Vie syndicale et stratégie des luttes

Le texte qui suit est une intervention d’André Jaeglé, président de l’Institut Ugict-Cgt d’histoire sociale, à la table ronde intitulée « Vie syndicale et stratégie des luttes » organisée le 4 octobre 2018 à l’occasion de la Conférence nationale de la Commission fédérale des ingénieurs, cadres et techniciens des organismes sociaux (Cofict-Cgt).

Qui dit stratégie dit « regarder loin », prendre ses distances avec l’immédiat. Le travail d’histoire sociale exige lui aussi des militants qu’ils prennent du recul. Définir une stratégie, c’est tenter de voir ce qui SERA important, décisif, ou va le devenir, ou pourrait le devenir – rien n’est écrit d’avance –même si cela n’est pas évident au moment où se pose la question.

Alors que la vie syndicale, c’est MAINTENANT.

Regarder loin, c’est ce qui s’est produit en 1936/37, lorsque des dirigeants ouvriers, Ambroise Croizat, secrétaire général de la fédération de la métallurgie, Pierre Sémard, secrétaire général de la fédération des cheminots, Marcel Paul, secrétaire général de la fédération de l’éclairage et des forces motrices, firent adopter la décision de répondre favorablement à la demande d’affiliation d’organisations d’ingénieurs, cadres et techniciens et de créer pour cela des structures appropriées.

Cela n’allait pas de soi et il y avait de bonnes raisons : les ingénieurs, surtout ceux sortis des écoles, étaient souvent des directeurs d’usines ; l’ingénieur c’était le patron. De son côté, un ouvrier acceptant de monter en grade et passer à la maîtrise ne pouvait pas toujours rester membre de son syndicat. Il fallait voir loin pour faire le choix stratégique de l’affiliation des ICTAM !

Et ça n’était pas gagné : ainsi, en novembre-décembre 1947 éclate un vaste mouvement de grève provoqué par le refus du gouvernement de respecter ses engagements salariaux. Le ‘Cartel confédéral des cadres’ et les syndicats nationaux d’ingénieurs et de cadres qui s’étaient reconstitués au lendemain de la guerre appelèrent à la grève mais les « les ordres » de grèves ne furent pas toujours suivis et ceux qui le suivirent payèrent souvent leur « discipline » d’un licenciement. On commença alors à se demander si la forme cartel confédéral des cadres n’avait pas besoin d’être remplacée par quelque chose de plus opérationnel. C’est ce qui aboutit, en avril 1948 à la création de l’Union générale des ingénieurs et cadres (Ugic, pas encore Ugict).

Or la préparation du congrès constitutif de l’Ugic donna lieu à un questionnaire où l’on peut lire, sous la rubrique « Éléments du problème » la question suivante :

« […] 4. Discipline de l’Organisation : Cas où il y aurait sur une question importante (grève par exemple), intéressant non seulement les Ingénieurs et Cadres, mais les autres salariés, des positions différentes prises soit par la Fédération d’Industrie et le Syndicat national, soit par le Bureau Confédéral ou la Commission administrative de la C.G.T. et l’Union ainsi créée, soit par l’Union départementale des Syndicats ouvriers et l’Union départementale des Ingénieurs et Cadres. »

On ne percevait pas encore que commençait à se poser une question qui, plus tard, deviendrait la question démocratie syndicale/démocratie ouvrière.
C’est en 1968, date capitale, que Georges Séguy fait adopter une décision capitale :

« [au] Comité confédéral national, […], la question s’était posée, pour nous, de savoir si nous devions lancer un mot d’ordre de grève générale, ou s’il ne valait pas mieux demander aux syndicats et à leurs militants de consulter les travailleurs avant de leur lancer un mot d’ordre de grève, aussi bien sur les objectifs revendicatifs que sur les modalités de l’action. [et], nous avions préconisé, au Comité confédéral national, de ne pas lancer de mot d’ordre national de grève générale, mais de demander à nos militants de réunir les travailleurs sur leurs lieux de travail, de leur proposer l’arrêt du travail, de leur faire ratifier les objectifs revendicatifs, et d’organiser l’occupation des entreprises. C’est ce qui s’est passé. »

Ce choix concernait toute la CGT, pas seulement les ICTAM. C’est, dans toute l’histoire de la CGT, l’une des décisions stratégiques les plus importantes, sinon la plus importante.

La question de la démocratie syndicale/démocratie ouvrière considérée comme donnée stratégique mûrissait lentement. Dès la rénovation de l’Ugic en 1963 avec de nouveaux statuts, le concept de spécificité fut présenté comme une forme d’enrichissement de la démocratie syndicale. L’enjeu était « comment prendre des décisions d’action et sur quels objectifs ? ».

Ils ont vu loin, ceux de 1936/37, puisque, aujourd’hui, on s’avise que les ICTAM sont en passe de devenir majoritaires dans la composition sociologique du monde du travail.
Le travail d’histoire sociale offre la possibilité d’identifier a postériori des faits qui, au fil des années, se sont révélés être des signes annonciateurs d’événements importants sans qu’on s’en rende compte sur le moment. Plus précisément, ils étaient annonciateurs de la POSSIBILITÉ de ces événements. Car, répétons-le, rien N’ÉTAIT écrit d’avance. Il ne nous est pas interdit de regarder, aujourd’hui aussi, un peu plus loin devant nous.

De signe, il y en a au moins un, dans le domaine qui nous intéresse. C’est la réticence du MEDEF à poursuivre les négociations sur la définition de l’encadrement. Ces négociations avaient pourtant été décidées à la suite de la suppression de l’AGIRC qui était la seule référence en la matière. Cette réticence est le SIGNE que les ICTAM sont le PROBLÈME pour le MEDEF. Au moins l’un des problèmes.

Qu’en est-il pour le quotidien de la vie syndicale.

En premier lieu — et ce n’est pas le plus facile — Il est nécessaire de ne pas garder les « yeux sur le guidon ». Le quotidien de la vie syndicale ne se prête pas à cet effort. Il faut néanmoins se donner le temps et les moyens de regarder plus loin.

Plus complexe est le problème de la communication. Ainsi les journalistes, même bien intentionnés, parlent volontiers des travailleurs en colère. Nous aussi. La colère, c’est connu, est mauvaise conseillère. Elle est ce qui détermine les réactions immédiates. Il est vrai que, par leur violence, les actes du patronat ou du gouvernement provoquent le désarroi, voire la sidération (comme un pilonnage d’artillerie sur un champ de bataille). Surmonter ces situations est un défi à relever.

Une intervention, au cours d’une table ronde précédente, se désolait à juste titre du retour du travail social aux conditions d’avant-guerre. C’est probablement exact, au moins comme tendance, pour ce qui est de l’appareil juridique et réglementaire. Mais cela ne fait pas disparaître les pathologies, et là, ce n’est pas le retour à une situation antérieure. Pathologies et besoins sociaux continueront de s’exprimer, de s’accumuler, d’appeler des réponses. Enjeu stratégique !

Autre remarque : dans sa typologie des risques psychosociaux le docteur Zylberberg a cité un risque qu’il nomme « la qualité empêchée ». C’est le risque qui découle de l’application par une direction d’entreprise du principe de management consistant à s’opposer à la volonté du salarié d’accomplir un travail de la meilleure qualité possible.

Opposition insupportable pour quiconque aime son travail et a reçu à cette fin une formation de qualité. Dans un tel cas, tout dialogue n’est même plus un dialogue de sourd, ce qui laisserait supposer qu’une question pédagogique ou une mauvaise communication sont en cause. C’est une contradiction pur jus, l’installation d’une structure conflictuelle, une logique génératrice, tôt ou tard d’un conflit ouvert. Enjeu stratégique !

Par ailleurs, si la CGT se trouve souvent seule à l’initiative et peine à mobiliser pour l’action, cela ne signifie pas que nous soyons les seuls à condamner la politique sociale actuelle, particulièrement dans le domaine du travail social. Les idées de solidarité, de bien commun, sont répandues dans des sphères bien plus larges. Des événements imprévus peuvent suffire à provoquer des réactions puissantes, libérant des forces lentement accumulées. Enjeu stratégique !

Rien n’est écrit d’avance, certes, mais cela ne nous interdit pas de concevoir des scénarios possibles.

Il n’est pas rare d’entendre exhaler la peur qu’il faille une troisième guerre pour faire sauter les verrous, comme cela s’est produit au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Le risque d’une telle guerre n’est pas exclu, comme cela ressort de l’introduction du rapport présenté à l’ouverture de vos travaux. Mais rien n’est moins sûr quant aux résultats d’une nouvelle conflagration.

On peut aussi redouter une décomposition plus ou moins rapide des puissances étatiques, sous la pression des puissances financières qui ont une capacité croissante d’imposer leur volonté. Et dans cette hypothèse, à quoi faut-il se préparer à faire face ? Quelles priorités ? Quels objectifs fédérateurs ?

Il peut se produire — il se produira certainement — bien des choses inimaginables. Le besoin de solidarité, loin de disparaître ne fera que s’accroitre. Le besoin de sécurité sociale à cent pour cent ne manquera pas de s’exprimer même s’il est difficile d’anticiper les termes dans lesquels cela s’exprimera et par quelles voies cela se fédèrera en volonté d’action. Nul doute qu’en toutes circonstances les ICTAM auront la capacité de jouer un rôle important. Le MEDEF y veille

En somme, il nous faut garder la tête froide et savoir vers où il faut aller et, en même temps, avoir la tête chaude et réagir vite dans le quotidien de la vie syndicale.

En d’autres termes, parler vrai.

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