Quatre-vingts ans : le Front populaire reste aujourd’hui (et restera pour longtemps encore) l’événement majeur de l’histoire sociale française.
On sait moins que c’est aussi l’arrivée à maturité d’une réalité qui couvait depuis au moins la fin de la première guerre mondiale : les Ictam, qu’on ne désignait pas encore ainsi, sont des salariés comme les autres mais avec leurs problèmes propres. Et, parce qu’il n’y a pas de résultats sans lutte, il se crée, à l’intérieur de la Cgt, des organisations propres à ces catégories qui ont besoin, elles aussi, d’entrer dans l’action.
C’est parce que la Cgt reconnaît la lutte de classe comme un fait et qu’elle organise les salariés qui s’y engagent, - elle ne choisit pas la lutte, celle-ci existe, en dehors d’elle ! - que l’organisation spécifique s’est révélée être la forme permettant aux Ictam d’y prendre leur place.
EMPREINTES nous rapporte quelques faits qui jalonnent cette période où l’on retrouve les racines les plus anciennes de l’Ugict.
André Jaeglé Président de l’IHS-Ugict
Interview de Gérard Salkovski, président délégué de l’IHS Ugict, auteur de : « L’impensable syndicalisme ».
Empreintes – On célèbre cette année les 80 ans du Front populaire. Dans cette période, en quoi les ICT ont-ils été impactés par la situation ?
Gérard Salkovski – Tout d’abord il faut rappeler que la crise a touché, pour la 1ère fois toutes les catégories de salariés dont les ICT, en partie sur le manque de reconnaissance de la qualification, la dévalorisation de celle-ci, le chômage des ICT. Pour la 1ère fois ils étaient touchés de plein fouet, et c’est vraiment significatif que pour la 1ère fois la crise a touché toutes les catégories du salariat.
A cette époque quelle était la réalité des organisations syndicales des ICT ?
Les organisations syndicales des ICT, mise à part une frange de techniciens syndiqués à la CGT, étaient des organisations autonomes. La grande majorité était en dehors de la CGT.
Il y en avait beaucoup ?
Il en existait énormément qui considéraient ne pas être reconnues. Ils avaient demandé leur affiliation (à la CGT) mais estimaient que s’ils n’étaient pas reconnus en tant que tels dans la CGT, ils ne pouvaient pas s’affilier. On était plus sur la conception de l’alliance plus que sur la reconnaissance de ces catégories par la CGT.
Donc les grèves de 36 on aboutit à d’importantes négociations, en quoi est ce qu’elles ont concerné nos catégories les ICT ?
Alors sous la houlette d’Ambroise Croizat et Benoît Frachon de la métallurgie, se sont ouvertes pour la 1ère fois, il faut le noter, de véritables négociations de branches qui concernaient les ICT. C’est une 1ère ! Auparavant on considérait que l’accord de branche, la convention, couvraient uniquement les ouvriers.
Il y a eu un point de départ sur les classifications des ICT dans les conventions avec des avenants directement dans la convention professionnelle, ce qui a été le cas pour la chimie, les métaux, l’énergie, etc., qui ont travaillé là- dessus. C’est une véritable ouverture à une reconnaissance salariale des ICT.
Mais ça, c’est la CGT qui a négocié et obtenu ces résultats ?
Oui, en particulier dans la métallurgie CGT qui a ouvert le débat, contournant l’idée du patronat qui voulait négocier uniquement sur la partie ouvrière. Donc on a obtenu des conventions avec des avenants pour les employés et les ICT, sous la houlette de Benoît Frachon qui était à cette époque-là, secrétaire général de la Fédération.
C’est véritablement la CGT qui a ouvert le champ de reconnaissance concrète de ces catégories.
De cette situation qu’est ce qui en est résulté sur les rapports de ces catégories et de leurs organisations autonomes, professionnelles, catégorielles, avec la CGT ?
Ca a été de dire, on nous reconnait en tant que tel, donc à partir de là les obstacles étaient levés pour considérer, puisqu’il en est ainsi, nous n’avons aucune raison de ne pas pouvoir adhérer à la CGT. Dès lors on pouvait ouvrir le débat sur l’adhésion. Parmi la métallurgie, il y a eu des sections syndicales de créées, notamment dans l’aéronautique, puis dans l’énergie, etc.etc. Donc des organisations se sont constituées à l’intérieur de la CGT en tant que tel. Il faut savoir qu’auparavant, il y a eu tout un débat à l’intérieur de la CGT au niveau national et confédéral pour savoir comment organiser de manière concrète ces catégories dans la CGT. Le champ qui a été soumis et relevé et adopté c’est celui des sections syndicales d’ICT adhérentes à la fédération puisqu’il y avait un accord de branche de signé. C’est donc à partir de cette époque que la théorie des Normes se fait, c.à.d. que les accords de branches prévalent sur tout autre accord.
Donc est-ce qu’on peut dire que cette période a constitué les prémisses de l’existence des organisations spécifiques dans la CGT ?
Tout à fait, puisqu’auparavant il n’y avait rien ! Or la CGT commence dès les années 30 et à la suite à s’interroger sur l’évolution du salariat, une évolution des structures d’entreprise, etc. Mais ça ne suffisait pas de s’interroger, le problème c’était la reconnaissance concrète en tant que salariés, des ICT, avec les aspects spécifiques, c’est à dire, par exemple avec des grilles de salaires comprenant des minima par catégorie.
Donc ça a ouvert ce champ et après il y a eu 1937, les adhésions que l’on connaît, du GNC, de la chimie, des métaux, etc. à la CGT. Elles ont constitué des Organisations nationales. Sur cette base-là, d’accords de branche, incluant les ICT, s’est consolidée en 1945, la généralisation de la reconnaissance des ICT.
En conséquence on peut dire que c’est 1936 qui marque effectivement la reconnaissance concrète en tant que salariés, des ICT, ce qui se confirma par la suite.
Dans les années 1930, le pays est confronté à une grave crise économique, dans un contexte international caractérisé par la montée des périls liés aux régimes totalitaires et fascistes. Les émeutes du 6 février 1934, devant l’Assemblée nationale, révèlent qu’il existe un risque de coup d’État de l’extrême-droite à l’encontre des institutions républicaines. Déjà, en 1923 en Italie, c’est la marche sur Rome de Mussolini, et Hitler devient chancelier, en 1933. Quatorze décrets, en 1934, vont toucher de plein fouet les ingénieurs et cadres : baisse des salaires, diminution des retraites
avec modification de leur régime.
Les organisations de cadres s’insurgent, exigent la formation d’un front commun de toutes les organisations syndicales et se posent la question : pourquoi ne pas regrouper les grands syndicats d’agents d’exécution et ceux des agents des cadres ?
Tout en conservant leur propre autonomie, reconnaître « qu’il y a des questions particulières à chacun, et si on pouvait arriver à les faire se grouper en vue d’efforts convergents, un grand pas aurait été fait vers l’amélioration du sort des travailleurs dont nous sommes ». Prolétaires, les cadres le sont devenus en fouillant dans leur portefeuille et lorsque leur retraite fut diminuée. Beaucoup réclament l’unité d’action avec la CGT et la CGTU. Des actions sont mises à l’ordre du jour. Des cartels se constituent entre fédérations confédérées, fédérations unitaires, des cadres, etc. Ceux-ci se rassemblent dans les meetings de protestation contre les décrets de Pierre Laval. Dans ce contexte, des manifestations unitaires sont organisées le 14 juillet 1935, et permettent de sceller l’union de la gauche sous la forme d’un Front Populaire qui regroupe la SFIO, le PCF, le parti radical, l’Union socialiste et républicaine, mais aussi la CGT et la CGT-U. Les deux CGT décident de leur réunification.
Depuis 1936, le syndicalisme en France connaît un nouvel essor, notamment parmi des organisations syndicales de techniciens, d’ingénieurs et de cadres.
Le 6 mars 1936 à Toulouse, la CGT est réunifiée. L’élan unitaire est considérable, la nouvelle CGT passe de 2 600 000 à 4 000 000 de membres. Le 7 juin 1936, le patronat reconnaît la CGT comme unique interlocuteur. Les ingénieurs et cadres sont partie prenante de l’unité syndicale et vont faire leur entrée à la CGT avec l’affiliation des VRP, de la Marine marchande, la création du GNC, de la Fédération des cadres cheminots, les techniciens de la métallurgie, etc. L’attraction de la réunification de la CGT, au XXIVème congrès de Toulouse, parmi les ouvriers et employés est forte. Malgré la présence de la Fédération des dessinateurs, la question des techniciens n’est pas évoquée. Seule la question des classes moyennes par Robert Lacoste y est abordée. Les camarades de Léon Jouhaux et de Benoît Frachon se retrouvent dans la même organisation. Les mouvements de mai et juin 1936 démarrent principalement dans l’aéronautique : Breguet au Havre, Latécoère à Toulouse, puis aux usines Bloch (Dassault), Lavalette à Saint-Ouen, Hotchkiss à Levallois-Perret.
Dans ces mouvements, des techniciens et des ouvriers qualifiés, confrontés aux modes de production tayloriens, prennent une place importante. Dans les usines, les techniciens de l’aéronautique vont chercher à se regrouper. Ce sera la création de l’Union syndicale des techniciens de l’aéronautique (USTA), qui s’affiliera à la CGT. La grève générale du 7 juin 1936 est conduite par la CGT et la CFTC, tout en désavouant la violence et les atteintes aux libertés syndicales ; les accords de Matignon vont se conclure : les salariés obtiennent la semaine de 40 heures, 2 semaines de congés payés. Le 24 juin, une loi maintient le principe contractuel de la convention collective, transformée en « loi professionnelle ». Elle est rendue applicable à l’ensemble des professions par une procédure d’extension. Elle introduit le principe de faveur : la convention peut traiter de questions non prévues à titre obligatoire, si celles-ci sont plus favorables que celles des lois et règlements en vigueur. Les accords de Matignon prévoient – outre la semaine de 40 heures et les deux semaines de congés payés – également une augmentation de salaire de 12 %, l’établissement des contrats collectifs de travail et l’institution de délégués du personnel : ils ne seront signés que par la seule CGT. Son nombre d’adhérents est multiplié par cinq.
L’explosion sociale de 1936 a aussi ébranlé l’univers des ingénieurs et cadres. Mais le patronat est pressé de négocier avec les seuls syndicats ouvriers. Les cadres sont absents des accords d’entreprises et des conventions. Pire, ils sont « court-circuités », selon l’expression de Marc Descostes. Tous les cadres ne réagissent pas de la même manière d’être ainsi placés « entre le marteau et l’enclume ». Pour certains, il s’agit de former un syndicat de cadres, d’ingénieurs et de contremaîtres de manière à ne pas être isolés et sacrifiés. Pour d’autres, le sentiment s’affirme qu’ils sont des salariés comme les autres, et l’unité, la force de la CGT les invitent à se tourner vers elle.
En août 1936, le Bureau confédéral lance un « appel aux ingénieurs et techniciens de l’industrie ». Dans Le Peuple du 9 avril 1937, Léon Jouhaux explicitera la démarche : depuis longtemps, la preuve est faite que le grand capital fait bon marché des classes sociales qui lui étaient le plus étroitement rattachées. L’attention de la CGT aux cadres se traduit par des pourparlers qui s’engagent, les 10 et 11 mai 1936, entre la Fédération des dessinateurs de France, adhérente à la CGT et l’Union syndicale des techniciens et employés de l’industrie (ex USTICA, puis UST). La fusion s’opère le 21 juin et donne naissance à la Fédération des techniciens dessinateurs et assimilés de l’industrie et des arts appliqués. Elle atteint, en novembre 1936, 70 000 adhérents. D’autres modifications voient le jour. Rappelons-les, à nouveau : la Fédération des VRP se constitue avec l’appui de la Fédération des employés ; en effet, les VRP sont enfin reconnus comme salariés. Les Fédérations autonomes des cadres de la marine marchande et des pêches adhèrent à la CGT.
1936 voit la création, par une femme technicienne, Suzanne Masson, d’une section syndicale CGT d’employé-e-s, techicien-ne-s et cadres, à la Courneuve, dans l’entreprise Alsthom Rateau. En 1937, la Fédération autonome des cadres des chemins de fer rejoint la fédération des cheminots CGT, année où se créé aussi le Groupement national des cadres électriciens et gaziers (GNC). Ces signes encouragent la CGT à s’intéresser plus encore à ces catégories et amène celle-ci à des modifications confédérales aptes à vaincre la crise et ainsi à mettre fin à une situation intolérable.