoute pour construire du revendicatif. Hors de ça… Les expériences de plateformes numériques syndicales, par exemple, tournent souvent à la coquille vide. Alors quel type d’outil digital mobiliser ? Faut-il aller sur les réseaux sociaux et si oui, lesquels ? On se rend compte qu’il n’y a que des cas particuliers, qui s’élaborent avec un mode d’action pas toujours présent dans les Adn syndicaux, et dont une large part se cristallise de façon singulière dans le conflit, mais pas en amont.
– Barbara Gomes : Il y a quelques années, les travailleurs, leurs représentants informels refusaient d’entendre le seul mot de « salariat ». On a dû s’adapter juridiquement pour penser des dispositifs qui permettraient quand même d’être audibles dans le cadre de la proposition de loi n° 717 présentée par le groupe communiste au Sénat – et notamment par Fabien Gay et Pascal Savoldelli. C’est pourquoi, plutôt que la notion de présomption de salariat, nous avions mis en avant celle d’assimilation. Cela revient quasiment au même en pratique, puisque tous les droits sociaux applicables aux salariés avaient vocation à s’appliquer aux « assimilés », c’est-à-dire les travailleurs des plateformes (livreurs et Vtc). C’était plus simple à présenter et plus efficace pour dire : dans ce cas, tout le droit social, individuel, collectif, et la protection sociale s’applique. Cette loi a été rejetée au Sénat mais, aujourd’hui, c’est devenu une perspective tangible. D’autant que les besoins, notamment en matière de représentation syndicale au sein des plateformes, sont très forts. Or, si on applique le cadre salarial, cela signifie aussi la possibilité d’avoir un comité social et économique (Cse) pouvant intervenir sur l’organisation de l’entreprise et du travail. Il devient alors possible, sur le modèle des experts-comptables, d’exiger d’avoir des experts en matière algorithmique capables d’établir des protocoles et des vérifications, de permettre aux travailleurs de se réapproprier l’organisation du travail.
– Nayla Glaize : Cela rejoint ce que l’Ugict formule dans ses revendications sur l’intelligence artificielle, à savoir un droit de contrôle. À cet égard, il faut se féliciter de la décision du tribunal de Bologne qui, le 31 décembre, a jugé qu’un algorithme qui pénalisait certains livreurs de repas sur la base de critères obscurs engageait la responsabilité de l’employeur. D’où l’importance d’un Cse en capacité d’intervenir sur les algorithmes… Je crois également qu’il faudrait davantage s’adresser aux consommateurs. D’une part pour exposer la réalité du travail dans la plateforme, question qui a explosé durant les premiers temps de la pandémie, et d’autre part pour mettre sur la table l’usage des données recueillies. Elles sont traitées aujourd’hui dans une opacité totale, alors qu’elles constituent une énorme source de profits. Il faut précipiter une prise de conscience sur cette dimension, qui est au cœur de la production de valeur de l’entreprise.
– Odile Chagny : Avec les données, on est effectivement confronté à un nouveau modèle de production de valeur, dans lequel le consommateur devrait aussi être associé à une forme de responsabilisation sur son implication à valider ou non un certain type de prédation. Le consommateur pourrait accepter de payer un prix plus élevé, si tant est que cela conditionne une rémunération décente. La plateforme pourrait, elle, être amenée à baisser sa commission et le travailleur aurait, lui, un statut et une rémunération décente. Ce partage de la valeur qui, pour le coup, est un vrai objet de dialogue et de négociation, est beaucoup trop absent des réflexions collectives.
Ces sociétés ont réussi à réintroduire des mécanismes de concurrence sociale au sein de l’entreprise, au point d’en faire le principe organisateur du travail. Si elles sont hybrides, c’est justement parce qu’elles ne respectent pas le salariat qui, lui, empêche, dans une certaine mesure, la concurrence.
Après deux années difficiles, les futurs bacheliers attendent avec appréhension le verdict de la plateforme d’accès à l’enseignement supérieur.
Le bac 2021 sera, comme en 2020 (95,7 % de réussite), une formalité. Sauf que cette première session du bac Blanquer a cumulé les couacs : il se termine avec une épreuve de philosophie, pour l’heure maintenue mais dont la note ne comptera que si elle est meilleure que celle de contrôle continu (!) et un « grand oral » encore hypothétique mais auquel le ministre tient coûte que coûte, quitte à l’aménager. Les lycéens s’inquiètent surtout de ce que vaudra vraiment leur « bac Covid », essentiellement basé sur le contrôle continu, donc sur des évaluations difficilement comparables au niveau national.
La tension s’avère d’autant plus grande à l’approche du 27 mai, date à laquelle la plateforme d’orientation dans l’enseignement supérieur Parcoursup donnera ses premières réponses aux vœux des élèves de terminale. Là aussi, en fonction de critères très aléatoires. La crise sanitaire a accentué les inégalités de conditions d’études. Certains lycées privés n’ont d’ailleurs eu aucun scrupule à spécifier que leurs élèves, contrairement à d’autres, avaient pu suivre leurs cours en 100 % présentiel aussi longtemps que les préconisations ministérielles l’avaient toléré. De nombreux bacheliers n’ont pas travaillé l’ensemble des programmes du nouveau bac, ce que le ministre a fini par admettre puisqu’il a annulé la plupart des épreuves écrites ou orales.
Le contexte semble avoir eu un autre effet : la tendance de nombreux lycées à surévaluer et à surnoter leurs élèves. Parcoursup n’a d’ailleurs pas pris en compte les notes du troisième trimestre 2020. D’après les remontées des vœux sur la plateforme, les filières qui ont le moins souffert de la crise sanitaire sont plus demandées, ainsi des Bts, mais aussi des classes préparatoires, et des filières médicales (9 % des vœux – hors apprentissage – se portent sur une école d’infirmière).
Parcoursup enregistre cette année 64 100 primo-inscrits, mais 931 000 candidats, le surplus étant principalement dû à des réorientations. Une note ministérielle concède d’ailleurs qu’il est difficile d’évaluer l’impact de Parcoursup sur le léger recul des échecs en première année (– 5 points) car de nombreuses filières (comme les Staps) sont devenues plus sélectives et se sont fermées à des bacheliers plus modestes. La proportion en L1 de bacheliers issus d’un milieu social défavorisé est passée de 26,3 % en 2016 à 23,6 % en 2018. Le taux d’étudiants issus des bacs pro diminue aussi, de 7,6 % à 4,9 %, au profit des bacs généraux.
Les places en master sont insuffisantes. Instaurée en 2017, la sélection dès le M1, estimée plus logique, et censée être pondérée par le « droit à la poursuite d’études », continue d’exclure et de générer des inégalités.
Dure fin d’année universitaire pour Armand, en 3e année de licence (L3) de droit à Paris‑II Panthéon-Assas. En plein milieu des examens après des mois éprouvants d’enseignement à distance, il doit aussi trouver du temps pour postuler, , au plus grand nombre de masters possible, afin de se donner les meilleures chances d’être admis en M1. Depuis 2017, il ne suffit plus d’obtenir une licence pour entrer en master. La sélection, qui ne s’opérait pas avant le passage en M2, est désormais effective dès l’entrée en M1. Officiellement, il ne s’agit pas de remettre en cause le « droit à la poursuite d’études » qui a même été réaffirmé au moment de cette réforme. En réalité, les places en master n’étant pas suffisantes, en particulier dans les masters les plus prisés, les recalés et les abandons se multiplient.
« Même si elle nous donnait la priorité, poursuit Armand, Assas ne pourrait offrir de places qu’à la moitié de ses L3. Or notre faculté doit aussi examiner des candidatures de toute la France, le droit étant une des filières les plus en tension. » Armand a listé sur un tableur Excel les masters qui l’intéressent dans près de 30 universités. « Le portail Trouvermonmaster.gouv.fr ne les recense pas tous. De plus, chaque procédure est spécifique, en termes de calendrier d’ouverture, de clôture des candidatures, de profils requis. Certaines font l’objet de questionnaires, de tests voire d’examens, ou exigent des recommandations en plus des Cv et lettre de motivation circonstanciée. En cas d’avis favorable, on ne dispose que de quelques jours pour confirmer sa demande : c’est ce qu’ils font, même s’ils attendent d’autres réponses, ce qui bloque l’attente des autres. »
Trouvermonmaster.gouv.fr… ou pas
Armand souligne aussi d’autres obstacles à ce parcours du combattant : « Notre faculté ne nous offre aucune aide, considérant que cela fait partie de notre formation de construire notre parcours tout seul. Ceux qui peuvent bénéficier d’un entourage avisé, ou qui disposent des moyens financiers pour s’installer au dernier moment n’importe où, se montrent évidemment plus détendus. » Boursier et contraint de travailler à temps partiel, Armand sait que lui devra sans doute accepter un master moins prisé pour rester chez ses parents et pouvoir poursuivre ses études.
Noa a un peu moins de stress, quoique. En L3 de géosciences à Bordeaux, elle étudie actuellement pour un semestre en Corée du Sud : « À Bordeaux, ils ont suivi, des séances d’accompagnement pour leurs candidatures en master. Une aide précieuse, d’autant que le portail gouvernemental comme les infos fournies par les universités ne sont pas toujours clairs. Je suis pour ma part conseillée par le coordinateur des étudiants en mobilité. Par ailleurs, Bordeaux donne un petit bonus à ses étudiants, les masters n’y sont pas trop en tension, sauf en océanographie (de l’ordre d’une place pour 20 candidats). Mais ceux qui m’intéressent le plus (à Pau et Montpellier) sont rares et très sélectifs ! Je ne trouve pas logique de limiter le nombre de places indépendamment de la qualité des candidatures, d’autant qu’arriver jusqu’en master c’est déjà prouver son investissement. Dans ma licence, nous sommes passés de 100 en L1 à 40 en L3… »
Depuis la réforme, le nombre de places en master reste stable (580 000 en M1 et M2) alors que les entrées à l’université continuent d’augmenter (+ 90 000 pour 2020 et 2021). Les L3 ne souhaitent pas tous poursuivre en M1, mais les recalés ou ceux qui abandonnent faute d’être acceptés dans un master qui corresponde à leur projet professionnel sont de plus en plus nombreux. Une étude ministérielle montre que même quand les Rectorats sollicitent les universités pour une deuxième phase d’admission, leurs propositions restent limitées (79 048 demandes, 1 486 repêchages acceptés en 2020). Certains étudiants déboutés vont pourtant jusqu’à des grèves de la faim pour faire valoir leur « droit à la poursuite d’étude ». Un rapport récent du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hceres) confirme. En 2020, 11 566 L3 ont déposé des saisines auprès de leur rectorat (contre 5 061 en 2019), et seulement une sur cinq a été satisfaite.
Jusqu’à présent, les rectorats devaient proposer aux déboutés au moins trois autres masters où des places restaient vacantes. Un nouvel arrêté plus restrictif doit être appliqué à partir de juin. L’étudiant ne pourra pas saisir le rectorat avant d’avoir été débouté de toutes ses demandes, et à condition d’en avoir fait au moins cinq, dont deux dans l’académie concernée. Le rectorat n’aura plus que deux propositions à lui faire, et l’étudiant n’aura que huit jours et non plus quinze pour se décider. Par ailleurs, sur requête d’une étudiante en psychologie d’Orléans, le Conseil d’État a statué en janvier que les jurys étaient souverains et n’avaient pas à motiver le choix ou le rejet d’un étudiant.
« Les universités profitent du flou juridique pour abandonner certains étudiants à leur sort, déplore Frédérique Bey, membre du bureau de la Ferc-Sup-Cgt et représentante Cgt au Cneser. Le ministère a pourtant instauré ce dispositif de saisine pour rendre moins inacceptable la sélection en master 1. Il vient aussi de restreindre la liste des compatibilités entre L3 et M1, pour limiter la recevabilité des demandes. La vraie solution serait de donner des moyens à l’enseignement supérieur, qui perd encore des postes quand le nombre d’étudiants augmente. L’État organise la pénurie de places et poursuit son désengagement. Pendant ce temps, des écoles privées se positionnent pour répondre aux déboutés qui ont les moyens de payer des frais de scolarité allant parfois jusqu’à 15 000 euros l’année. Elles font le forcing auprès du Cneser pour faire labelliser leurs formations au grade master. Même certaines universités créent des filières distinctes, les diplômes universitaires (Du) plus accessibles à condition de payer plus ». L’ascenseur social sera réservé à ceux qui ont déjà accès aux étages supérieurs.
L’ouvrage d’un collectif de trente-cinq historiens réunis autour de Michel Cordillot et paru aux éditions de l’Atelier offre un panorama remarquable et nuancé de ce que fut – et reste – la Commune de Paris.
La Commune de Paris de 1871 n’a cessé de hanter l’imaginaire des révolutionnaires du monde entier, produisant un double modèle de référence, soit d’une insurrection libertaire, première appropriation moderne et démocratique du pouvoir, soit, à l’inverse, de ce que l’anarchie d’un peuple débridé peut porter en elle de violences et de désordres. Ordre, désordre : deux figures s’opposent et, avec elles, leurs représentations sociales. D’un côté, la figure du militant ouvrier aspirant à la dignité de la liberté ; de l’autre, la caricature de la pétroleuse, haineuse et avinée, symbole du dérèglement social et sexuel.
La paix des cimetières que fera régner Thiers ne fera qu’exacerber cet écartèlement mythifiant et il faudra attendre près d’un siècle pour que l’analyse et l’étude des faits concrets, la personnalité des acteurs, leurs motivations individuelles et collectives sortent du mythe pour s’inscrire de plain-pied dans l’histoire. C’est que la charge symbolique est énorme. Comme le souligne Michel Cordillot, coordinateur de l’ouvrage (Michel Cordillot (coord.), La Commune de Paris, 1871. Les acteurs, l’événement, les lieux, L’Atelier, 2021, 1 440 pages, 34,50 euros.), « la Commune constitua un moment charnière à la fois dans le mouvement de républicanisation de la France sur la longue durée, et dans la prise de conscience que l’accession au pouvoir des représentants des classes populaires n’était plus du domaine de l’impensable, ouvrant ainsi la voie aux luttes sociales et politiques à venir. Aussi ce bref moment constitua-t-il une vraie séquence en rupture avec l’ancien monde, durant laquelle l’avènement d’un monde nouveau répondant enfin à des espérances populaires plusieurs fois déçues redevint brièvement d’actualité ».
De fait, la commémoration des 150 ans de la Commune de Paris a donné lieu à une floraison de publications, de manifestations et d’initiatives militantes, venant s’ajouter à un patrimoine déjà impressionnant. Ce foisonnement atteste de la vivacité des débats, de la permanence des enjeux de mémoire et des relectures ultérieures de l’évènement, y compris d’ailleurs parmi ceux qui s’en sont réclamés et s’en sentent toujours héritiers.
La Commune une réalité humaine au-delà des clichés
L’héritage est donc riche et mérite d’être connu, mieux encore : exploré. Que fut donc, en réalité, la Commune de Paris ? Quels enjeux a-t-elle soulevés, et quelles controverses en entourent la mémoire ? Quels lieux emblématiques de la capitale a-t-elle marqués de son empreinte ? Enfin, et surtout, qui étaient celles et ceux qui y ont pris part ? Que furent leur vie, leurs engagements ? Sur cet ensemble de questions, l’ouvrage des éditions de l’Atelier apporte un lot de réponses remarquable, à la fois claires, accessibles et érudites, tant sur le fond que sur la forme.
De fait, cet ouvrage, regroupe l’ensemble des connaissances cumulées au sujet de la Commune. Richement illustré, il constitue une entrée sans équivalent dans cette page encore trop mal connue de l’histoire sociale française et internationale. Certes, l’objet intimide. Mille quatre cent et quelques pages, il y a de quoi faire hésiter n’importe quel lecteur. Mais ce moment est de courte durée, car en même temps qu’il impressionne, ce livre séduit. Le regard, très vite, s’y fraie son chemin. La maquette, élégante et délicate, facilite les entrées et le lecteur se surprend assez rapidement à « surfer » d’une illustration à l’autre, d’une biographie à la suivante. À cet égard, il s’opère quelque chose de rare, de poétique presque, dans la relation qui se construit entre les textes proprement dits et les documents, dont la plupart proviennent de donations familiales, dépôt de reliques faisant écho aux voix des fusillés d’il y a 150 ans. Un beau livre, donc, au sens où l’on parle de ceux que l’on offre ou qu’on souhaite se voir offrir, mais également parce que sa beauté plastique renvoie, magiquement presque, à celle de l’événement lui-même, de celles et ceux qui en furent les acteurs.
Les intellectuels et les cadres, fortement présents
Ce retour des morts s’opère par la grâce d’un échantillonnage raisonné de quelque 500 notices biographiques extraites du site du dictionnaire Maitron en ligne. Chacune d’entre elle est aussi brève qu’attachante et réussit le tour de force de nous rendre proches et vivants ces femmes et ces hommes, avec leurs origines, leurs engagements, leurs métiers, vont « faire commune ». Ces 500 portraits vont des plus connus aux plus modestes, faisant la place aux inconnus, aux fusillés ou aux condamnés à l’exil sous X, dont témoignent des photos non identifiées.
Cette richesse biographique permet de prendre de la distance avec « le communard ». Cet archétype n’existe pas. Héros collectif, il est en fait incarné par une humanité d’une fascinante diversité professionnelle… Relevons que nombre d’entre eux, à l’image d’Eugène Varlin ou de Jean Allemane, tous deux ouvriers du livre, incarnent de façon symbolique le prolétariat qualifié montant. D’autres attestent d’un engagement révolutionnaire chez ceux qu’on n’appellera que bien plus tard des « intellectuels » ou des « cadres ». On pense ainsi à André Alavoine, sous-directeur de l’Imprimerie nationale ; à Hector Aubry, chef du bureau de la caisse a la recette principale des postes ; à Jean Barberet et à Jules Vallès, journalistes ; également aux nombreux militaires gradés, déployant leur savoir-faire au service de la Commune, comme Pierre Martine, président du jury du concours de recrutement d’officiers d’état-major.
Enfin, ce voyage en biographies, dont chaque page réserve une surprise, permet d’apprécier à sa juste valeur la part que prennent les femmes dans ce processus révolutionnaire. Parmi celles que l’on flétrira de l’expression de « pétroleuses », on pense évidemment à Louise Michel mais aussi André Léo, journaliste socialiste et féministe, présidente de la commission de l’enseignement professionnel des jeunes filles ou encore à Élisabeth Dmitrieff, émissaire du conseil général de l’Internationale, cofondatrice et dirigeante de l’Union des femmes…
Ce kaléidoscope est d’une telle richesse qu’il pourrait donner le tournis, n’était le classement par listes récapitulatives de métiers et de nationalités, et la présence d’annexes regroupant les communards par institutions ou par fonctions, s’agissant des services publics ou des chirurgiens des bataillons.
Un outil multiforme pour un événement multidimensionnel
Intercalées entre ces listes, cinq grandes parties à vocation analytique permettent de saisir la puissance du projet qui saisit les acteurs et les transfigure en une histoire en marche. Les fiches biographiques se retrouvent ainsi inscrites dans une perspective historique redonnant toute leur dimension dynamique aux événements, à leurs chronologies, au contexte des fronts multiples que la Commune affronte. Signalons enfin que chacune des contributions constitutives de ces cinq ensembles s’achève par une bibliographie « pour aller plus loin », et que le lecteur passionné pourra se référer aux cartes interactives des lieux d’habitation des communards, de leurs cafés, des barricades et d’autres encore, qui se trouvent sur le site du Maitron. On s’attardera plus particulièrement sur les deux derniers de ces ensembles, consacrés aux « débats et controverses » qui animent les communards et qui leur survivent aujourd’hui. Comme le note Roger Martelli dans sa contribution, « il n’est pas absurde de placer la Commune, “ce sphynx qui met l’entendement bourgeois a si dure épreuve” (Karl Marx) sous l’intitulé de l’utopie. Elle est, comme le rappelle Pierre Rosanvallon, un de ces moments “où le peuple se manifeste dans l’incandescence de l’événement”. Elle relève donc des césures par lesquelles l’histoire échappe à la fatalité, où se renégocient les limites du dicible et de l’indicible, du légitime et de l’illégitime, du possible et de l’impossible ».
Raison pour laquelle cette utopie charrie à travers l’histoire une série de problématiques d’une brûlante actualité. On pense évidemment, entre autres, à la question centrale de la représentation, à la redoutable efficacité de la répression, au rapport compliqué de la Commune à l’idéal républicain. Autant de sujets qui, aujourd’hui encore, animent les réflexions politiques de celles et ceux qui, à un titre ou à un autre, s’acharnent à monter, encore et toujours, « à l’assaut du ciel ».
Avec la pandémie, le télétravail s’est généralisé parmi les Ictam. Mais sera-t-il un outil au service du progrès social, ou tout le contraire ? Comment seront répartis les gains de productivité ? Réduction du temps de travail et du chômage, ou intensification et flexibilité ? En bouleversant le rapport au temps, il questionne sur l’équilibre […]
Avec la pandémie, le télétravail s’est généralisé parmi les Ictam. Mais sera-t-il un outil au service du progrès social, ou tout le contraire ? Comment seront répartis les gains de productivité ? Réduction du temps de travail et du chômage, ou intensification et flexibilité ? En bouleversant le rapport au temps, il questionne sur l’équilibre des temps de vie, le lien social. Quelles relations dans l’entreprise, quelle place pour les syndicats ? Le télétravail entérinera-t-il un recul de la démocratie ?
Même partiel, il modifie aussi le rapport à l’espace, mettant en cause la localisation des emplois, leur nombre, leur existence même. Comment le penser en prenant en compte le maillage territorial ?
Enfin, le télétravail bouscule le management, qui voit se réduire les relations de proximité, et croître ses responsabilités en matière de santé au travail. Un management dont les capacités et l’utilité sont dénigrées par le Medef et par- fois au sein même du syndicalisme. « Circulez, y a rien à voir »… ni à discuter au sujet d’un management alternatif aux logiques de mise
en concurrence des individus et de baisse du prix du travail. Pendant ce temps, le Wall Street management est déployé au forceps dans la fonction publique, et les employeurs s’activent pour imposer une nouvelle conception de l’encadrement et une reprise en main des cadres dirigeants !
Ainsi, nombre de branches professionnelles, sans aucun dialogue avec les syndicats, optent pour un raccourcissement des lignes hiérarchiques, davantage de verticalité, et un changement radical de l’encadrement de proximité, censé renoncer à tout exercice de son expertise.
Le télétravail est un enjeu spécifique, mais nullement catégoriel, puisqu’au-delà des Ictam il impacte tout le salariat et la collectivité. En structurant de nouvelles relations sociales, il change les conditions de vie, fragilise potentiellement le statut de salarié, détruit et restructure les emplois. Le sujet est d’ampleur : nouveaux rapports sociaux, conception de l’encadrement, risques de dégradation de la santé au travail, nouvelles discriminations faites aux femmes dans le cadre d’un télétravail en mode dégradé… Il nous faut tout appréhender.
Aussi, l’Ugict lance une nouvelle grande enquête, élaborée avec des syndiqués experts de la Dares et de la Drees. Ses résultats seront publiés fin juin et permettront d’interpeller le gouvernement et le patronat sur la nécessité d’encadrer le télétravail et de prévenir les risques psychosociaux ; d’ouvrir des négociations sur les transformations que ce mode d’organisation du travail préfigure.
Choisissons ensemble la façon dont nous ferons du télétravail. Participons massivement à cette enquête pour confronter nos vécus et exiger que le télétravail réponde aux aspirations de bien travailler et de vivre autrement, en renouant avec le progrès social et environnemental.
Marie-José Kotlicki, COSECRÉTAIRE GÉNÉRALE DE L’UGICT-CGT DIRECTRICE D’OPTIONS
Le rassemblement de policiers du 19 mai doit être pris au sérieux. Il exprime une crise à la fois spécifique et sociale, exacerbée par des événements dramatiques, et son expression est hautement instrumentalisée, avec succès. L’émotion et la colère manifestées par les policiers face à des actes violents, parfois barbares, dont ils sont la cible ne sont évidemment pas discutables, pas plus que ne l’est la mise en cause de leurs conditions de travail. Insuffisants en nombre, largement du fait de Nicolas Sarkozy, ils ont dû gérer successivement plusieurs états d’urgence antiterroristes et un état d’urgence sanitaire. Ils ont été délibérément conduits à affronter violemment les manifestants défendant leurs retraites, les gilets jaunes, les écologistes rassemblés autour de l’enjeu du réchauffement climatique… Corrélativement, ils ont continué à assumer un quotidien professionnel ingrat : querelles domestiques, de voisinage, vols et trafics en tous genres, conduites à risques de personnes en souffrance… Toutes choses qui mériteraient d’être prises au sérieux par les pouvoirs publics, par les organisations syndicales et par les élus, avec l’objectif simple et clair d’améliorer les conditions de travail des uns et la sécurité de tous.
L’image qui se dégage du rassemblement policier du 19 mai est très loin de ces préoccupations légitimes. Organisé par les principaux syndicats de policiers, aux sympathies affichées pour la droite extrême, en face de l’Assemblée nationale, revendiquant la protection de ceux qui « protègent la République », il s’inscrit dans une surenchère qui n’a rien de républicain. Les responsables gouvernementaux et syndicaux ont adopté de longue date le principe d’un refus systématique de la moindre mise en cause de l’action de la police. Aujourd’hui, n’importe quel service public peut être critiqué, et il l’est, en fonction d’une norme démocratique banale et saine. Mais cela ne vaut pas pour la police, loin de là. Ce tabou ne lui rend évidemment pas service : il la coupe largement des réalités du pays et encourage – en son sein comme au sein du gouvernement – un emballement sécuritaire et démagogique.
« Le problème de la police, c’est la justice », vraiment ?
Le problème, avec les démagogues, n’est pas qu’ils fassent des promesses, mais qu’ils ne les tiennent jamais. Le fameux « au Kärcher » de Nicolas Sarkozy n’est qu’une illustration parmi d’autres de cette manie qu’ont la plupart des ministres de l’Intérieur de rouler des mécaniques tout en coupant dans les budgets, et de jouer des muscles face aux faibles, en méprisant hautement leur responsabilité de gardien de la paix. Arrive toujours le moment du bilan, celui où il devient manifeste aux yeux du plus grand nombre que les problèmes posés ne se résolvent pas automatiquement à grands coups de flash-ball, d’yeux crevés et de crânes fêlés.
Dans un contexte où évoquer la police en termes de violences, de racisme, de procédures bâclées ou – pire – montées de toutes pièces contre des passants ordinaires fait courir le risque d’être stigmatisé comme ennemi de la France, comment s’en sortir ? L’efficacité implique un retour sur le réel et une évaluation de ce qui a été mis en œuvre, retour qui peut être douloureux. La démagogie, cousine de la lâcheté, s’occupe, elle, de désigner des responsables. N’importe lesquels, à n’importe quel prix. Le 19 mai, on a ainsi pu entendre reprises les éternelles attaques contre le laxisme des juges, fantasme que démentent, hélas, toutes les statistiques judiciaires qui font, elles, état d’incarcérations toujours plus nombreuses, de peines toujours plus lourdes, de lois toujours plus sécuritaires.
Dénonçant l’« impunité systématique » des délinquants et appelant à « changer de système, de paradigme », les orateurs ont su mobiliser la colère et l’émotion nées de récents drames pour se poser en interlocuteurs obligés, incontournables, du pouvoir, dont ils n’hésitent plus à tordre le bras. Non sans succès. À preuve, le Beauvau de la police, convoqué par le président de la République en personne afin de régler le problème des violences policières, les a totalement évacuées, le terme même ayant été décrété innommable par la haute hiérarchie policière.
En défense de la République, vraiment ?
Après le drame d’Avignon, l’exécutif s’est empressé de céder à la demande d’une peine incompressible de trente années d’emprisonnement pour les agresseurs des forces de l’ordre. Tous les spécialistes de la question le savent, une escalade de cet ordre, souvent mise en œuvre dans différents pays, loin de freiner la violence, ne fait que l’alimenter. Mais elle peut calmer les troupes. Pour un bref moment. En attendant, on aura vu le ministre de l’Intérieur venir à un rassemblement qui conspuait le garde des Sceaux du gouvernement dont il est lui-même membre ; on aura vu le ban et l’arrière-ban des partis politiques participer, au coude à coude avec le Rassemblement national, à une opération dont les arrière-pensées et les propos ont peu de choses à voir avec la démocratie et la sécurité.
Au bout de cette logique, on trouve les préconisations d’un groupuscule syndical intimant au président de la République d’organiser le « bouclage des 600 territoires perdus de la République, y compris avec le renfort de l’armée, en contrôlant et en limitant les entrées et sorties de ces zones par des check-points, sur le modèle israélien de séparation mis en place avec les territoires palestiniens » et de « s’inspirer du modèle brésilien et philippin en matière de lutte contre le narcoterrorisme », modèle dont on sait qu’il a accumulé beaucoup de morts et de victimes, au rang desquelles on peut inscrire la démocratie.
Accompagner – même en se bouchant le nez – de tels délires, au prétexte qu’on aurait « besoin de la police » relève au mieux de la myopie, au pire d’une course au pouvoir sans principe et, d’avance, perdante. Le fait est que nous avons un gouvernement faible et prêt à tout pour paraître fort. Les extrêmes droites, dont le spectre déborde largement le seul Rn, en jouent allègrement. De militaires en policiers, elles font monter la pression sur l’exécutif pour qu’il s’enfonce, toujours plus loin dans une impasse marécageuse dont elles se présenteront comme l’unique issue.
Recherche et développement : rompre avec l’étau du court terme
Article mis en ligne le 30 avril 2021,
publié dans Options n° 666
La pandémie a mis en relief l’importance de la recherche et développement (R&D), ainsi que d’un État stratège en ces domaines. Reste que les décisions prises au niveau des entreprises et de l’exécutif leur tournent le dos. Quel rôle, alors, le syndicalisme peut-il jouer ?
PARTICIPANTS:
Sylviane Lejeune, coanimatrice du collectif Recherche de la Cgt.
Jean-Marc Nicolas, secrétaire général de la Cgt-Ferc-Sup.
Laurent Richard, délégué syndical central Cgt-Nokia Nozay.
Laurent Ziegelmeyer, délégué syndical central adjoint Cgt-Sanofi R&D.
Pierre Tartakowsky,Options.
–Options: Comment analysez-vous les politiques à l’œuvre en matière de R&D dans vos entreprises et secteurs respectifs?
–Laurent Ziegelmeyer: Les attentes créées par la pandémie vis-à-vis de la recherche pharmaceutique sont gigantesques, c’est vrai. Le décalage est d’autant plus énorme. Chez Sanofi, en une seule année, nous avons dégagé 4milliards de dividendes pour les actionnaires, subi un nouveau plan de suppression de postes, notamment dans la recherche, et produit zéro vaccin. Ça fait beaucoup! C’est qu’en dix ans, on est passé de 11 centres de recherche à 3, et de plus de 7000 chercheurs à bientôt moins de 3000! La sous-traitance a été développée dans tous les secteurs, toutes les activités, tous les axes thérapeutiques. Il faut y ajouter que cette crise révèle certains retards technologiques par manque d’investissements. À titre d’anecdote, il y a trois ans, l’entreprise a refusé d’acheter Moderna… On peut en tirer plusieurs leçons. La première, c’est que la financiarisation induit un décalage profond entre le temps long nécessaire aux métiers de la recherche, singulièrement pour les médicaments, et le court-termisme frénétique du retour sur investissement. On en est à plus de 50% des bénéfices reversés à l’actionnariat, lequel d’ailleurs en demande toujours plus. La seconde, c’est que la perte de sens qui en résulte chez les collègues décourage aussi l’esprit d’initiative. La fierté de sortir des médicaments qui peuvent soigner des gens a disparu… Les salariés sont au travail, mais ils ne s’y retrouvent pas. La troisième enfin, c’est qu’on ne comble pas les retards technologiques, même en faisant appel à l’«agilité» des start-up. Il est vrai qu’elles se développent loin de la bureaucratie et du reporting qui plombe les organisations du travail dans les grandes entreprises. En sont-elles plus efficaces? Au vu de leur espérance moyenne de vie, on peut en douter…
–Laurent Richard: Nous sommes confrontés à des mécaniques du même ordre, avec des retombées similaires sur la R&D. Pour mémoire, nous sommes issus du démantèlement d’Alcatel-Lucent, issu de la fusion de deux géants des télécoms avec un centre de décision en France. Avec l’absorption de ce groupe par Nokia, validée par Emmanuel Macron, à l’époque ministre des Finances, le gouvernement souhaitait la constitution du numéro1 des télécoms européen. Son absence de vision stratégique a conduit à céder une entreprise en difficulté de trésorerie, mais avec de bons produits et des clients majeurs, à Nokia, qui avait nettement moins de clients, fonctionnait de bric et de broc mais possédait un trésor de guerre. On est donc passé d’un acteur des télécoms enraciné en France à une direction finlandaise mue par une vision financière et nationaliste, qui voulait mettre la main sur notre clientèle. L’effet d’aubaine du crédit impôt recherche a été flagrant: nos compétences ont été utilisées, tout en aspirant l’argent public vers la Finlande et en optimisant financièrement, pour rapatrier et recentrer les activités stratégiques en Finlande. Le bilan, c’est une perte de l’essentiel du cœur de métier, télécom auparavant en France. Cela affaiblit d’autant notre capacité à penser nos technologies comme objet social; à réfléchir à leurs usages, aux problèmes qu’elles soulèvent et aux solutions possibles. Le plan social actuel, qui concerne 1000 personnes à peu près, va évidemment percuter et faire disparaître une foule de métiers stratégiques. Avec, là encore, des retombées négatives très fortes: l’expérience démontre que les transferts effectués à l’étranger ont été réalisés à bas coûts, au détriment du temps nécessaire à une formation de bon niveau des équipes accueillantes et sans prise en compte de ce que la direction considère toujours comme des externalités, notamment la propreté de l’énergie utilisée.
–Jean-Marc Nicolas: Je voudrais partir d’un constat, à savoir les liens entre la recherche publique et l’entreprise, entre la santé et l’environnement. Les vaccins, par exemple, requièrent énormément de recherche fondamentale, associée à une capacité de fabrication. De même, si la santé passe par la vaccination, elle passe aussi par l’environnement et ce sont des enjeux colossaux pour les temps à venir, qui requièrent des moyens conjugués et du temps. Or, depuis des décennies, les gouvernements n’ont eu de cesse de restructurer notre modèle d’enseignement supérieur et de recherche sous couvert de l’inscrire dans une concurrence internationale supposée être un facteur d’efficience. Cela s’est traduit par des vagues successives de lois et de restructurations visant à concentrer les outils, à multiplier les changements statutaires et, ce faisant, à modifier en profondeur l’organisation du travail, le tout sur fond d’austérité budgétaire accentuée. Ce faisant, on a extrait les travailleurs du temps long de la recherche pour les inscrire dans un temps court, celui de la précarité. Le taux de précarité dans l’enseignement supérieur et la recherche tourne autour de 35% car on n’embauche plus assez de fonctionnaires. Ce déficit de recrutement, la précarité, sont partagés par tous les secteurs – sciences humaines et sciences exactes –, ce qui explique d’ailleurs le caractère unanime des mouvements de protestation organisés par la communauté scientifique. Car ce sont les mécanismes mêmes du financement qui induisent de la précarité. Pour mener à bien le projet financé, on embauche un contractuel de haut niveau, chercheur ou ingénieur. Une fois le projet terminé, son contrat l’est aussi.
–Sylviane Lejeune: Il faut souligner, à cet égard, que la loi pour la recherche (Lpr) votée récemment en pleine crise sanitaire – avec un énorme déficit de débat public et parlementaire – est sans commune mesure avec l’urgence posée par le décrochage de notre pays – a fortiori avec les enjeux des transitions écologique et numérique. On programme un peu plus de 5milliards supplémentaires alors qu’il en manque 20 aujourd’hui. Encore ce très faible montant est-il distribué en fonction de projets, un système dont les effets négatifs viennent d’être décrits par Jean-Marc. Si cette loi voulait réellement, comme elle le prétend, réarmer historiquement le pays, elle aurait dû prévoir d’atteindre tout de suite les 3% du Pib alloués à la recherche, conformément à l’engagement pris par la France en 2000: nous sommes à moins de 2,2% Plus profondément, cette Lpr accentue une dégradation engendrée par les réformes antérieures et confirme un schéma de réorganisation de la recherche guidé par les mouvements des marchés et l’attrait pour des gains financiers immédiats. Elle renforce aussi une concentration déjà inquiétante. La France avait réussi à développer, un peu partout dans les régions, des universités en mesure de développer la recherche, en lien avec les territoires, avec des synergies intéressantes. Cette dynamique est entravée par la concentration de moyens sans aucunement faire progresser la recherche.
–Quels devraient être les éléments à porter de façon prioritaire dans le débat public afin de valoriser les enjeux propres à la R&D?
–Sylviane Lejeune: Il nous faut insister sans cesse sur le fait qu’ils sont constitutifs de nos batailles pour la valorisation du travail et de la sécurisation de l’emploi. On a besoin de souligner davantage, y compris dans la Cgt, le lien entre sous-investissement et démantèlement de la recherche publique et privée, et déclin industriel. De fait, un très grand nombre des entreprises qui licencient liquident leurs capacités de recherche et restructurent en ayant bénéficié de l’aide de l’État. On a besoin d’en débattre, dans la Cgt et en dehors car sans recherche, il n’y aura pas de réindustrialisation. Il nous revient donc de soumettre au débat des propositions revendicatives articulant recherche et industrie, non comme des en-soi, mais pour répondre aux besoins du pays et, au-delà, aux défis des transitions qui engagent l’avenir de l’humanité. Cela implique de prendre en compte l’intervention coordonnée des travailleurs, dans le public et le privé, sur la recherche, pour conforter l’outil industriel existant, le transformer, avec une intervention bien entendu sur les moyens de financement également. Contrôle de l’argent public bien sûr, mais aussi et surtout contrôle du rôle des banques et des investissements. Ces actions auront besoin d’être articulées avec les populations et la dimension territoriale. Nous aurions là autant de portes d’entrées pour des interventions cohérentes et interprofessionnelles du syndicalisme. Celui-ci doit en effet aider à sortir des impasses dans lesquelles l’État, au service des marchés financiers, veut enfermer les travailleurs.
–Laurent Richard: Nous sommes bien placés pour mettre en débat la question de l’intervention de l’État, son statut et ses modes. Le crédit impôt recherche a démontré que mettre de l’argent sur la table n’est pas suffisant, loin de là. Il faut repenser profondément son rôle global, soit qu’il participe à l’entreprise, comme actionnaire éminent, de façon classique, soit encore qu’il intervienne comme stratège en définissant des conditionnalités aux subventions: des projets d’intérêt général, intégrant la dimension d’un développement soutenable, adossés à une recherche et développement réalisés dans le pays, sans pour autant que cela exclue des coopérations intra-européennes ou internationales.
–Laurent Ziegelmeyer: Une des questions centrales, c’est de mieux définir ce que devrait être la maîtrise publique, celle dont nous avons besoin. Dans notre groupe, nous avions Rhône-Poulenc, entreprise publique – le Sanofi de l’époque – qui relevait d’Elf-Aquitaine, et Roussel-Uclaf dans lequel l’État avait 40%. Tout cela est devenu privé, sans que les salariés se soient mobilisés contre. C’est que, d’un point de vue gestion stratégique, il n’y avait pas de grande différence: le cap était déterminé par une boussole de stricte rentabilité. Il nous faut porter le contenu de nos propositions au cœur des débats publics, et sérieusement les approfondir. On met en avant un pôle public de la santé incluant la fabrication de médicaments. C’est bien, mais cela reste vague. Or, c’est un véritable débat de société, aux enjeux globaux, qu’il s’agisse de santé ou de financements. À titre d’illustration, je signale que le bénéfice de 12milliards réalisé l’année dernière par Sanofi correspond à l’équivalent de 200 fois le dernier Téléthon…
–Jean-Marc Nicolas: S’il s’agit de redonner du sens à la recherche et plus généralement à la connaissance, cela passe par l’école, refaire de l’enseignement un enjeu national, en veillant à ne pas sombrer dans des raccourcis qui feraient fi des qualifications, des diplômes, de leur reconnaissance. On est là au cœur des préoccupations de l’Ugict et du fait historique que l’émancipation des travailleurs passe par la connaissance, par la formation initiale et continue. Pour ceux qui en douteraient, les menées populistes de Frédérique Vidal sur le poids supposé de l’«islamo-gauchisme» à l’université indiquent bien que les sciences humaines et sociales et au-delà, la connaissance, sont des champs politiquement sensibles. Là, l’intervention du syndicalisme est décisive, comme acteur majeur de la défense des droits des travailleurs. Pour le chercheur, son droit, c’est de chercher où il veut, sans pression politique, sans manifestation d’autoritarisme. De ce point de vue, nous vivons un moment dangereux pour la recherche et donc, pour la démocratie.
–Comment contribuer aux rassemblements possibles afin de cristalliser les volontés alternatives, au-delà de l’entreprise proprement dite?
–Laurent Ziegelmeyer: Il existe une forte appétence dans la société autour des questions dont nous débattons, et une conscience aiguë du caractère global des solutions à dégager de concert. On voit un peu partout se cristalliser des prises de position sur les vaccins, sur les licences, il existe une initiative européenne qui vise à assurer leur accessibilité à tous, bref, ça remue-méninges! Corrélativement, nombre de scientifiques ont prévenu que la pandémie actuelle risquait fort de ne pas être la dernière. On a donc besoin de travailler à penser le monde d’après et, pour le construire, il nous faut tirer profit de ces mobilisations multiformes, parfois iconoclastes, et œuvrer à les articuler aux problématiques centrales du travail, de sa libération et de son inscription dans un projet alternatif de production, d’échanges et de consommation.
–Jean-Marc Nicolas: Partout où il est attaqué, la Cgt défend logiquement l’outil de travail et la qualité de ce travail. Ces combats renvoient à la définition du domaine public: où commence-t-il, où finit-il? C’est toute la question des communs, qui ont longtemps fait partie de l’histoire sociale et qui sont en train de revenir en force, comme un élément central pour penser des alternatives. Aujourd’hui, les combats syndicaux historiques revêtent une dimension avant-gardiste. Ainsi, l’engagement pour la baisse du temps de travail, vieux de plus d’un siècle, résonne fortement avec le «consommer moins, consommer mieux, travailler moins, travailler mieux», si actuel et qui amorce une rupture avec le seul horizon productiviste. Ce qui était nécessité matérielle pour nos aïeux est devenu nécessité vitale pour l’humanité tout entière. Il devient de plus en plus patent que le combat pour la réindustrialisation est au cœur des enjeux environnementaux. D’autant que la réponse aux besoins sociaux ne peut pas être que quantitative; elle inclut des produits plus durables, du temps disponible, une qualité de vie incluant les loisirs, le sport, la culture.
–Laurent Richard: La défense de nos emplois et de nos secteurs de recherche doit entrer en cohérence avec les enjeux écologiques et sociaux. Dans notre engagement contre le Pse, nous avons toujours mis en avant notre capacité à bâtir des projets plus respectueux de l’environnement, par exemple en veillant à la propreté de l’énergie utilisée, ou en faisant des émissions radio au plus près des besoins, afin d’éviter toute surconsommation. Cela suppose à chaque fois de veiller à la durabilité du produit, à la capacité industrielle de son recyclage. Cette ambition, construire des produits de façon plus intelligente, est rassembleuse: elle permet le débat avec des étudiants, des responsables politiques. Appliquée à la 5G, qui fait débat y compris dans l’entreprise, elle permet d’échapper à une pensée binaire du genre pour ou contre. En fait, la 5G peut être bien gérée, et son caractère énergivore contrebalancé par d’autres mesures, à condition d’avoir une vision raisonnée axée sur le long terme.
–Sylviane Lejeune: La question de la maîtrise publique est effectivement centrale, mais elle renvoie à la nécessité de pouvoirs réels pour le syndicalisme et les salariés dans les entreprises. Il s’agirait de construire avec eux des alternatives sur les projets industriels, les grands enjeux, les filières… Tout cela devrait faire l’objet de discussions avec les salariés et les populations des territoires. Pour l’heure, on laisse beaucoup trop de pouvoir aux détenteurs du capital dans l’entreprise. Le fonctionnement de l’entreprise est source d’énormes gâchis en termes de recherche, de formation, d’utilisation des capacités professionnelles, scientifiques, technologiques et humaines des salariés. Les marchés financiers imposent leur vision, et l’État accompagne une utilisation de l’argent qui va moins aux besoins sociaux, aux investissements d’avenir, qu’aux spéculations de toutes sortes. Évaluons la force que nous détenons, si nous agissons public et privé, avec intervention et luttes pour peser sur les stratégies de l’État et des entreprises. Il est donc clair qu’il nous faut, collectivement, toujours mieux mettre en valeur la dimension recherche dans l’ensemble de nos dossiers revendicatifs.
La financiarisation induit un décalage profond entre le temps long nécessaire aux métiers de la recherche, singulièrement pour les médicaments, et le court-termisme frénétique du retour sur investissement. La perte de sens qui en résulte chez les collègues décourage aussi l’esprit d’initiative.
Le taux de précarité dans l’enseignement supérieur et la recherche tourne autour de 35%. Le déficit de recrutement, la précarité, sont partagés par tous les secteurs – sciences humaines et sciences exactes –, ce qui explique d’ailleurs le caractère unanime des mouvements de protestation organisés par la communauté scientifique.
Les marchés financiers imposent leur vision, et l’État accompagne une utilisation de l’argent qui va moins aux besoins sociaux, aux investissements d’avenir, qu’aux spéculations de toutes sortes. S’y opposer implique une maîtrise publique et renvoie à la nécessité de pouvoirs réels pour le syndicalisme et les salariés dans les entreprises.
Pour le mouvement altermondialiste, la bataille pour la défense des logiciels libres doit être prolongée par celle pour la promotion des communs. Une bataille qui s’inscrit dans l’histoire ancienne et qui revit aujourd’hui avec le combat pour la défense des ressources naturelles et contre le brevetage du vivant.
Qui doit tirer profit de la recherche et de l’innovation ? Pfizer, qui prévoit 15 milliards de dollars de revenu avec son vaccin anti-Covid, ou les laboratoires publics qui travaillent depuis des décennies sur l’Arn messager – depuis 1957 au moins pour l’Institut Pasteur ? La question, bien sûr, soulève celle du brevetage et de la rémunération du travail, celle du partage de la valeur et des moyens dévolus à la recherche publique. Elle pose aussi celle de la protection du bien commun et des moyens reconnus à tous sur la planète pour pouvoir vivre en toute sécurité. Qu’on ne puisse résoudre la question en un jour et, pour commencer, sans s’intéresser au partage tout au long de la chaîne de valeur est une évidence, affirme Guillaume Royer, technicien d’essai et délégué syndical central Cgt chez Mbda. Mais quelle conception de la recherche pour demain ? Une recherche pour qui et au profit de qui ?
Rarement la question n’a autant été légitimée par l’actualité. Et, ironie de l’histoire, ce ne sont plus seulement des centaines de chercheurs, d’associations et de syndicats qui l’alimentent au gré des urgences écologiques, sanitaires ou sociales. Paradoxe, ce sont maintenant les États, ceux-là mêmes qui refusent d’envisager la levée des brevets, qui l’encouragent. Non pas en en posant directement les termes et en risquant quelques entorses à la libre entreprise – les plus grandes firmes ne sont menacées par aucun projet gouvernemental en la matière –, mais en recommandant le développement d’outils tournant le dos aux brevets et œuvrant à l’appropriation gratuite et collective de l’innovation, à savoir les logiciels libres. Ces programmes ont une caractéristique majeure : ils n’appartiennent à personne et profitent à tous. Ils se conçoivent, s’améliorent et se diffusent au gré des trouvailles de leurs utilisateurs et prospèrent sans autre contrainte que de continuer à être accessibles à tous. Le 5 février, Jean Castex a annoncé sa volonté de créer une mission sur les logiciels libres et les communs numériques. Une déclaration qui faisait suite à celle de la Commission européenne en octobre, appelant à développer largement ces outils, et qui précédait celle de Joe Biden, à la mi-février, déclarant la nomination d’un de ses plus éminents spécialistes à la Maison-Blanche…
« Plus dangereux que le communisme »
L’actualité des logiciels libres n’a pas toujours collé avec celle des agendas gouvernementaux. Il était un temps où Bill Gate, rappelle Christophe Aguiton, sociologue, militant altermondialiste et auteur de La Gauche au xxie siècle. Enquête sur une refondation, déclarait le plus sérieusement du monde que « le logiciel libre était plus dangereux pour le système capitaliste que le communisme ». Depuis longtemps, la galaxie scientifique qui alimente ces programmes pas comme les autres est d’abord militante, puisant sa source dans le combat contre la privatisation de la création intellectuelle. Au tournant des années 1980, la guerre commerciale entre Ibm et Apple bat son plein. Les softs, les logiciels qui, jusque-là, étaient cédés gratuitement avec le matériel vendu, deviennent des arguments commerciaux et une source de profits. Les ingénieurs du Massachusetts Institute of Technology (Mit), haut lieu de la recherche en informatique, le refusent et développent des logiciels fondés sur quatre principes clés, rapporte Sébastien Broca, maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’université Paris‑VIII : la liberté d’utiliser, de copier, d’étudier et de modifier et redistribuer.
Pendant quelques années, ces programmes se développent à bas bruit et ne dépassent pas la sphère des spécialistes, des férus d’informatique et des partisans d’un développement de contenus « libres » dans tous les secteurs de la connaissance. Puis la reconnaissance vient. Linux, son programme phare, devient un élément de base de l’informatique moderne pour les ordinateurs comme pour les smartphones. Signal, l’un de ses logiciels les plus prisés, revendique des millions d’utilisateurs dans le monde. Les plus grands de l’informatique et du numérique finissent par reconnaître la puissance de ce mode d’avancée des connaissances. Les uns après les autres – Ibm, Apple, Microsoft et Google – dédient des équipes entières au développement des logiciels libres, ainsi qu’en témoigne Matthieu Trubert, délégué syndical Cgt chez le géant du logiciel et coanimateur du collectif sur le numérique de l’Ugict.
À qui profitera la méthode ?
Dès lors, l’évidence s’impose. Parce qu’ils offrent performance et adaptabilité, maîtrise et indépendance, ces outils constituent un « puissant facteur d’efficience et d’influence », déclare la Cour des comptes dans son rapport 2018, appelant ainsi explicitement l’État à favoriser leur diffusion bien au-delà de la Gendarmerie nationale ou de la Sncf, comme c’est déjà le cas. Nul ne peut bien travailler seul, aiment à dire les ergonomes. Nous y sommes. Le succès des logiciels libres n’est pas seulement celui d’un combat contre la privatisation du savoir. Il est aussi celui qui rappelle qu’« il n’existe pas de progrès de la connaissance qui ne s’appuie sur un travail préexistant, celui qui valide une approche de l’innovation fondée sur la gratuité, la coopération et un enrichissement collectif », comme le défend Christian Laval, sociologue et professeur à l’université Paris Ouest-Nanterre-La Défense et auteur de Dominer. Enquête sur la souveraineté en Occident.
Seule question qui vaille finalement : à qui cette vérité profitera-t-elle ? Le mouvement altermondialiste est sur les rangs. Pour lui, la bataille pour la défense des logiciels libres doit être prolongée par celle pour la promotion des communs. Un courant qui s’inscrit dans l’histoire ancienne et qui revit aujourd’hui avec le combat pour la défense des ressources naturelles et celui contre le brevetage du vivant. « Il n’est pas possible de laisser le capitalisme voler les biens communs, qu’ils soient agricoles, sociaux ou scientifiques », explique simplement Christian Laval. Tout un courant de la science économique partage ce point de vue. Elinor Ostrom, première femme à avoir reçu le prix Nobel d’économie, en est la figure tutélaire. Qu’on ne s’y trompe pas : l’idéologie n’est pas le moteur unique de ce mouvement. Il est plus certainement porté par la conviction du dynamisme qu’assurent le partage et la gestion des ressources au plus près des communautés.
Aujourd’hui, des juristes poursuivent la réflexion, en s’intéressant, eux, aux conditions de la reconnaissance de ces nouveaux acteurs sur la scène sociale que sont les « générations futures » ou les « communautés intéressées ». Des nouveaux « sujets de droit » qui s’imposent désormais devant les tribunaux, pour que soit pris en compte l’intérêt général de moins en moins reconnu par les services publics convertis au new public management, estime Judith Rochfeld, agrégée et professeure de droit à la Sorbonne.
Chez Mbda
Est-ce à ce courant que profitera la démarche ? Ou est-ce aux entreprises qui sauront en canaliser les bénéfices ? Après s’être converties aux logiciels libres, les entreprises parviennent à tirer profit des aspirations qui traversent la société. Aujourd’hui, les plus innovantes multiplient les FabLab, ces lieux ouverts à tous les salariés où, sans contrainte de temps, ceux-ci peuvent trouver toutes sortes d’outils pour prototyper des idées qui intéresseront peut-être demain la société. Un concept qui s’inspire directement du modèle défendu par les promoteurs des logiciels libres et des communs, mais pour en pervertir l’esprit : cette fois, la collaboration, le bénévolat et la coopération ne sont pas destinés au bien commun mais au seul plaisir des actionnaires. Mbda fait partie de celles-là. Ici, ingénieurs et techniciens sont invités à se rendre dans ces endroits quand ils le veulent. Mais, rapporte Guillaume Royer, sans rien en attendre et « sur leur temps libre ». « Nous sommes sur le fil du rasoir », reconnaît Christian Laval, et, avec lui, Christophe Aguiton. Mais y être ne signifie pas forcément que l’on est condamné au pire. Bien au contraire, le débat est ouvert.
L’issue du procès dans lequel Ikea est poursuivi pour avoir organisé un système d’espionnage de ses salariés à grande échelle sera connue le 15 juin. Mais d’ores et déjà des leçons peuvent être tirées de cette affaire.
ENTRETIEN Avec David van der Vlist, Avocat en droit du travail et secrétaire général du Syndicat des avocats de France.
– Options : Qu’inspire l’affaire Ikea à l’avocat que vous êtes ?
– David van der Vlist : Que les grandes entreprises affirment de plus en plus leur volonté de contrôle sur les salariés. Que, pour en avoir une connaissance la plus exhaustive possible et renforcer ainsi leur pouvoir, elles usent, sans en avoir le droit, des moyens de fichage mis en place par l’État. C’est extrêmement inquiétant. L’affaire Ikea souligne les dangers qu’engendrent les pouvoirs accrus donnés à la police de multiplier ses capacités de recueil de données sur tous les citoyens. Le grand public le sait peu mais, sous prétexte notamment de lutter contre le terrorisme et la délinquance en bande organisée, les fichiers permettant de recueillir toutes sortes de données sur tout un chacun, des habitudes de vie à l’appartenance associative ou syndicale se multiplient. On pourrait citer Gendnote pour la gendarmerie, Pasp (Prévention des atteintes à la sécurité publique), Gipasp (Gestion de l’information et prévention des atteintes à la sécurité publique) ou encore Easp (Enquêtes administratives liées à la sécurité publique)… Comment imaginer, dès lors, que les informations ainsi collectées n’apparaissent pas un jour là où on ne les attend pas ?
Le grand public le sait peu mais, sous prétexte notamment de lutter contre le terrorisme et la délinquance en bande organisée, les fichiers permettant de recueillir toutes sortes de données sur tout un chacun, des habitudes de vie à l’appartenance associative ou syndicale se multiplient.
– Que voulez-vous dire ?
– Lorsque des données existent, elles peuvent être transmises. Bien sûr, la loi ne le permet pas. Si les fichiers de police sont légaux, leur utilisation à des fins de gestion des ressources humaines n’est pas permise. Mais soyons sérieux : en ayant multiplié les données collectées et étendu la capacité de certains acteurs institutionnels, comme les maires, à accéder aux informations contenues dans les fichiers, on a accru le nombre de personnes susceptibles de transmettre des informations a priori confidentielles. Dès lors, comment s’étonner que des directions d’entreprise disposent d’interlocuteurs susceptibles de leur fournir du renseignement ? À condition d’avoir quelques accointances avec tel ou tel représentant de l’État, il leur est facile de disposer d’informations sur l’un ou l’autre de leurs salariés. Et certaines ne s’en privent pas.
– La tentation des employeurs de tout savoir sur leur personnel est cependant une vieille histoire…
– Bien sûr, elle l’est. Au xixe siècle, des règlements d’usine interdisaient par exemple aux femmes d’être mariées ou de s’habiller de telle ou telle façon. Autrement dit, la tentation patronale de tout vouloir contrôler n’est pas nouvelle. Mais d’abord, le rapport de force a permis pendant quelques décennies de contraindre ces velléités. Ensuite, celles-ci se sont transformées. Aujourd’hui, la volonté des entreprises n’est plus de régir les mœurs ou d’organiser la vie des salariés. Affiché comme tel, le projet serait jugé inacceptable. Il est plutôt de traquer les potentiels fauteurs de troubles : tous ceux dont le management pourrait à tort accorder la moindre confiance. L’entreprise d’aujourd’hui recherche des salariés dociles. Des salariés qui ne viendront pas contester ses intérêts.
– Qu’est-ce que cette volonté traduit, selon vous, de l’évolution des rapports sociaux ?
– Qu’ils se tendent, c’est une évidence. Mais aussi que l’engagement syndical recule. Si les directions d’entreprise peuvent faire la chasse aux prétendus moutons noirs, c’est que l’individualisme a envahi le monde du travail. Et, avec lui, la défiance à l’égard d’un engagement pérenne : celui dont ont besoin les organisations syndicales. Pour pouvoir viser les individus, il faut que le collectif ait perdu de sa force. Très concrètement, que les syndicats ne soient plus véritablement en mesure de défendre efficacement leurs membres quand ils sont menacés. Dans une entreprise où le syndicalisme est fort, le flicage des salariés est malaisé. Il l’est tout simplement parce que les fuites sur la vie ou l’engagement de tel ou tel ne seraient pas admises par le collectif.
« Il faut permettre l’accès des syndicats à la messagerie interne des entreprises. Alors qu’ils peuvent remettre des courriers en main propre à tous les salariés pendant le temps de travail, ils ne peuvent leur envoyer de mails. La jurisprudence l’interdit, ce qui est absurde. Une évolution législative s’impose. »
– Concrètement, comment en voyez-vous la traduction dans votre activité ?
– Il n’est plus rare, désormais, que nous recevions dans notre cabinet des personnes qui ont été licenciées tout simplement parce qu’elles ont commencé à critiquer le management. Un exemple et un seul : cette salariée que nous avons reçue après la rupture de son contrat de travail. Rupture dont la cause était qu’elle avait fait connaître à un collègue son opposition à une déqualification imposée par l’employeur. Échange qui « avait fait naître des revendications ». Si l’employeur avait expressément invoqué ce motif, la plupart du temps ce n’est pas le cas, et le véritable motif est dissimulé derrière des prétextes fallacieux. La liberté d’expression est un droit fondamental en entreprise. Un droit reconnu qui, nié par un employeur, mène en cas de licenciement à la nullité de la procédure. Et pourtant, l’imposer reste difficile.
– Pourquoi ?
– Pour une raison toute simple : les entreprises usent de la difficulté qu’il y a à prouver que tel est bien le motif qui a mené à un licenciement, pour piétiner ce droit fondamental à la liberté d’expression.
– De quelle manière s’y prennent-elles ?
– Dès qu’un salarié devient trop remuant, elles mobilisent les données que, souvent, elles ont consignées sur lui pour envisager son départ. Si les indemnités auxquelles elles pourraient être condamnées aux prud’hommes pour licenciement abusif ne sont pas trop élevées, elles assument le risque. Les barèmes Macron les y aident. Ceux-ci fixent les sommes à payer pour un licenciement sans cause réelle ni sérieuse. Donc, pas de surprise. Une fois vérifié que la facture ne sera pas trop lourde, les entreprises agissent sans vergogne. Et si cela n’est pas possible, nombreuses sont celles qui recourent désormais aux mobilités forcées pour briser les solidarités. Certains grands groupes de la distribution en ont fait leur mode de gestion. Ils obligent leur personnel à changer de lieu de travail tous les six mois pour casser les collectifs. Quel soutien a-t-on dans des établissements où l’on ne connaît personne ? Sur quelle -légitimité professionnelle s’appuyer quand on a, à intervalle régulier, à s’adapter à un nouveau cadre professionnel ?
– L’entreprise serait-elle devenue un monde où la parole critique n’est plus imaginable ?
– La parole critique existe toujours. Mais, soit en renforçant le contrôle sur les individus, soit en contraignant l’action syndicale, les employeurs disposent désormais de moyens de la contourner. Rien n’est dit expressément, mais le résultat est là. L’affaire Ikea le montre. Un dispositif issu de la loi Travail offre une autre illustration de cette tentation de la toute-puissance qui s’est emparée du patronat. Ce dispositif est celui qui permet les accords interentreprises. En y recourant, les groupes peuvent désormais choisir les interlocuteurs syndicaux qui leur permettront de parvenir à leurs fins. Ils le peuvent, non de manière directe et autoritaire, mais en définissant le champ d’application d’un accord, en jouant sur les majorités que l’extension de son périmètre permettra. En décidant d’intégrer telle ou telle entité dans le champ d’un accord, ils peuvent renforcer telle ou telle organisation syndicale ou au contraire en affaiblir une plutôt qu’une autre. L’introduction de ce dispositif dans la loi n’a pas fait grand bruit. Elle est pourtant ravageuse pour l’avenir des contre-pouvoirs en entreprise.
– Selon vous, quels seraient les droits nouveaux nécessaires pour défendre la liberté d’expression au travail ?
– D’abord et avant tout, il faut renforcer les pouvoirs de la Cnil et, par une augmentation du nombre de ses inspecteurs, lui donner les moyens d’effectuer des contrôles inopinés, seule façon d’éviter des pratiques délictueuses de la part des directions d’entreprise, qu’il s’agisse de l’usage de fichiers ou de logiciels de surveillance des salariés. Pour les mêmes raisons, les effectifs de l’inspection du travail doivent aussi être renforcés. Autre impératif : permettre l’accès des syndicats à la messagerie interne des entreprises. Alors qu’ils peuvent remettre des courriers en main propre à tous les salariés pendant le temps de travail, ils ne peuvent leur envoyer de mails. La jurisprudence l’interdit, ce qui est absurde. Une évolution législative s’impose. L’enjeu dépasse le seul aspect pratique. La généralisation du télétravail ces derniers mois l’a montré. Il conditionne la capacité des élus et militants à diffuser des informations, à se faire connaître et à recueillir les revendications des personnels. Sans cette proximité, le syndicalisme ne peut se développer. Et s’il s’amenuise, les collectifs explosent plus encore, et la tentation des employeurs à tout contrôler triomphe.
Alors que la France traverse la pire crise économique de son histoire, le gouvernement impose une réforme de l’assurance chômage qui baissera les droits de 1,7 million de privés d’emploi.
Quant à la taxation des contrats courts, elle est, encore une fois, reportée aux calendes grecques. Cette réforme pénalisera d’abord les plus précaires, les jeunes, celles et ceux qui enchaînent des contrats courts et à temps partiel. Mais ceci ne doit pas occulter les reculs imposés aux cadres, avec la dégressivité des allocations-chômage au-delà de 4 500 euros de rémunération brute. Une mesure de justice pour mettre à contribution les plus hauts revenus nous explique le gouvernement… tout en supprimant l’Isf. Un moindre mal, pensent d’autres, considérant que cela ne concerne « que » 60 000 salariés.
C’est tout l’inverse. Une fois instauré le principe de dégressivité, gouvernement et patronat pourront aisément abaisser son seuil d’application et le généraliser au prétexte de l’équité. En outre, alors que, selon l’Apec, les offres d’emploi de cadres ont chuté de 40 % et que le chômage des seniors explose, cette disposition les contraindra à accepter des offres en décalage avec leur qualification ou leur rémunération. Conséquence : le déclassement en cascade, au détriment des moins qualifiés. C’est aussi « oublier » que les cadres représentent 42 % des recettes du régime, contre seulement 15 % des dépenses. La dégressivité et le plafonnement des allocations des cadres dégageront donc peu d’économies.
Mais en plafonnant les allocations, on passe d’un régime assurant le maintien du niveau de vie à un filet de sécurité minimum. Résultat : celles et ceux qui en ont les moyens financiers seront renvoyés vers les assureurs. On passerait ainsi de droits garantis par la cotisation à des aides sociales devant être « méritées », et donc conditionnées. Les plus gros contributeurs seraient aussi ceux qui bénéficieraient le moins du système. C’est ainsi que l’on organise le « ras-le-bol fiscal » et que l’on fabrique l’« assistanat ». Rien de tel pour diviser le salariat. En revanche, les chiffrages de l’Unédic démontrent que mettre à contribution les cadres dirigeants et instaurer des cotisations chômage sur la part des salaires supérieure à 13 500 euros permettrait de dégager 700 millions d’euros de recettes supplémentaires et concernerait d’abord les grandes entreprises. Bizarrement, Medef et gouvernement refusent obstinément d’en débattre.
Mais la mobilisation paie. Après une première victoire sur la réforme du calcul des allocations en octobre, la Cgt, avec l’intersyndicale qu’elle anime, dépose un nouveau recours devant le Conseil d’État. Le gouvernement a déjà été contraint de revoir sa copie sur la prise en compte des congés maternité et maladie. Le secteur de la culture nous montre la voie, avec plus de 100 théâtres occupés. Rejoignons-les, notamment le 1er mai !
Quelques leçons de Perseverance On a honte de le dire mais par une distraction dont l’origine est sans doute à chercher du côté des routines du confinement, on n’a pas ici mentionné l’exploit de Perseverance. Mais si, vous savez bien, ce robot mobile de plus d’une tonne que la Nasa a fait se poser comme […]
Quelques leçons de Perseverance
On a honte de le dire mais par une distraction dont l’origine est sans doute à chercher du côté des routines du confinement, on n’a pas ici mentionné l’exploit de Perseverance. Mais si, vous savez bien, ce robot mobile de plus d’une tonne que la Nasa a fait se poser comme une fleur sur Mars. C’était le 18 février ; depuis, Perseverance explore la planète, bardé d’une batterie d’outils à donner le tournis, allant d’une collection de spectromètres divers à un petit hélicoptère de 2 kilogrammes, sorte de R2D2 aérien…
Pas besoin d’être un admirateur inconditionnel des records pour saluer l’exploit. Pour réussir, il a fallu réunir de l’argent, beaucoup ; de l’intelligence, énormément ; de puissants moyens industriels et une formidable capacité de coopération entre les « corps de métiers » qui, d’un bout à l’autre de la chaîne de production, ont assuré la cohérence, la qualité, la fiabilité d’un programme évidemment inscrit dans une visée de long terme. On aimerait qu’à son image, les travailleurs de la recherche, fondamentale ou appliquée, de l’enseignement, de l’industrie, bénéficient de la même volonté partagée et des mêmes atouts. Si tout va bien, une future mission menée conjointement par la Nasa et l’Agence spatiale européenne devrait ramener tous ces petits robots sur notre planète autour de l’année 2031. Espérons que, d’ici là, la pandémie actuelle sera jugulée et que ses répliques prévisibles auront été jugulées ; que la biodiversité sera réellement protégée et que le travail humain bénéficiera d’une pleine liberté, bref, que la grande pulsion de mort qui nous menace aura été éradiquée. Certes, cela fait beaucoup dans un laps de temps très court. Mais est-ce réellement plus difficile, plus hors de portée que la Planète rouge ? Ou est-ce une question de volonté, de moyens et de « persévérance » ? Posée en ces termes, la question autorise de manifester l’optimisme de ceux qui ont la tête dans les étoiles tout en gardant les pieds sur terre.
À misère aimable, place à table…
Sur la terre, justement, la vie continue avec, comme le rimait Prévert, « la paille de la misère pourrissant dans l’acier des canons » et « les épouvantables malheurs du monde, qui sont légion ». On sait que la misère, justement, parle au cœur du président de la République et de son gouvernement. Tous en parlent toujours très bien, avec la mine convenue et la componction qui s’imposent. Les pauvres, tss tss, quel malheur… Cette compassion d’État s’évapore néanmoins lorsque dame Misère hausse le ton. Les pauvres devraient savoir rester à leur place. Lorsqu’ils y manquent, ils la perdent, leur place. Une réforme du Conseil économique social et environnemental en administre la démonstration.
La troisième chambre de la République regroupe ce qu’il est convenu d’appeler la société civile, et peut jouer un rôle important en amont du processus législatif. C’est par exemple dans son hémicycle qu’a été pensée et préparée la « loi de lutte contre la grande pauvreté ». Une loi de lutte ce n’est pas rien ! L’association qui en est à l’origine, Atd Quart-monde, est une des figures de la solidarité militante ; elle porte une longue tradition d’expertise, construite à partir de la pensée, du savoir et de l’expérience des personnes les plus pauvres, et s’attache à travailler avec les organisations syndicales. À sa façon, c’est un Perseverance, défrichant des terrains difficiles – 15 % de la population vit sous le seuil de pauvreté – avec un équipement humain remarquable, mais réduit. Sans doute cela, a déplu ; ou bien c’était trop cher, ou encore c’est, comme le chantait Brel, « qu’il sentait pas bon »… Toujours est-il que – réforme-réforme-hop-hop – Atd Quart-monde se voit prié de faire ses valises. On ne va quand même pas accueillir toute notre pauvreté alors même qu’elle s’accroît. Surtout pas celle qui n’hésite pas à parler haut et à lever un regard effronté vers les étoiles.
Méfions-nous, la confiance est partout
On ne parle plus que d’elle, la confiance est partout. Voici une loi sur l’école de confiance et en voilà une autre sur la justice de confiance… Cette inflation galopante évoque la scène du Livre de la jungle (le dessin animé, hein !), où Kaa le serpent hypnotise le jeune Mowgli en lui susurrant : « Aie confiance, crois en moi », avec le projet très net d’en faire son petit-déjeuner. Il faut bien que tout le monde mange… Méfiance, donc. Justement, on apprend que le Sénat vient de voter la suspension des allocations familiales pour les parents d’élèves absentéistes. Cette formidable avancée s’opère grâce à la loi sur les principes républicains, véritable boîte de Pandore qui a permis les surenchères les plus autoritaires.
Le chantage aux alloc’, c’est une vieille lune de la droite, infatigablement portée par l’ineffable Éric Ciotti, et qui jusqu’à présent avait toujours été repoussée. Il s’agit une fois encore de passer un « contrat de responsabilité parentale » entre les parents d’un élève absentéiste et l’école. En cas de récidive, l’Éducation nationale pourrait demander la « suspension du versement de la part des allocations familiales dues au titre de l’enfant en cause »… Un autre projet, encore dans les cartons, prévoit la même peine pour les élèves violents, et nul doute qu’on proposera un jour de l’appliquer à ceux qui ont du mal à suivre en classe. Car la pente est glissante. Ce qui vaudrait ici vaudrait rapidement pour tout…
Cette pétition de principe légèrement démente, selon laquelle la répression de la famille serait un encouragement à l’assiduité scolaire des enfants, n’aboutirait qu’à piétiner des familles à faibles ressources, soumises ainsi à double peine. Elle alimenterait également une double haine : celle de l’école qui humilie, celle de la société qui méprise. Elle banaliserait surtout une conception étrange de la « citoyenneté », ramenée à une somme de « contrats » dont l’essence est d’ouvrir une négociation permanente et particulièrement asymétrique autour des droits fondamentaux qui, comme leur nom l’indique, ne sont justement pas négociables. Comme par exemple le droit à l’éducation. Même en faisant preuve d’une grande confiance, il serait sans doute judicieux de retarder le retour de Perseverance sur Terre. En attendant que le ciel s’éclaircisse.
À l’université Paris-Nanterre, une nouvelle chaire vient d’être créée : « Gouverner l’organisation numérique ». L’Ugict est membre à part entière de son comité de pilotage.
Gouverner l’organisation numérique, ce n’est pas seulement équiper technologiquement des bâtiments et des postes de travail. C’est aussi orienter le développement numérique vers des finalités réfléchies, clarifiées et partagées. » Cette vision est celle de l’Ugict, celle qui guide les travaux de son collectif dédié au numérique et qui alimente sa démarche revendicative. « La technologie est ce que l’on en fait », explique ainsi Jean-Luc Molins, son secrétaire national chargé de cette activité. Il n’existe aucun déterminisme, aucune fatalité à ce que l’intelligence artificielle entame l’emploi et les qualifications, ou à ce que les espaces connectés annihilent toutes les libertés… » Mais ce texte n’a pas été rédigé par l’organisation Cgt. Il est celui qui introduit l’annonce, faite début mars à la presse, du lancement à l’université Paris-Nanterre d’une chaire partenariale consacrée à la gouvernance du numérique. Une chaire pas comme les autres : à la demande de l’institution et aux côtés du centre de formation Afia-Cfa et des entreprises Enedis, Planon et Sauter Régulation, l’Ugict a été contactée pour y participer. Elle a répondu présent.
Que ce soit en faisant reconnaître le droit à la déconnexion ou en participant à la négociation européenne sur le numérique, cela fait plusieurs années maintenant que l’organisation a investi le terrain des conséquences de la digitalisation. Son expertise en la matière est reconnue. Mais celle-ci réclame sans cesse des actualisations et des précisions au gré des nouvelles questions qui surgissent.
La valeur de l’expertise syndicale reconnue
Exemple : la protection des salariés dans les espaces connectés. Avant même la 5G, l’expansion de ces nouveaux contextes de travail soulevait, pour commencer, la question de la réalité des droits des délégués du personnel à limiter la capacité des entreprises à surveiller en temps réel les salariés. Par sa puissance, cette nouvelle technologie renforce encore la nécessité des élus à disposer d’outils pour tenir leur place. Quels droits nouveaux possibles ? Quelle capacité de regard des organisations syndicales et des élus quant aux effets de l’expansion du numérique en entreprise ? « L’enjeu dépasse celui du télétravail », assure Jean-Luc Molins. Il est celui des droits et libertés au travail. Il est aussi celui de l’accès à la formation pour se préparer à ce nouvel environnement, celui du devenir du droit à la déconnexion.
Inscrite comme membre à part entière du comité de pilotage de la chaire nouvellement créée, l’Ugict avancera ces questions tout au long des échanges que ses membres y mèneront. D’ici à l’été 2021, de premières études vont être lancées. Les enjeux de la collecte et de l’exploitation des données engendrées par la numérisation des bâtiments occuperont d’abord les doctorants. D’autres les suivront en étudiant l’impact de l’organisation numérique sur la gestion des ressources humaines. Si, sur ces thèmes, les entreprises partenaires ont prévu d’apporter leur savoir, avec la Cfe-Cgc également lancée dans cette aventure, l’Ugict entend alimenter les travaux et s’enrichir de la connaissance produite. Elle y est décidée parce que, défend Jean-Luc Molins, « la connaissance ainsi développée permettra d’identifier l’orientation à donner à la conception et à l’usage des technologies. Elle nous aidera à nous prémunir de la tentation de jouer les apprentis sorciers, pour en faire un levier de progrès social et sociétal ».
Martine Hassoun
Surveillance
Quand on interroge les salariés sur l’usage des outils de surveillance dont ils savent être l’objet, 45 % répondent être concernés (près de deux fois plus qu’avant la crise sanitaire). Mais moins de la moitié seulement (44 %) ont reçu des informations claires et détaillées à ce sujet de la part de leur employeur. L’étude a été menée par GetApp, plateforme de conseil aux entreprises sur les logiciels. La société affirme que 59 % des 1 418 personnes interrogées ne veulent pas de cette surveillance.
L’Ugict et la Secafi finalisent un outil d’évaluation par les salariés de l’impact environnemental de leur entreprise. Objectif : qu’ils et elles se saisissent de ces enjeux en tant qu’acteurs et force de proposition.
Quand je suis entrée en école de commerce, je voulais faire de l’humanitaire. Mais j’ai bifurqué vers le métier d’ingénieure environnementale, qui est en plein développement. Je voulais agir là où je me sentirais la plus efficace, et j’en avais assez d’entendre les discours sur le changement climatique culpabiliser les individus, alors que les industries y contribuent bien plus. J’ai ainsi été recrutée par un grand groupe industriel réellement déterminé à dépasser le greenwashing et la responsabilité sociétale des entreprises (Rse) telle qu’elle est généralement abordée. »
Lola 1, jeune syndiquée à l’Ugict-Cgt, a également participé à la démarche lancée par le syndicat, avec le soutien du cabinet Secafi, pour donner aux salariés des outils d’évaluation des pratiques environnementales de leur entreprise. Il s’agit aussi de les éclairer sur leur propre expertise, car chacun, par son travail, dispose d’une expérience et de leviers pour devenir une force de proposition dans les transitions indispensables qui se mettent en œuvre. Première étape, un questionnaire (lire encadré) a été élaboré pour amorcer la réflexion, s’approprier les enjeux et prendre conscience du large périmètre des interventions possibles, de la conception d’un produit ou d’un service aux déchets qu’il génère, en passant par l’organisation du travail ou les transports.
« Nous partageons, depuis des années, le souci d’un nombre croissant de salariés en responsabilité – et pas seulement des jeunes diplômés – d’agir concrètement et collectivement, dans le cadre du travail, pour que les entreprises prennent en compte les enjeux environnementaux, précise Sophie Binet, cosecrétaire générale de l’Ugict 2. Proposer un outil d’évaluation environnementale de leur entreprise aux salariés, c’est aussi les aider à prendre conscience de leur expertise et les inciter à se mobiliser. Au nom de leurs valeurs, mais aussi de l’indispensable transition technologique déjà en cours, pour que les activités et les emplois évoluent de manière pérenne. C’est à la fois un enjeu pour les entreprises et pour le syndicalisme. »
Pour Lola, ces questionnements relèvent du quotidien : « Je travaille à améliorer le coût environnemental sur tout le cycle d’un produit, l’écoconception pouvant consister à favoriser une rupture technologique ou une réorganisation de la chaîne de valeur dans l’approvisionnement en matières premières, ou dans le recours aux sous-traitants. Par exemple, si nous utilisons une substance chimique désormais interdite pour une peinture, nous demandons à nos fournisseurs de trouver de nouvelles solutions technologiques pour des composants plus performants et non toxiques. Encouragée par notre direction, cette démarche stimule la recherche, l’innovation et responsabilise l’ensemble de nos services. »
S’approprier les enjeux à partir de sa micro-expertise au travail
L’environnement n’irrigue pas du jour au lendemain les cultures d’entreprise, pas plus celles des salariés ou du syndicalisme, d’autant que certaines problématiques peuvent paraître complexes ou trop pointues. « Chacun d’entre nous doit pourtant comprendre que cette approche est désormais incontournable pour défendre l’emploi et son avenir, et qu’on peut peser bien plus qu’en supprimant les touillettes en plastique ! » : Philippe Thibaudet, délégué syndical central Cgt du groupe Saint-Gobain, qui a également participé à la conception du questionnaire, est arrivé à cette conviction que sans être des spécialistes, tous les salariés pouvaient et devaient s’exprimer sur le sujet. « Notre groupe compte des activités polluantes, et certains salariés se montrent réticents, voire hostiles, quand on leur parle des nécessités à réfléchir autrement leur travail. Quant aux militants, ils estiment parfois qu’ils ont d’autres urgences et n’ont pas le temps. Mais il ne faut pas s’illusionner, si nous n’anticipons pas sur une transition respectueuse de l’environnement, certaines de nos activités ne seront plus compatibles avec les nouvelles normes et disparaîtront. Alors que si nous nous y préparons, nous pouvons par exemple œuvrer à l’instauration de circuits courts dans la gestion de nos approvisionnements et de nos déchets, à des relocalisations, à la création de nouveaux métiers, et donc au maintien, voire au développement d’emplois pérennes. »
Passer de la théorie à la pratique sera un travail de longue haleine, mais il y croit. D’autant que même des entreprises comme Saint-Gobain commencent à se soucier de leur empreinte carbone : les grands groupes sont désormais classés aussi en fonction d’indices environnementaux, qui renforcent – ou non – leur attractivité tant du point de vue des investisseurs que des jeunes diplômés les plus prometteurs. Alain Petitjean, qui pilote le projet pour la Secafi, estime pour sa part que les impératifs environnementaux aideront les salariés à s’imposer comme interlocuteurs et acteurs des changements de l’entreprise : « Toutes les entreprises cherchent à décarboner leur activité à tous les niveaux de leur activité et, actuellement, celles qui engagent des projets de transition ou de reconversion bénéficient d’aides de l’État et captent aussi toute l’attention des investisseurs. Quant aux salariés, pour la plupart ils sont fiers de leur entreprise et souhaitent qu’elle ait une bonne image. Ils sont prêts à s’impliquer si leur entreprise les forme, leur donne du pouvoir d’initiative individuel et collectif. Si elle favorise le dialogue social et confère plus de droits aux organisations représentatives du personnel et aux Cse sur les questions environnementales. La Secafi a intégré certains éléments relatifs aux problématiques environnementales dans les rapports annuels remis aux Cse, ils commencent à être appréciés, dans tous les secteurs. » Il ne s’agit pas, en effet, d’apporter quelques solutions cosmétiques, mais bien de construire les entreprises et les emplois durables de demain.
Valérie Géraud
Elle souhaite pour l’instant que son nom et son groupe restent anonymes.
Les étudiants ingénieurs agronomes sont déterminés à protéger des appétits financiers le site historique accueillant leur école. Le 16 mars, ils ont voté le blocus du domaine de Grignon, à l’ouest de Paris, pour pouvoir peser sur les critères de choix, en particulier environnementaux, du futur acquéreur.
Une version de l’« autodiagnostic environnemental » est déjà réalisée, mais le questionnaire restera souple et adaptable à chaque entreprise. Contenu.
Après avoir donné un profil rapide de son entreprise (secteur, taille etc..), le salarié répond à un sondage anonyme, principalement sous forme de Qcm. Pour chaque question, le sondé peut évaluer à différents niveaux l’impact ou l’action environnementale de son entreprise : « ne se prononce pas ou ne sait pas ; insuffisant ; moyen ; bon ». Il peut également signaler de récentes améliorations – ou non – sur chaque sujet, et, surtout, rédiger ses propres propositions. Le questionnaire propose six domaines dans lesquels il va évaluer la performance de son entreprise.
En 1, dans « La réduction des impacts environnementaux », avec par exemple des questions sur le recours aux matières premières renouvelables, aux produits chimiques, le type d’emballages utilisés, la consommation d’eau ou d’énergie.
En 2, « Les impacts environnementaux indirects » : l’approvisionnement est-il local, les déchets sont-ils polluants, recyclés ? L’entreprise envisage-t-elle de relocaliser une partie de son activité ? Maximise-t-elle la durabilité de ses produits ? Réduit-elle la sous-traitance ?
En 3, « La stratégie environnementale produits ». La R&D est-elle sollicitée pour réduire l’empreinte environnementale ? La décarbonation des déchets ? Affirme-t-elle des engagements environnementaux, une labellisation de ses produits, pense-t-elle la réduction des risques sanitaires liés à ses produits ?
En 4, « La stratégie environnementale process » aborde la réduction de l’impact environnemental de ses procédés industriels, le souci de limiter les risques sanitaires pour les salariés et les riverains.
Le chapitre 5 questionne « Le salarié comme acteur de l’environnement ». Cela touche à la formation et à l’information sur les questions environnementales, à la présence de l’environnement dans les certifications ou les fiches de poste, à la présence d’un dispositif de type « boîte à idées » pour améliorer les process, à la variable environnementale dans les primes des dirigeants, aux mesures pour limiter l’impact environnemental des déplacements des salariés.
Dernier chapitre, en 6, « L’intégration et l’implication des instances représentatives du personnel et organisations syndicales dans la transition ». Est-ce que le Cse reçoit les informations sur les risques environnementaux, sur leur prévention, sur la stratégie dans ce domaine, sur les achats responsables ? Dispose-t-il d’un droit d’alerte en la matière ? La transition environnementale est-elle prise en compte dans la politique de ressources humaines, se traduit-elle par des engagements internationaux, dans l’éthique de l’employeur, dans son information auprès des consommateurs, dans ses initiatives ? Des expérimentations vont commencer avant l’été dans plusieurs entreprises. L’outil sera amélioré et adaptable ; il sera présenté à l’automne.
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