Le meurtre, le 12 mai, d’Audrey Adam, conseillère en économie sociale et familiale au conseil départemental de l’Aube, n’a pas fait grand bruit. Et pourtant, elle aussi a été tuée dans le cadre de ses fonctions… Retour sur ce que ce drame dit de la prise en charge des plus fragiles.
ENTRETIEN AVEC DELPHINE MORETTI, ASSISTANTE SOCIALE À L’AIDE SOCIALE À L’ENFANCE (ASE) AU CONSEIL DÉPARTEMENTAL DES BOUCHES-DU-RHÔNE ET MEMBRE DE LA DIRECTION DE LA FÉDÉRATION CGT DES SERVICES PUBLICS.
Options : Comment analysez-vous le silence des autorités sur cette affaire ?
Delphine Moretti : Les pouvoirs publics n’ont jamais aimé s’appesantir sur les pauvres et les professionnels qui les Les termes mêmes qui sont employés pour parler du travail social en attestent. Pour faire référence à notre activité, on évoque souvent « une nébuleuse ». De même, à l’Aide sociale à l’enfance colle l’image d’un « système opaque ». Rien n’est opaque dans nos missions. Tout est dit, tout est décrit. Mais auprès du grand public, il est plus simple de favoriser l’idée d’un système social hors sol, d’un secteur d’activité à part, que d’en exposer les enjeux. L’État n’a jamais fait preuve de beaucoup d’empressement pour évoquer la réalité de nos métiers. Sans doute est-ce la raison qui explique le silence assourdissant qui a entouré le meurtre d’Audrey Adam.
– De quelle manière ses collègues ont-ils réagi, eux, à sa disparition ?
– Avec fatalisme. Ce meurtre n’est pas le premier. En début d’année, le responsable d’un centre de demandeurs d’asile a été poignardé par un ancien migrant qui y avait été hébergé. Quelque temps avant, un éducateur l’avait été par le père d’un jeune dont il s’occupait… Après la mort d’Audrey Adam, nous avons cherché à connaître l’état d’esprit de nos collègues au sein des services du conseil départe- mental de l’Aube. Bien sûr, cette affaire les a bouleversés. L’horreur et la tristesse les ont gagnés. Aujourd’hui, c’est toute une profession qui est endeuillée. Mais nous ne voulons pas en rester là. Ce que nous voulons, c’est que la mort de notre collègue, comme des autres avant elle fasse enfin entendre au gouvernement que nous faisons un métier à risques. Et qu’à ce titre, des moyens doivent nous être donnés pour pouvoir exercer nos missions en toute sécurité sans avoir peur pour notre vie.
– Craignez-vous que cette affaire engage le travail social dans une dérive sécuritaire ?
– Deux éléments de réponse à cela. D’abord, ce rappel : nul ne peut et ne pourra jamais prévoir la décompensation qui a mené à la mort d’Audrey Adam. Audrey connaissait très bien l’agriculteur de 83 ans qui l’a tuée. Elle n’avait aucune raison de s’en méfier. La visite à domicile est le quotidien des travailleurs sociaux. C’est à nous et à nous seuls de juger de sa pertinence. Si, sous prétexte de sécurité, les pouvoirs publics voulaient nous empêcher de poursuivre dans cette voie, nous ne ferions plus notre travail… Au-delà, il faut être clair : nos métiers sont déjà gagnés par une dérive sécuritaire.
– Qu’est-ce qui vous le fait dire ?
– La loi à venir sur la protection de l’enfance qui sera présentée cet été au Parlement en témoigne, tant elle renforce le volet répressif de la prise en charge des mineurs isolés. Nous sommes entrés dans une ère de suspicion généralisée : suspicion de majorité à l’égard de ces jeunes, suspicion à l’égard des allocataires du Rsa, suspicion à l’égard des chômeurs, des familles bénéficiaires des allocations familiales et j’en passe. Les pauvres ne sont plus perçus que comme des fraudeurs potentiels. Et nous sommes déjà sommés de faire entrer cette logique dans notre pratique quotidienne. Mais je n’aimerais pas qu’on en reste là. L’injonction sécuritaire dans laquelle nous sommes placés est fortement aggravée par la dérive gestionnaire à laquelle nous sommes enjoints de répondre depuis plusieurs années maintenant.
– C’est-à-dire ? Comment dérive sécuritaire et dérive gestionnaire se conjuguent-elles ?
– Par l’invasion de nos métiers par les protocoles. Toute action devrait aujourd’hui suivre un protocole fixé à l’avance. J’ai vu ainsi un directeur général de la Solidarité assurer aux agents qu’un contrat d’insertion devait être signé en quinze minutes. Quinze minutes et pas une de plus. Protocoliser l’accueil et l’accompagne- ment pour pouvoir mieux contrôler les personnes qui font appel à nous : voilà la logique dans laquelle on voudrait nous faire entrer, sans considérer l’angoisse qu’engendre cette manière de faire. Or, quand l’angoisse monte, la colère n’est pas loin. Et puis, comment s’étonner qu’elle explose quand on répète à l’envi que les individus qui viennent à nous ont le « pouvoir d’agir » sur leur vie ? Autrement dit, ont le pouvoir de sortir de la misère, de la pauvreté et de la précarité…
– Quel problème y voyez-vous ?
– Les bénéficiaires de l’aide sociale ont une vie, une histoire, des difficultés réelles à affronter, comme celles qu’engendrent une carence affective ou éducative ou, tout simplement, la difficulté de se déplacer. Ce sont des individus à part entière. Nous ne pourrons soigner les fractures de la société que si nous les considérons pour ce qu’ils sont. Il y a une vingtaine d’années, notre fonction consistait à imaginer des actions autour d’un projet de vie que l’on avait aidé à construire. Aujourd’hui, on voudrait qu’elle soit de ramener les individus à leur responsabilité individuelle à lutter contre l’exclusion. Autrement dit, à ne plus les considérer que comme les objets de dispositifs existants, devant justifier la pertinence de leur prise en charge.
– Surtout ne pas chercher à comprendre, est-ce ainsi que l’on pourrait résumer les choses ?
– Oui, et voilà ce qui engendre la violence et fait de nos métiers des métiers à risques. Cette réalité n’est certainement pas celle qui nous a poussés à choisir le travail social : nul ne se réjouit de la pénibilité de sa fonction et de la fatigue psychique qu’elle implique quand il faut sans cesse puiser dans ses propres ressources pour dépasser les tensions. Mais elle doit être reconnue. Elle doit l’être par des moyens matériels supplémentaires pour mener à bien nos missions. Et au-delà, il faut que les pouvoirs publics acceptent d’entendre ce que nous avons à dire sur notre travail et sur la façon de bien le faire. Qu’ils ne se contentent pas d’entendre nos directions. La définition d’une politique de protection de l’enfance, par exemple, implique non seulement une connaissance des enfants et de leurs familles, mais aussi des espaces pour la penser. Les professionnels de terrain ont des choses à dire. Ils doivent être entendus.
– Par exemple ?
– Depuis 2016, la France a décidé la définition d’un projet social et éducatif pour chaque jeune pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance. L’idée est très intéressante. Nul ne peut la rejeter. Mais quelle signification concrète peut-on lui donner s’il faut attendre dix-huit mois pour obtenir une prise en charge par un centre médico-psycho-pédagogique, deux années pour consulter un orthophoniste et qu’il n’y a pas d’auxiliaire de vie scolaire pour accompagner les enfants en difficulté dans les écoles ? Autant que de moyens matériels supplémentaires, nous voulons que l’on nous donne la possibilité de redonner du sens à notre travail.
– Comment, vous et vos collègues, sortez- vous de la crise sanitaire ?
– Inquiets sur l’état de la société. Inquiets aussi de la capacité que nous aurons, demain, à accompagner les publics les plus en difficulté. Lors du premier confinement, nous avons poursuivi nos missions d’accueil. Au conseil départe- mental des Bouches-du-Rhône, nous l’avons fait à distance, mais nous avons été témoins d’une misère sociale telle que je ne l’avais pas rencontrée depuis des années. Un niveau de détresse et d’isolement face auxquels nous avions, au départ, peu de réponses à donner. Dans les semaines qui ont suivi, ce sont des salariés qui sont venus à nous, des per- sonnes qui avaient tout perdu pendant le confinement. Également des familles d’accueil qui, confrontées à la fermeture des écoles et à l’impossibilité de sorties avec les enfants dont elles avaient la charge, craquaient et abandonnaient leur mission. Avec les moyens du bord, nous avons bricolé, cherché des réponses aux urgences auxquelles nous étions confrontées. Aujourd’hui, nous ne craignons pas seulement que les problèmes s’aggravent. Nous redoutons que la mise à distance du public qui s’est faite pendant les mois passés ne perdure. La tentation pourrait venir de l’administration. Mais aussi du refus de nos employeurs de considérer les raisons du mal-être au travail qui amène certains de nos collègues à se mettre en retrait et à choisir le télétravail.
– Quelles en seraient les conséquences ?
Une dégradation plus grande encore de l’accueil et de l’accompagnement des personnes les plus fragiles, et un délite- ment des missions de service public. Et alors le spectre de l’isolement, de la colère et la violence ne sont jamais
Propos recueillis par Martine HASSOUN