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À propos – janvier 2021

Article mis en ligne le 30 janvier 2021, publié dans Options n° 663

Capitole : « pile, je gagne ; face, tu perds » Les États-Unis cultivent de longue date une culture du spectaculaire, de l’énorme, de l’indépassable. Raison pour laquelle le cinéaste Michael Moore les avait rebaptisés The Big One. Curieusement, c’est également le nom du tremblement de terre qui, en 1906, a secoué toute la Californie […]

Capitole : « pile, je gagne ; face, tu perds »

Les États-Unis cultivent de longue date une culture du spectaculaire, de l’énorme, de l’indépassable. Raison pour laquelle le cinéaste Michael Moore les avait rebaptisés The Big One. Curieusement, c’est également le nom du tremblement de terre qui, en 1906, a secoué toute la Californie suite à un frémissement de la faille de San Andreas. L’invasion du Capitole par les partisans de Donald Trump, largement à son appel, s’inscrit dans cette double filiation du grotesque et du tremblement de terre. Car sous les allures de show, la faille démocratique est profonde. Le coup de force contre le fonctionnement constitutionnel du processus électoral est venu de loin; il a mobilisé les aficionados de l’action armée et a vraisemblablement profité de sympathies disséminées dans les forces de sécurité. L’arrière-pays qu’il met en lumière est tel qu’on peut s’attendre à un avenir instable et violent. Pour résumer la chose d’une simple formule : Joe Biden a gagné les élections, mais Donald Trump ne les a pas perdues.

Il y a deux façons de gagner. La première consiste à être le meilleur, le plus fort, en l’occurrence à rassembler le plus grand nombre de grands élec- teurs sur son nom. La seconde consiste à accuser l’autre de ne pas respecter les règles du jeu et à en convaincre l’assistance. On pourrait appeler cela tricher, si ce n’est que le tricheur dissimule. Donald Trump, lui, avait d’emblée étalé ses cartes sur l’avenir électoral. La suite n’est que le développement logique de son « pile, je gagne ; face, tu perds». Dès le premier jour de sa présidence, il aura combiné l’excès et la dérision, la transgression agressive et l’ode aux racistes.

Cette métamorphose d’un président des États- Unis en Joker psychopathe et cynique aurait dû, en bonne logique, le conduire à une déroute électorale. Ce n’est pas le cas. Un très grand nombre d’électeurs ont adhéré à cette violence transgressive comme à une revanche prise sur l’adversité : les puissants qui en sont la cause, les bureaucrates qui l’administrent, les étrangers et les pauvres supposés en profiter. Ils sont des dizaines de millions à y adhérer toujours, persuadés à force de tweets que le défait était un vainqueur spolié. La décision de déclencher un assaut contre le Capitole visait à faire de cette anomalie le terrain des affrontements à venir.

Une opinion publique divisée en profondeur

Battu dans les urnes et mal en point dans les médias, le Joker échevelé entend bien – comme dans toute production hollywoodienne qui se respecte – réussir un come-back. Il s’agit donc d’analyser les conditions réelles de sa défaite. Dans son étude monumentale de l’opinion publique sous le IIIe Reich, l’historien britannique Ian Kershaw montre comment il a fallu attendre les revers sur le front de l’Est – avec ce qu’ils entraînaient de difficultés et de privations pour la population allemande – pour que l’opinion publique commence à prendre ses distances avec la figure charismatique du chef de l’État. On peut penser – sans comparaison déplacée entre les deux dirigeants – que le Covid aura été le front de l’Est de Donald Trump, le moment où l’adversité a fracassé les tweets sur le mur du réel.

C’est tout à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle. Le grain des choses l’emporte certes sur la paille des mots ; mais de façon fragile, qui doit autant à la peur qu’à la raison. Cette ambivalence trouble augure d’une séquence politique sans doute longue et peu lisible. La censure du président putschiste par les réseaux sociaux en

est l’inauguration. Officiellement motivée par le refus du contenu haineux et provocateur des messages présidentiels, elle est si tardive qu’on suspecte à bon droit l’existence d’autres motivations, moins éthiques ; par exemple, la crainte de se retrouver accusé de complicité de putsch. On peut se féliciter de la décision prise par Facebook et consorts, au nom d’un certain pragmatisme, mais elle appelle deux réflexions. La première, c’est que casser le thermomètre n’a jamais fait baisser la fièvre. La seconde, c’est qu’une décision majeure de censure a été prise, dans le champ du débat public, par des entre- preneurs n’ayant d’autre légitimité que celle de leur propre succès commercial. La démocratie représentative a sans doute ses défauts mais s’il faut choisir entre elle et cette nouvelle aristocratie de classe, ce sera vite fait.

Des lois pour (re)façonner la République

En France, nous n’en sommes pas là. Quoique… Le trumpisme est hélas pandémique et prolifère aux quatre coins de la planète, sous de multiples variantes. La France a la sienne. Notre pays est riche de souffrances et de mécontentements ; il abonde en démagogues, en extrémistes aux fronts bas et en entrepreneurs de haine, les uns comme les autres ayant pignon médiatique sur rue. Son modèle démocratique s’essouffle et peine à dégager les voies d’un avenir meilleur, voire d’un avenir tout court. Sa population subit des violences policières et les soubresauts d’un gouvernement qui les nie, puis les couvre, par- fois les découvre et, finalement, les recouvre.

Cette incapacité à leur trouver une issue démocratique signe en fait un rapport dégradé, vertical et de plus en plus antagonique entre l’État et les citoyens, singulièrement ceux qu’il considère comme indûment agités. Au fil des mois, sa liste de suspects s’est allongée : gilets jaunes, syndicalistes, supposés « séparatistes », manifestants écologistes, migrants sans papiers, mauvais républicains, passants ordinaires… Corrélativement à des flirts à peine dissimulés avec des personnalités d’extrême droite, confortablement protégé par un état d’urgence sans fin, l’exécutif provoque une avalanche de projets de lois qui visent à façonner la république à l’image qu’il s’en fait, image qui n’a rien pour (nous) plaire.

Le dernier en date, sous couvert d’en conforter les principes et le respect qui leur est dû, bous- cule carrément le socle de la république. Pour le résumer d’une phrase, il ne s’agirait plus pour vous et moi d’obéir aux lois mais d’y adhérer, sans réserve, sans esprit critique ni arrière-pensées… Donald Trump saturait le débat public sous ses tweets électriques. Emmanuel Macron le met au pas au rythme d’une mécanique parlementaire hors sol. On peut préférer une méthode à l’autre et, nettement mieux, trouver les deux détestables. Quoi qu’il en soit, le réel est là, turbulent …

Pierre TARTAKOWSKY

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