Les rivalités entre pays se donnent à voir aujourd’hui au moins autant sur les terrains de sport que par d’autres voies. Apprécié pour ses valeurs d’universalité, celui-ci est utilisé comme un instrument de politique étrangère, pour soigner son image et diffuser un modèle.
Le 21 novembre 2022, la terre entière aura les yeux tournés vers le Qatar pour l’ouverture de la 22e édition de la Coupe du monde de football. Inconnu du grand public jusqu’au début des années 2000, l’émirat, à peine plus grand que l’Île-de-France, a su, en l’espace de dix ans, imposer sa voix dans le concert des nations. Confronté au double enjeu de préparer l’après-gaz (il en est le 4e producteur mondial) et de préserver son intégrité territoriale face à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, Doha décide, à partir de 1995, de lier son destin au sport. « Lorsqu’il arrive au pouvoir, Hamad bin Khalifa Al Thani n’a pas oublié l’invasion du Koweït par l’Irak, en 1991, raconte Jean-Baptiste Guégan, enseignant en géopolitique du sport. Son analyse est que, pour assurer la survie du pays et de la dynastie, il faut accroître son pouvoir d’influence. Et le sport offre cette possibilité. » Création d’un tournoi de tennis Atp à Doha, du Tour cycliste du Qatar, d’un Masters de golf… Puis arrive 2011, le rachat du Paris-Saint-Germain et le lancement d’une chaîne de télévision qui deviendra BeIn Sports.
Un an plus tôt, le petit État du Moyen-Orient a, à la surprise générale, été choisi pour organiser le Mondial 2022. En investissant massivement dans le sport grand public et dans le plus populaire d’entre eux, le Qatar touche à son but : gagner en notoriété, se rapprocher des grandes puissances et nouer des alliances. « Aujourd’hui, poursuit Jean-Baptiste Guégan, le Qatar est un investisseur de premier plan dans trois des cinq pays membres permanents du Conseil de sécurité de l’Onu. Il véhicule une image plus positive que l’Arabie saoudite, alors que son islam, d’obédience wahhabite, est tout aussi conservateur et son pouvoir tout aussi autoritaire. »
La géopolitique du sport est devenue multipolaire.
Le sport est devenu « un nouveau terrain d’affrontement, pacifique et régulé, des États », dit Carole Gomez, directrice de recherches à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). L’enjeu au plan géopolitique obéit au triptyque : affirmer sa puissance ; être reconnu à l’international ; fédérer la nation autour d’un projet commun. Les Jeux olympiques de Berlin en 1936 en sont le triste exemple. Le premier tournant intervient au milieu du xixe siècle, avec la naissance du sport moderne – qui intègre la dimension technologique et économique – et au début du xxe siècle, avec l’apparition de compétitions internationales. C’est à cette époque que Pierre de Coubertin relance l’idée de Jeux olympiques. Mais l’idéal poursuivi est moins d’œuvrer à la paix entre les peuples, que de remédier aux causes de la défaite de 1870. Et l’une des raisons, selon lui, est que les soldats français étaient moins bien préparés physiquement que leurs homologues allemands. Aussi l’organisation des Jeux devra être l’occasion de redynamiser la jeunesse par la culture physique et la mise sur pied d’équipes devant ranimer le sentiment de fierté nationale. La création, en 1912, du pentathlon moderne, regroupant cinq disciplines (l’escrime, la natation, le tir au pistolet, l’équitation, la course à pied), procède de la même logique. L’écosystème du sport de compétition s’élargira, au fil des décennies, aux médias, aux acteurs économiques – sponsors, équipementiers, fonds de pension, Gafam… Longtemps reflet d’un rapport dominant-dominé (empire-colonie) ou bloc contre bloc (Est-Ouest), la géopolitique du sport est devenue multipolaire, avec une place plus grande occupée par la diplomatie sportive.
Élément fort de soft power – à savoir, la capacité pour un État à orienter et à influencer en sa faveur les relations internationales autrement que par la coercition –, le sport contribue, par les résultats et par l’accueil de grands événements, à donner une image positive et de puissance au pays, potentiellement démultipliée par les réseaux sociaux. Le contexte politique et géographique en est le principal catalyseur. Une finale de championnat du monde de cricket entre l’Inde et l’Angleterre aura une résonance aussi grande pour les deux pays qu’un match de baseball entre Cuba et les États-Unis. Le sport peut aussi être l’occasion d’orchestrer un rapprochement. Ce fut le cas pour le Mondial de foot 1998 avec le match Iran - États-Unis ; lors des JO d’hiver de Pyeongchang, en 2018, qui virent les deux Corée défiler sous la même bannière ; ou avec les championnats du monde de tennis de table en 1971, qui ouvrirent la voie à une nouvelle relation entre la Chine et les États-Unis, ce que l’on appela « la diplomatie du ping-pong ».
« En matière de diplomatie du sport, on oublie souvent un acteur pourtant essentiel : les athlètes. On vit avec le mythe de l’apolitisme du sport. Or, les sportifs sont de plus en plus nombreux à s’exprimer sur les questions d’égalité hommes-femmes, d’environnement, de conditions de travail. »
Carole Gomez, chercheuse à l’Iris.
Si les grandes organisations, telles que la Fifa ou le Cio, mettent en avant leur apolitisme, il en va autrement dans les faits. Leur poids économique est égal à celui des grandes firmes transnationales. Et elles peuvent se vanter de compter plus de pays membres que l’Onu : plus de 210 pour la Fifa et la Fédération internationale d’athlétisme, contre 193 pour les Nations unies. Au point qu’il peut être utile d’obtenir d’abord la reconnaissance d’une grande fédération sportive pour espérer avoir ensuite celle de l’Onu. L’équipe de football du Front de libération nationale (Fln) disputa ainsi plusieurs matchs à travers le monde avec le drapeau algérien, bien avant que l’Algérie n’accède à l’indépendance. Le choix d’un pays pour organiser une manifestation n’est pas fortuit non plus. Les Jeux olympiques de Tokyo (1964) sonnèrent l’heure de la réintégration du Japon dans la communauté internationale ; ceux de Mexico, la reconnaissance des « pays en voie de développement ». L’attribution à la Chine des Jeux olympiques de 2008 déclencha un concert de protestations, en raison de la question des droits de l’homme. La réponse du Cio, toujours en quête de nouveaux revenus, fut de dire qu’il s’agissait là d’une opportunité pour le pays de s’ouvrir vers l’extérieur.
« À ma connaissance, jamais une coupe du monde ou une olympiade n’a été suivie d’une politique de détente. C’est même plutôt l’inverse », observe toutefois Jean-Baptiste Guégan, citant l’Argentine, en 1978, ou Sotchi, en 2014. De même, lorsque Moscou fut désigné, en 1974, pour organiser les JO six ans plus tard, les tensions internationales étaient un peu apaisées. À l’ouverture des Jeux, en 1980, une cinquantaine de pays manquaient toutefois à l’appel. Il faut dire qu’en juillet 1979, l’URSS avait envahi l’Afghanistan. Officiellement, la France n’avait pas choisi le boycott. Champion de France de lutte, Lionel Lacaze figurait dans la délégation française. « Nous n’étions pas nombreux. Les critères de sélection étaient tels que ça revenait à boycotter les Jeux sans le dire », se souvient l’actuel président de la fédération. Sur place, la tension était palpable. Les valeurs de neutralité du sport avaient cédé la place au confinement dans le village olympique, aux lettres anonymes reprochant aux athlètes leur participation, à la propagande politique. « J’avais 25 ans, tout ça me dépassait. Ce qui me plaisait dans la lutte, c’était son aspect universel, symbolisant la maîtrise de soi, la construction de la relation à l’autre. En aucun cas la soumission. »
On oublie souvent un acteur pourtant essentiel : les athlètes
Aux États-Unis ou en Russie, la diplomatie sportive fait partie intégrante de la politique étrangère. Elle est pilotée depuis le plus haut sommet de l’État. Elle est l’occasion pour Vladimir Poutine de se mettre en scène au plan national (voir ci-contre). La stratégie américaine est différente. Elle s’appuie sur une structure, Sports United, pour développer les échanges (athlètes, formateurs) et envoyer des vedettes là où le pays souffre d’un déficit d’image. La France, elle, en est toujours au stade des intentions. « En matière de diplomatie du sport, on oublie souvent un acteur pourtant essentiel : les athlètes, relève Carole Gomez. On vit avec le mythe de l’apolitisme du sport. Or, les sportifs sont de plus en plus nombreux à s’exprimer sur les questions d’égalité hommes-femmes, d’environnement, de conditions de travail (les footballeurs norvégiens, par exemple, à propos des chantiers au Qatar). L’avenir dira s’il s’agit d’épiphénomènes ou d’une lame de fond susceptible de modifier les rapports d’équilibre. »
Ulysse Long-Hun-Nam