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Table Ronde – Plateformes, moment charnière

Article mis en ligne le 30 mai 2021, publié dans Options n° 667

L’ubérisation du monde du travail est en marche, et les plateformes en sont une des expressions les plus dynamiques. Mais elles se retrouvent aujourd’hui sous le feu croisé des critiques, mises en cause par leurs salariés, épinglées juridiquement et bousculées dans le débat public…

Avec :

  • Odile Chagny, coanimatrice du réseau Sharers & Workers .
  • Barbara Gomes, maîtresse de conférences à l’Université polytechnique Hauts-de-France, conseillère de Paris.
  • Nayla Glaise, membre du bureau de l’Ugict et du présidium d’Eurocadres.
  • Ludovic Rioux, Collectif national des syndicats de livreurs Cgt
  • Pierre Tartakowsky, Options.
PHOTO : Nicolas Marquès/KR IMAGES PRESSE

– Options : les plateformes se sont initialement présentées comme des chevaliers blancs de la liberté d’entreprendre et de la liberté. Comment définir le moment actuel ?

– Ludovic Rioux : D’un côté, et pour la première fois, le gouvernement avance des propositions sur le statut des travailleurs. Même si nous sommes très critiques sur leur contenu, c’est une première en France. Certes, elle se situe sur le terrain juridique, mais cela concerne nos conditions de travail et cristallise des enjeux dont l’issue dépendra d’un rapport de forces que nous serons capables ou pas de construire. Cela implique également la place que vont prendre certaines formes de mobilité, en lien avec la livraison au dernier kilomètre, mise en avant dans plusieurs municipalités. Ajouté à des conflits du travail, tout cela nourrit le débat public sur le statut juridique des travailleurs des plateformes : salariés ou auto-entrepreneurs ? Paradoxalement, cela se fait sans qu’on n’écoute jamais les premiers concernés et cette anormalité démocratique est d’autant plus insupportable que les entreprises concernées sont en plein développement. D’où l’importance de sa dénonciation et de l’élaboration, avec les travailleurs, de propositions syndicales permettant d’améliorer les conditions de travail.

Avec les conflits actuels, avec les organisations que la Cgt a su créer, on atteint un point de tension exacerbée par le Covid, qui se constitue en un moment charnière. Si on veut se faire entendre, c’est maintenant qu’il faut le faire.

 Barbara Gomes : Le « chevalier blanc » a de fait, beaucoup perdu de sa superbe. Cette évolution s’enracine dans une conduite qui s’inscrit volontairement au-dessus des lois. Lorsqu’une plateforme arrive sur un territoire, elle ignore la norme sociale en vigueur et exige des États concernés qu’ils plient leur système normatif à sa propre stratégie économique et managériale. La réaction des juges est donc intéressante : la loi dont ils sont chargés de l’application doit s’appliquer pareillement à tous, y compris aux plateformes de travail. En France, en Europe et partout dans le monde, on assiste alors à une vague de requalification, y compris dans des pays aux systèmes normatifs très différents. C’est le cas au Brésil, qui pourtant a eu une position plus enthousiaste à l’égard des plateformes ; au Royaume-Uni, où la justice a prononcé une décision de requalification en worker, statut qui permet d’appliquer certains pans de la législation sociale britannique ; en France, où la Cour de cassation a requalifié un chauffeur de Vtc en salarié. Pour la première fois, la Chambre sociale a accompagné la publication de sa décision en trois langues d’une note, d’un communiqué… Il s’agit d’un message fort, signifiant qu’en l’état, le droit est limpide et doit être appliqué. Façon de dire aussi au législateur que s’il veut aller à une autre configuration légale, plus précaire, il lui revient de prendre ses responsabilités. Ce revirement est tel que des plateformes comme Just Eat sont en train de basculer du côté du salariat, faisant de la stricte application du droit social un argument promotionnel vis-à-vis de leur clientèle ! Et en mars, Uber a commencé à lâcher du lest, comprenant qu’il risquait, sinon, de se voir appliquer toute la législation sociale, en bloc. D’où des stratégies a minima autour d’éventuelles concessions sur un bout de protection sociale, un bout de salaire garanti…

https://journaloptions.fr/2021/05/numerique-au-plus-pres-de-la-foule/

– Odile Chagny : Je reprendrais volontiers ce terme de charnière. On sentait venir, avant la crise sanitaire, une accélération très forte de la « plateformisation » de l’économie qui va au-delà des plateformes de mobilité les plus visibles. On voit se développer un marché énorme de plateformisation « affaire à affaire », et non plus « affaire à client ». En pleine croissance en France, cette partie immergée de l’iceberg regroupe quelque 150 de ces plateformes, où l’on trouve des métiers plutôt qualifiés, comme ceux des services numériques, mais aussi le conseil stratégique, et même le management de transition. Les directeurs d’achat s’en saisissent, ravis, grâce à un seul compte fournisseur, d’externaliser tous les risques juridiques propres à leur activité : délit de marchandage, prêt de main-d’œuvre illicite, lien de dépendance, requalification de la main-d’œuvre, etc. C’est à ce point profitable que l’association des directeurs d’achat a largement poussé au développement d’un certain nombre de ces plateformes.

 Barbara Gomes : De fait, toutes les plateformes ne sont pas des plateformes de travail – c’est-à-dire non pas de simples intermédiaires, mais des entreprises qui organisent et proposent un service, une activité, réalisée par des travailleurs qui concluent avec elles des contrats portant sur leur force de travail. La question essentielle que cela pose alors, au regard de l’application ou non du droit social, c’est de déterminer ce qu’elles proposent réellement. Ainsi, pour la Cour européenne, Uber est un service de transport, point final. La mise en relation électronique, c’est accessoire, une simple modalité du service. L’autre point décisif, c’est l’existence ou non d’un contrat. L’objet de ce contrat, c’est la location de la force de travail, pas d’un objet ou d’un service. Juridiquement, cela permet de distinguer de quel type de plateforme on parle, et donc d’avoir des réactions différentes. On ne va pas réglementer de la même façon des activités où il y a une réelle intermédiation avec de réels indépendants – et pour lesquelles il peut certes y avoir un besoin de gouvernance – et des plateformes de travail, plus problématiques en droit social, puisque les contrats conclus ont le même objet qu’un contrat de travail, que les travailleurs sont soumis à un pouvoir patronal comme les salariés, et où, sous prétexte de neutralité technologique, on leur refuse l’accès au salariat. On a pourtant juste déguisé le pouvoir de l’employeur avec des algorithmes, lesquels ne sont que la transcription en langage informatique des volontés patronales.

– Nayla Glaise : Ce « moment charnière » se traduit, sur le plan européen, par toute une réflexion autour d’un projet de directive, ce qui éclaire aussi les velléités « coopératives » d’acteurs comme Uber. Ce travail vise officiellement à « relever les défis liés aux conditions de travail via les plateformes » et a commencé par une consultation des partenaires sociaux européens. La Confédération européenne des syndicats (Ces) ainsi qu’Eurocadres ont pu réaffirmer leur position en faveur d’une présomption de salariat pour ces travailleurs. On peut d’ailleurs se féliciter de retrouver ce choix dans la nouvelle loi espagnole – une première en Europe – qui, elle aussi, présume que les livreurs à vélo sont des salariés et qu’il revient à la plateforme de prouver le contraire.

Le Parlement européen est, de son côté, saisi d’une proposition de loi qui vise à garantir aux travailleurs des plateformes l’application des normes européennes en termes de durée de travail, modalités de santé, représentation des personnels. L’important, c’est qu’aujourd’hui le statu quo apparaît impossible à tous, notamment du fait des jurisprudences qui s’accumulent un peu partout en Europe. Dans ce contexte évolutif, il existe un choix de stratégie revendicative : est-ce qu’on choisit l’égalité des droits pour tous ou un statut particulier porteur de garanties partielles ?

– Qu’est-ce qui fait que ce risque, consistant à négocier des droits au rabais au nom d’un « léger mieux », se pose avec cette force ?

– Ludovic Rioux : La difficulté c’est que, notre socle de droits étant quasi nul, on peine à élaborer des revendications ne se situant pas, de fait, en deçà des droits des autres salariés. D’autant que les travailleurs concernés sont jeunes et n’ont que rarement connu un Cdi. Les employeurs et les pouvoirs publics spéculent là-dessus. Après un long mutisme sur le statut, sur le droit d’organisation, d’expression, sur l’enjeu sanitaire, de la sécurité, le ministère du Travail a choisi de formuler ses propositions sujet par sujet en les déconnectant les unes des autres. Or, la question essentielle, celle du statut des travailleurs et de la responsabilité sociale d’un employeur qui ne dit pas son nom, doit être abordée en tant que telle. Sinon, on aboutit à des formulations qui visent à contourner tout risque de confrontation avec l’employeur réel. On avance sur le principe d’une protection sociale, mais en exonérant les employeurs de leurs cotisations… La volonté politique, ici, est clairement d’élargir notre précarité à des pans entiers du monde du travail, aux autres salariés, qualifiés ou non qualifiés. Cela se répercute sur le plan européen, de façon très négative. Ceci étant, on ne peut évidemment pas attendre qu’une directive vienne résoudre tous nos problèmes, d’autant que le cadre européen, indépendamment du caractère toujours délicat de sa transcription en matière sociale, est souvent moins disant que le socle de droit français.

– Odile Chagny : Ce qui complique toute riposte, c’est que, au-delà de leur diversité, les plateformes ont en commun d’être des objets hybrides entre un marché et une entreprise. Elles sont arrivées dans une zone de non-droit. Elles ne sont assujetties ni au droit sectoriel, ni à la régulation du travail, ni à quelque forme que ce soit de dialogue social. Ces éléments de régulation sont certes en capacité de venir dompter ces acteurs économiques, mais encore faut-il qu’une volonté politique de reconnaître la relation de subordination se manifeste, acte qu’on n’a pas affaire à du travail indépendant. Le gouvernement français, qui a choisi la voie du dialogue social, reste sur une approche très frileuse et ses résultats sont loin d’être acquis.

 Barbara Gomes : Ces sociétés ont réussi à réintroduire des mécanismes de concurrence sociale au sein de l’entreprise, au point d’en faire le principe organisateur du travail. Si elles sont hybrides, c’est justement parce qu’elles ne respectent pas le salariat qui, lui, empêche, dans une certaine mesure, la concurrence, notamment sur les tarifs. Le droit social détermine par exemple un nombre d’heures de travail à ne pas dépasser, un temps de repos à respecter, un salaire (le Smic) en deçà duquel on ne peut descendre… Cela empêche les travailleurs de se livrer une concurrence sociale terrible poussant au moins-disant social, provoquant paupérisation et conditions de travail indignes. Contraint d’intervenir, le législateur a choisi une stratégie de petites touches distinctes, au risque d’exploser la cohérence du statut salarial. C’est pourtant le contraire qu’il faudrait faire : partir du salariat, définir de quoi l’on parle – quelles plateformes sont concernées, quels travailleurs – établir qu’il s’agit de salariés et, ensuite seulement, analyser les spécificités de la profession et s’appuyer sur les conventions collectives pour s’y adapter. À procéder autrement, on oublie des sujets importants. Qu’est-ce qui va arriver aux livreurs de repas lorsque les restaurants vont rouvrir ? Certains vont perdre leur travail sans que le régime de licenciement ne s’applique ! Comment atteindre une vraie protection sociale, avec ce que cela suppose de dialogue en amont, de représentation collective et d’organisation du financement ? Si l’on part du salariat, on sait comment avancer. Si on fait l’inverse…

– Comment expliquer que le niveau de riposte reste en deçà du nécessaire ?

– Ludovic Rioux : On considère encore trop souvent, y compris dans la Cgt, que dès qu’il est question de plateformes, cela concerne de nouveaux métiers, pour lesquels il faudrait en quelque sorte imaginer des réponses. Mais ces métiers sont anciens. C’est l’organisation du travail qui est nouvelle, de même que l’échelle à laquelle elle est mise en œuvre. Par ailleurs, et contrairement à ce qui a pu se passer auparavant, nos situations au travail n’ont pas d’antériorité : pas de collègues anciens, pas d’acquis collectifs, pas de transmission… Nos syndicats sont nouveaux et confrontés à une dégradation continue des conditions de travail par le biais d’une baisse franche de la rémunération. C’est brutal et ça exclut toute approche dogmatique, du genre : seule solution, le salariat. C’est dans la discussion avec nos collègues qu’on arrive à défendre l’idée qu’il faut un progrès dans les droits, qu’on facilite la reformulation de réponses déjà existantes dans les conventions collectives et qu’on permet leur appropriation afin que le législateur ne soit pas tenté de pérenniser un tiers statut qui n’aurait pour seul but que de mettre à mal le Code du travail et les conventions collectives, dont les droits devraient a minima s’appliquer aux travailleurs des plateformes ! À défaut, on risque une déconnexion entre, d’une part, la prise en compte par nos collègues de leurs besoins et, d’autre part, la manière d’y répondre. Nous avons besoin d’une élaboration à la fois collective et individuelle, soit un équilibre compliqué dont la construction nécessite un temps long, souvent antinomique d’un vécu précaire.

Si on applique le cadre salarial, cela signifie aussi la possibilité d’avoir un comité social et économique (Cse) pouvant intervenir sur l’organisation de l’entreprise et du travail. Il devient  possible d’exiger des experts en matière algorithmique capables d’établir des protocoles et des vérifications, de permettre aux travailleurs de s’approprier l’organisation du travail.

 Odile Chagny : Il n’y a clairement pas de recettes revendicatives. Nous sommes impliqués, avec la Ces, dans un projet qui vise la représentation des travailleurs : comment s’organiser, construire un rapport de force, aller à une négociation… Nous travaillons avec beaucoup de syndicalistes et ce qui est frappant, c’est que chaque problème s’avère extrêmement compliqué, qu’il y a un énorme besoin de montées en compétences, qu’il faut être à l’écoute pour construire du revendicatif. Hors de ça… Les expériences de plateformes numériques syndicales, par exemple, tournent souvent à la coquille vide. Alors quel type d’outil digital mobiliser ? Faut-il aller sur les réseaux sociaux et si oui, lesquels ? On se rend compte qu’il n’y a que des cas particuliers, qui s’élaborent avec un mode d’action pas toujours présent dans les Adn syndicaux, et dont une large part se cristallise de façon singulière dans le conflit, mais pas en amont.

– Barbara Gomes : Il y a quelques années, les travailleurs, leurs représentants informels refusaient d’entendre le seul mot de « salariat ». On a dû s’adapter juridiquement pour penser des dispositifs qui permettraient quand même d’être audibles dans le cadre de la proposition de loi n° 717 présentée par le groupe communiste au Sénat – et notamment par Fabien Gay et Pascal Savoldelli. C’est pourquoi, plutôt que la notion de présomption de salariat, nous avions mis en avant celle d’assimilation. Cela revient quasiment au même en pratique, puisque tous les droits sociaux applicables aux salariés avaient vocation à s’appliquer aux « assimilés », c’est-à-dire les travailleurs des plateformes (livreurs et Vtc). C’était plus simple à présenter et plus efficace pour dire : dans ce cas, tout le droit social, individuel, collectif, et la protection sociale s’applique. Cette loi a été rejetée au Sénat mais, aujourd’hui, c’est devenu une perspective tangible. D’autant que les besoins, notamment en matière de représentation syndicale au sein des plateformes, sont très forts. Or, si on applique le cadre salarial, cela signifie aussi la possibilité d’avoir un comité social et économique (Cse) pouvant intervenir sur l’organisation de l’entreprise et du travail. Il devient alors possible, sur le modèle des experts-comptables, d’exiger d’avoir des experts en matière algorithmique capables d’établir des protocoles et des vérifications, de permettre aux travailleurs de se réapproprier l’organisation du travail.

– Nayla Glaize : Cela rejoint ce que l’Ugict formule dans ses revendications sur l’intelligence artificielle, à savoir un droit de contrôle. À cet égard, il faut se féliciter de la décision du tribunal de Bologne qui, le 31 décembre, a jugé qu’un algorithme qui pénalisait certains livreurs de repas sur la base de critères obscurs engageait la responsabilité de l’employeur. D’où l’importance d’un Cse en capacité d’intervenir sur les algorithmes… Je crois également qu’il faudrait davantage s’adresser aux consommateurs. D’une part pour exposer la réalité du travail dans la plateforme, question qui a explosé durant les premiers temps de la pandémie, et d’autre part pour mettre sur la table l’usage des données recueillies. Elles sont traitées aujourd’hui dans une opacité totale, alors qu’elles constituent une énorme source de profits. Il faut précipiter une prise de conscience sur cette dimension, qui est au cœur de la production de valeur de l’entreprise.

– Odile Chagny : Avec les données, on est effectivement confronté à un nouveau modèle de production de valeur, dans lequel le consommateur devrait aussi être associé à une forme de responsabilisation sur son implication à valider ou non un certain type de prédation. Le consommateur pourrait accepter de payer un prix plus élevé, si tant est que cela conditionne une rémunération décente. La plateforme pourrait, elle, être amenée à baisser sa commission et le travailleur aurait, lui, un statut et une rémunération décente. Ce partage de la valeur qui, pour le coup, est un vrai objet de dialogue et de négociation, est beaucoup trop absent des réflexions collectives.

Ces sociétés ont réussi à réintroduire des mécanismes de concurrence sociale au sein de l’entreprise, au point d’en faire le principe  organisateur du travail. Si elles sont hybrides, c’est justement parce qu’elles ne respectent pas le salariat qui, lui, empêche, dans une certaine mesure, la concurrence.

 

 

 

 

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