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De la gifle aux mauvais coups
On reste perplexes. Après qu’il a reçu, à la face du pays et du monde, une gifle en plein visage, le président de la République, toujours optimiste, doit faire bonne figure. Alors que le pays apprenait, pratiquement en temps réel, que son agresseur était nostalgique des aventures de cape et d’épée, adepte d’un sport de combat moyenâgeux et fan de plusieurs sites négationnistes et d’extrême droite, Emmanuel Macron, tout sourire, a engagé tout un chacun, sans doute pour ne pas donner trop de visibilité à sa joue endolorie, à « relativiser » tout ça, sur le mode bon enfant « jeux de mains, jeux de vilains »…
Naïveté, roublardise, inconscience ? Difficile, en tout cas, de s’en satisfaire. La gifle en question n’a évidemment rien d’anecdotique. Au-delà de sa cible de chair, elle atteint un symbole de la République ; elle piétine la vertu du débat contradictoire et voue le conflit démocratique à son dépassement par la seule violence. Plus encore, elle conforte un processus en cours des plus préoccupants, qui pousse à glisser de la violence verbale au passage à l’acte. Elle signale un frétillement des plus inquiétants de ce côté du paysage politique : on sent là-dedans l’envie d’en découdre, d’imposer ses vérités à tous et à chacun, de placer le Rassemblement national – soupçonné d’embourgeoisement – sous la pression de ses cousins et concurrents : identitaires, zemmouristes et autres cnewsards et de triompher, enfin, en touchant aux antichambres du pouvoir. L’argent de Bolloré leur ouvre celles d’Europe 1, les succès électoraux de Marine Le Pen doivent leur ouvrir celles des ministères. D’où la montée en puissance de menaces, manifestations et violences destinées à bousculer l’adversaire et à se mettre en valeur. Être d’extrême droite n’a jamais exclu les petits calculs politiciens.
Alors, relativiser, vraiment ? Après le remake policier de février 1934, après le tango complice entamé sous l’œil du public de France 2 par le ministre de l’Intérieur avec Marine le Pen, après qu’une starlette de la fachosphère a invité, simulacre à l’appui, à tuer son voisin gauchiste, il aurait fallu, au contraire, bannir toute relativisation, dissiper les brumes du buzz pour camper sur les principes de la république et affirmer que ses valeurs valent pour tous et tous, sans exclusive aucune. Au lieu de quoi, le « relativiser » présidentiel revient à les mettre à l’encan, dans un contexte qui n’a vraiment pas besoin de cela.
De l’insulte à l’uber-management…
Yaya Guirassy est payé pour le savoir : relativiser n’est pas donné à tout le monde. Alors qu’il était sur son vélo pour livrer sa commande à une cliente, il reçoit d’elle un Sms : « Dépêche-toi, esclave. » Puis un autre : « Je vais te donner un centime, tu mérites que ça. » Cela se passe à Laval, nous sommes en mai de l’an de grâce 2021, et non : ce n’est pas pour la caméra cachée. Il y a, dans ces treize mots haineux, tout un monde de significations. Le tutoiement, d’abord, qui décrète une hiérarchie ; l’invitation à ne plus fainéanter adressée à celui qui travaille, bon vieux cliché colonial ; l’usage du qualificatif « esclave », qui n’a qu’un mérite : celui de la clarté ; le « donner » qui indique que l’on est résolument hors salariat et, enfin, le « tu mérites » accompagné d’une syntaxe bancale mais qui, à sa façon, signale l’absence de droits, au bénéfice – c’est le cas de le dire – d’un « don » hypothétique.
Tenter de relativiser ces treize mots après qu’ils se sont infiltrés dans son oreille, puis dans sa tête et enfin dans son être tout entier, c’est risquer une longue dépression nerveuse. Ce qui est arrivé à Yaya Guirassy. Il a eu le sain réflexe de saisir son employeur de fait, Uber Eats, et de déposer une plainte dont il n’a pas beaucoup de nouvelles depuis… La dépression le guette donc toujours, lui et ses collègues. Car cette mésaventure est solidement enracinée dans le quotidien professionnel des livreurs, dont beaucoup appartiennent à des minorités visibles. Agressions, vols, insultes racistes qui, rappelons-le, sont un facteur aggravant aux yeux de la loi, se sont multipliés ces dernières semaines, sans que les plateformes s’en émeuvent outre mesure, ni qu’elles portent plainte.
D’où l’appel du Collectif des livreurs autonomes des plateformes (Clap) à une manifestation le vendredi 18 juin à Paris, place de la République, qui dénonce les insultes, les agressions et le racisme, en pointant clairement que ces maux s’enracinent dans l’absence de droits. La clé de sol de l’ubérisation, c’est qu’au prétexte de le libérer, elle dépouille le travailleur de ses droits et affaiblit d’autant les droits civiques de tous. En le réduisant de fait à un statut d’esclave, elle en fait une proie. Surgissent alors les hypocrites et les prédateurs.
Du Conseil à l’État, une claque d’envergure
On voit que, dans ce monde où les claques volent à hauteur d’égout, beaucoup d’autres se perdent. Mais il y a des exceptions jubilatoires. On pense à celle que le Conseil d’État a fait atterrir sur la joue du ministre de l’Intérieur et, au-delà – solidarité gouvernementale oblige – sur celle de l’exécutif tout entier. L’honorable institution s’est en effet penchée sur le schéma national du maintien de l’ordre (Snmo), imposé par le ministère de l’Intérieur en septembre 2020, pour savoir si, le cas échéant, il n’y aurait pas, parmi toutes ces mesures, quelques-unes qui soient en délicatesse avec la Constitution, la loi, ce genre de choses. Souvenons-nous que cette noble institution, créée par Napoléon Bonaparte – démocrate très mesuré – n’a rien d’un repère d’islamo–gauchistes, et qu’elle tente plutôt de ne pas chagriner l’exécutif, ni de lui compliquer la tâche.
Ce petit rappel donne toute sa saveur aux critiques que la haute juridiction formule, lesquelles reprennent presque terme à terme les recours juridiques déposés par une cohorte d’asso-ciations et d’organisations syndicales. S’il faut résumer, le Conseil d’État censure des techniques policières qualifiées de dangereuses et assimilées à des atteintes graves aux libertés de manifester et d’informer sur l’action des forces de l’ordre. La stratégie de la nasse est ainsi jugée sévèrement comme facteur de risques, abusive et liberticide. De même, l’avis rappelle sur un ton badin que la liberté de la presse et des journalistes, ainsi que l’observation citoyenne des pratiques policières, doivent être défendues, sans restriction à la liberté de mouvement ni accréditation préalable par le pouvoir exécutif. Bref, le Conseil d’État a rappelé au gouvernement que l’État de droit implique justement qu’il ne les ait pas tous, les droits. Une restriction qui risque malheureusement d’être, elle aussi, relativisée.
Pierre Tartakowsky