Les systèmes scolaire et universitaire ont été confrontés ces dernières semaines à deux demandes inhabituelles: ici, que les enseignants se transforment en hussards de la laïcité; là, que les chercheurs abandonnent leur prétendue accointance avec le fanatisme. Analyse d’un sociologue, spécialiste de la marginalité juvénile, de l’école et des institutions.
point de vue de FRANÇOIS DUBET PROFESSEUR ÉMÉRITE À L’UNIVERSITÉ DE BORDEAUX, DIRECTEUR D’ÉTUDES À L’EHESS
Comment pourrait-on soutenir les attaques du ministre de l’Éducation nationale contre l’« islamo-gauchisme » à l’université ? Bien sûr, je les désapprouve. Mais j’observe une double dérive. La première est une difficulté croissante à débattre, dont j’aimerais qu’elle ne conduise pas vers le modèle américain de l’intolérance académique au nom de la tolérance universelle. La seconde est la difficulté française, fort ancienne, à comprendre le religieux. Pour les uns, c’est un obscurantisme qu’il faut abattre. Pour les autres, l’urgence est de défendre la religion des opprimés… Quelle critique raisonnable peut-on développer pour sortir de cette opposition dont on peut craindre que la crise renforce le camp le plus identitaire ?
Première chose : comprendre d’où on vient. Et, pour cela, comprendre les enjeux autour de la laïcité en admettant que la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État s’est déployée dans une société fort différente de la nôtre : culturelle- ment catholique et profondément scindée entre ceux qui s’affirmaient comme tels et ceux qui, au contraire, revendiquaient leur anticléricalisme. Nous n’en sommes plus là. À l’organisation de notre société autour des classes sociales s’en est ajoutée une dans laquelle les inégalités grandissantes rendent encore plus difficile les processus d’intégration. L’école dans tout ça ? Elle a suivi le mouvement et s’est transformée en même temps que la société. L’école laïque portait un double projet : reprendre l’autorité que l’Église avait sur les enfants et se faire un sanctuaire dans lequel ceux-ci devaient laisser à la porte des établisse- ments ce qu’ils étaient. Nous n’en sommes plus là. La massification de l’enseignement a boule- versé l’école et l’adolescence qui n’y avait pas droit de cité s’y est imposée en même temps que les inégalités du monde.
Tandis qu’il y a encore cinquante ans, les élèves oubliaient qui ils étaient quand ils franchissaient la porte des établissements, aujourd’hui, ils y pénètrent avec leur identité en étendard. Et alors que l’appartenance sociale décidait du parcours scolaire d’un enfant – certains parvenaient naturellement à l’enseignement secondaire et universitaire, d’autres pas –, aujourd’hui c’est l’école qui est chargée de faire le tri. Dès lors, il ne faut pas s’étonner qu’elle soit perçue, par les familles des quartiers populaires, comme responsable de la montée des injustices. « L’école des Blancs » : cette expression s’alimente de l’illusion perdue d’une école capable de changer le cours social des choses. Elle en est le fruit.
Comment s’en sortir ? En luttant contre les ghettos sociaux et culturels : tant que nous en accepterons l’existence, l’ambition démocratique que porte l’école sera menacée. Ensuite, il faut admettre que l’on ne peut enseigner les valeurs de la République aujourd’hui comme on le faisait dans les années 1920. Il faut prendre en compte la réalité dans laquelle évoluent les enfants sans jamais oublier qu’un cours sur la tolérance n’a de sens que si celle-ci peut être vécue à l’extérieur de la classe. Le projet démocratique n’est pas seulement une leçon, c’est une pratique. Une pratique qui doit être reconnue par l’affirmation d’une communauté éducative qui ne peut pas être constituée d’une juxtaposition d’enseignants et de jeunes, chacun évoluant sur leurs parallèles. Le débat doit trouver sa place dans l’enceinte même des établissements si l’on veut que les cours d’histoire ou de philosophie ne soient pas balayés par les fake news et les thèses complotistes qui font tant de ravages chez les jeunes.
L’école n’est plus le sanctuaire qu’elle était sans parents, sans adolescents et sans mixité. Prenons-en acte et composons avec cette évidence en revenant à un recrutement qui permette l’existence d’un corps enseignant à l’image de la société : constitué également par des personnes issues dans les milieux populaires. Et surtout, sortons de ce jacobinisme qui laisse supposer que des circulaires, seules, peuvent aider les professeurs à répondre aux questions qui travaillent les élèves. La laïcité est l’art du compromis. Elle ne se construit pas sur des directives mais sur des échanges et des l’admettre aurait peut-être évité le pire à Samuel Paty, et la solitude qu’il a dû affronter.
Propos recueillis par Martine HASSOUN
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