Quiconque s’attache à décrypter le paysage des plateformes numériques est d’abord dérouté par sa diversité. Cela va d’un travail distribué sur une zone géographique précise par des plateformes identifiées par leur application (Deliveroo, Uber Eats…) à l’exercice, sur un site en ligne, d’un travail plus ou moins qualifié, comme la programmation informatique, la traduction ou […]
Quiconque s’attache à décrypter le paysage des plateformes numériques est d’abord dérouté par sa diversité. Cela va d’un travail distribué sur une zone géographique précise par des plateformes identifiées par leur application (Deliveroo, Uber Eats…) à l’exercice, sur un site en ligne, d’un travail plus ou moins qualifié, comme la programmation informatique, la traduction ou la réalisation de petites tâches de bureau répétitives. C’est là que l’on trouve les crowdworkers – de l’anglais crowd, « foule » – qu’en français on nomme « microtravailleurs ». La foule de ces microtravailleurs, actifs partout dans le monde, est capable de traiter d’énormes volumes de données en un temps relativement court dès lors qu’ils possèdent une connexion fiable à internet. Mais qui dit « foule » dit aussi, aux yeux des employeurs, « amateurs », voire parfois « volontaires », à qui il serait possible de refuser une rémunération de niveau « professionnel », échappant de fait à la réglementation du travail.
Des « amateurs », vraiment ? Leur profil contredit cette légende, comme le montre une enquête menée par l’Organisation internationale du travail (Oit) auprès de 3 500 personnes de 75 pays œuvrant pour cinq plateformes anglophones de microtravail.
Première caractéristique : ce sont pour beaucoup des travailleurs qualifiés. Dans le détail, un quart possèdent un diplôme technique ou ont étudié à l’université, 37 % sont titulaires d’une licence et 20 % ont un diplôme de troisième cycle. Parmi les diplômés, plus de la moitié (57 %) sont spécialisés en sciences et technologies et 25 % le sont en économie, finance et comptabilité.
Seconde caractéristique : le microtravail assure avant tout un complément de rémunération, beaucoup exerçant une activité, également qualifiée dans la majorité des cas : s’ils peuvent être étudiants, ils sont aussi cadres de direction ou gérants ; d’autres exercent une profession intellectuelle ou scientifique. Ils effectuent des tâches souvent déconnectées de leur niveau de qualification et plus complexes qu’attendues : simple collecte de données certes mais aussi vérification, validation et modération de contenus, études de marché, développement de l’intelligence artificielle et de l’apprentissage automatique…
Suède : la force de l’accord collectif
Ce profil n’a pas échappé au syndicat de cadres suédois Unionen. Médiateur des marchés du travail numériques pour ce syndicat, membre du secteur « négociation collective », Victor Bernhardtz explique comment Unionen a, dès le milieu des années 2000, misé sur la pratique de la négociation collective pour étendre les droits et la protection de ces travailleurs qualifiés en traitant de multiples champs : salaire, temps de travail, conditions de travail, congés… « Miser » est d’ailleurs un terme impropre, c’est une question de culture, souligne-t-il : « Parce que nous sommes un petit pays qui doit se battre pour sa compétitivité et s’adapter en permanence, le marché du travail doit être régulé. Et historiquement, le modèle choisi pour cette régulation est celui de la négociation collective. » Si les plateformes numériques ont transformé le travail et son organisation, elles n’échappent pas au cadre historique.
C’est ce qui autorise Thorben Albrecht à nuancer la difficulté à nouer le dialogue avec leurs représentants :
« Nous avons les outils et les règlements », dit-il. Trois accords collectifs ont d’ores et déjà été conclus, deux avec des plateformes de travail temporaire, un avec une plateforme du secteur des médias. Parce qu’elle est une ressource convoitée, le niveau de qualification des « microtravailleurs » est un point d’appui pour faciliter la négociation et motiver la conclusion d’accords collectifs.
Le médiateur d’Unionen confirme ainsi ce que met en évidence l’Observatoire européen des plateformes sur l’expérience suédoise : « Les cols blancs des plateformes, souvent des travailleurs ayant des compétences spécifiques, ou des étudiants à la recherche d’un revenu complémentaire, connaissent leur valeur. Cela signifie qu’ils exigent des plateformes qu’elles soient transparentes et garantissent un salaire décent. »
Mais qu’est-ce qu’un salaire décent ? Comment définir les « bonnes conditions » d’un travail occasionnel, fragmenté et distribué à l’échelle mondiale ? C’est dès le milieu des années 2010 qu’ont émergé à la fois de nouvelles formes de protestation et des modes de dialogue et d’action originaux. L’épicentre de ce phénomène se situe en Allemagne. Pour Ig Metall, dont les statuts permettent aujourd’hui l’affiliation des travailleurs indépendants isolés, Thorben Albrecht témoigne d’une stratégie déployée à partir de 2013 :
« Parce qu’ils représentent aujourd’hui 2 à 3 % des travailleurs, les travailleurs des plateformes, de profils effectivement divers, allant des migrants à la main-d’œuvre hyperqualifiée, ne sont finalement pas très nombreux au regard des effectifs que nous syndiquons dans l’industrie. Mais ils participent d’un profond changement du marché du travail, qui nous oblige à innover, notamment en nouant des coopérations nouvelles. » Par exemple, avec la campagne Fairtube, pour améliorer notamment la monétisation des visionnages de vidéos sur Youtube, ou la création d’une association commune, fin 2020. En se projetant également directement sur le terrain de prédilection des plateformes en ligne, le net, l’idée étant d’utiliser le système de notation qu’elles ont développé mais pour pointer, du point de vue syndical, les abus et les mauvais payeurs. C’est l’expérience du site Faircrowd.work
Faircrowdwork note les plateformes
Développé à partir de 2015 à l’initiative d’Ig Metall, il témoigne également de la volonté de coopérer avec d’autres, en l’occurrence avec la chambre du travail autrichienne et avec le syndicat des cadres suédois. Son contenu s’appuie sur une enquête menée auprès des travailleurs de plateformes interrogés dans sept domaines : parcours professionnel et vécu au travail ; qualité des tâches ; leur paiement ; évaluation de la communication avec l’opérateur, les clients ou les autres travailleurs ; systèmes de notation et d’évaluation ; fiabilité technique ; questions plus générales sur ce qui plaît ou déplaît. Les réponses sont traduites en un mécanisme d’évaluation qui attribue aux plateformes une note globale comprise entre 0 et 5 étoiles. La plateforme syndicale assure ainsi une triple mission : mission de service et d’information, de mise en relation des travailleurs en ligne et d’amélioration des droits par une surveillance des conditions de service, les mal notées étant incitées à les modifier. Dans un guide sur le travail digital, l’Institut syndical européen (Etui) témoigne d’un « certain succès » de l’expérience, mais décrit une activité chronophage pour la mise à jour des données.
« Aucun modèle de travail syndical n’est transposable tel quel, assure pourtant le syndicaliste d’Unionen, cela dépend en grande partie du contexte culturel et des pratiques institutionnelles. En Suède, entrer en négociation avec des employeurs de l’économie digitale n’est pas, en pratique, fondamentalement différent : ils sont le plus souvent jeunes, ignorants du cadre de régulation sociale, mais se montrent ouverts au dialogue dès lors qu’ils en comprennent le bénéfice ». Si la Suède s’appuie ainsi sur son modèle de négociation collective, le syndicalisme allemand cherche avant tout la mise en réseau des travailleurs et le consensus pour organiser le travail digital.
C’est le sens de deux initiatives réunies dans une approche complémentaire reposant justement sur les conditions de service des plateformes : « Un outil important pour faire progresser les droits », affirme le représentant d’Ig Metall. La première est la création d’un code de conduite, sorte de charte née à l’origine d’un engagement volontaire de plateformes allemandes. Il stipule par exemple que « la juste rémunération », en mal de définition, doit se rapprocher des « normes salariales locales ». La seconde est un bureau de médiation dont la gestion est assurée par le syndicat, chargé de régler les litiges opposants travailleurs et plateformes signataires du code de conduite.
Quatorze cas ont été traités en 2019, 12 en 2018. Trop peu ? Dans cette stratégie naissante, basée sur un « encouragement » à améliorer la rémunération et les conditions de travail, le bilan quantitatif, tout comme les résultats en termes d’affiliations, n’est pas pour l’heure un critère déterminant : il est, pour Thorben Albrecht, « dans le fait d’expérimenter et de développer de nouvelles formes de coopérations et de travail syndical ».
Christine Labbe
photo : PHOTOPQR/L’EST RÉPUBLICAIN/maxppp
Dans le dossier :
https://journaloptions.fr/2021/05/plateformes-les-droits-des-travailleurs-a-la-hausse/
https://journaloptions.fr/2021/05/table-ronde-plateformes-moment-charniere/