Trente des cinquante cadres de soin de l’hôpital se sont syndiqués ensemble à la Cgt et ont créé une section Mict (Médecins, ingénieurs, cadres, techniciens.) ! Un remède de choc contre leur isolement, réponse au défi de réappropriation collective de leur travail.
« Se soumettre ou se démettre ». Il arrive encore trop souvent que ce soit la seule alternative à laquelle les cadres puissent faire face dans l’exercice de leurs responsabilités. Il existe pourtant une troisième voie, et c’est celle choisie par 30 cadres de soins de l’hôpital de Dreux, sur les 50 que compte cet établissement de 2 000 agents : se syndiquer, qui plus est à la Cgt !
Ce choix n’est ni courant, ni banal, c’est l’aboutissement d’une réflexion commune sur leurs difficultés, et de rencontres avec l’ensemble des syndicats de l’établissement. Sans a priori, mais avec le souci d’être entendus, soutenus, et de trouver leur place au sein de l’organisation.
Le contexte, à Dreux (Eure-et-Loir) comme dans d’autres hôpitaux, est à la fuite des compétences (avec un taux de démissions de 6 %), à la pénurie de personnel, et à la dégradation vertigineuse des conditions de travail de ceux qui restent. En pire : l’hôpital, en déficit chronique depuis des années, a été mis sous tutelle de l’agence régionale de santé (Ars) en 2018, puis soumis à une cure d’austérité drastique – notamment par la « mutualisation » avec Chartres, se traduisant par la baisse d’activité et de moyens humains permanents.
S’y ajoute une crise de gouvernance, le turn-over touchant jusqu’aux équipes de direction. « Des experts venus de l’extérieur ont réorganisé tout le schéma de fonctionnement des services pour baisser les coûts. Partout, les effectifs ont été réduits et les absences non remplacées, raconte Jean-Pierre Servel, ex-secrétaire du syndicat Cgt, aujourd’hui retraité. Les charges de travail, y compris celles des cadres, ont explosé. Par exemple, au laboratoire d’analyse, il y a quatorze ans, il y avait quatre cadres. Il n’y en a plus qu’un, alors que les tâches se sont nettement complexifiées. Des cadres peuvent désormais gérer deux, voire trois services, ce qui représente jusqu’à 90 personnes ».
« On n’est pas que des pions, des chiffres, des coûts »
« Nous ne sommes plus que des gestionnaires, raconte Barbara Dupin. Notre cœur de métier ne se limite pourtant pas à organiser les plannings et la logistique d’un service, ce qui devient d’ailleurs très difficile quand on manque de moyens humains et matériels et que le travail n’est plus au centre de la vie des personnels. Nous n’avons plus de temps pour le relationnel, le lien avec les équipes médicales, la direction, l’administration, les échanges sur le travail, sur les formations nécessaires : nous sommes débordés en permanence par la seule urgence de remplacer les absents au pied levé ». Barbara a, comme d’autres collègues, souffert d’un burn-out. Depuis, dans le cadre d’un Master en management des organisations en santé, elle a réalisé une enquête de terrain sur la souffrance au travail des cadres à l’hôpital de Dreux. « Nous présentons presque tous des symptômes de souffrance au travail. Sauf que ce n’est pas de soutien psychologique, de tapes dans le dos ou de petites phrases condescendantes que nous avons besoin, mais d’autonomie et de moyens. »
Joëlle Coz : « Avec l’arrivée d’un nouveau directeur, il y a deux ans, nous avons un temps espéré trouver de l’écoute. Il s’est montré bienveillant et a même encouragé la création d’un “collectif” cadre afin de permettre des échanges réguliers sur nos problèmes. Sauf que ces simulacres de réunions supervisées par la direction n’ont pas libéré toute la parole – certains craignant d’en subir les conséquences. Même quand nous avons exprimé des besoins, nous n’avons eu pour réponse que du déni, voire des leçons de morale. »
En octobre, le cadre du service de radiologie est changé de poste sans raison avouable – sans doute parce qu’il a défendu une manipulatrice harcelée. C’est la goutte de trop. La tension s’accentue, une pétition des cadres reste sans réponse, tout comme une alerte pour « danger grave et imminent », qui fait l’objet d’une réunion de conciliation à laquelle ni le directeur ni le Drh ne prennent part. L’épuisement physique et mental des cadres comme du reste des agents est balayé d’un revers de manche, alors que la crise sanitaire a accentué tous les dysfonctionnements de l’hôpital : l’établissement fonctionne avec un tiers de « faisant fonction de cadres » qui n’ont pas encore suivi la formation de validation de leur statut – et ne perçoivent pas la rémunération qui leur serait due.
À tous les postes, l’intérim ou le recours aux étudiants (en médecine ou infirmiers) encore en formation évitent les catastrophes. « Les cadres comme les soignants sont passés d’un service à l’autre pour boucher les trous, poursuit-elle, au mépris de leurs valeurs professionnelles, de leurs compétences, y compris quand certains ou certaines n’avaient pas prodigué de soins depuis des années, et souvent sur leurs Rtt »
Se syndiquer : un aboutissement… et un commencement
« Nous nous sommes retrouvés au centre de la maltraitance institutionnelle, à la fois organisateurs et victimes de cette violence, raconte Barbara. Nous en sommes arrivés au constat que le seul moyen d’exister et d’être pris au sérieux, c’était de se syndiquer. » Les cadres demandent à rencontrer les représentants des organisations syndicales. « Comme dans de nombreux établissements, poursuit Joëlle, les cadres de santé ont mauvaise réputation parce qu’ils sont perçus comme des courroies de transmission de la direction. Dans cet hôpital, chaque fois que j’ai été témoin d’un conflit entre un soignant et un cadre, j’ai constaté que la Cgt était le seul syndicat à ne pas se positionner dans l’hostilité systématique à l’égard du cadre, et à essayer de mettre en place une médiation pour faciliter le dialogue et l’apaisement. »
Secrétaire du syndicat Cgt de l’hôpital, Thierry Buquet confirme. « Pour nous, cadre ou pas, tous les personnels sont confrontés à des problèmes qui découlent des dysfonctionnements de l’hôpital : des organisations du travail, pas des personnes. Quelle que soit leur situation professionnelle, les cadres ont des intérêts convergents avec l’ensemble du personnel ; on ne voit pas pourquoi on ne travaillerait pas ensemble. » Sans préjugés, la Cgt, majoritaire dans l’établissement, organise des réunions. « Thierry m’a sollicité pour exposer la démarche de l’Ufmict (Union fédérale des médecins, ingénieurs, cadres et techniciens du syndicat (Ufmict) de la fédération Cgt Santé-Action sociale), raconte Laurent Laporte, secrétaire général du syndicat. C’est une belle marque de confiance vis-à-vis de l’Ufmict et de notre engagement commun au sein de la Cgt. Nous ne proposons jamais la création d’un syndicat spécifique si c’est facteur de division. » Pendant quelques mois, la réflexion s’est poursuivie sur les apports et les outils d’une organisation syndicale rassemblant les cadres, et solidaire avec les autres catégories.
« Il s’agissait de créer une force collective identifiable et reconnue par la direction, qui nous permette de réfléchir ensemble et de proposer d’autres solutions de management, de soutenir un collègue mis en difficulté, de devenir un interlocuteur incontournable face à la direction », poursuit Barbara. Nous avons besoin de retrouver des collectifs de travail stables et soudés, de nous réapproprier notre travail en retrouvant des marges de manœuvre pour mieux travailler et redonner du sens à nos responsabilités. » La majorité des cadres impliqués s’est reconnue dans les revendications et dans la dynamique unitaire de la Cgt et de l’Ufmict. En février, 30 d’entre eux se sont syndiqués, ont créé une section Mict renforçant la Cgt de l’hôpital, lui permettant d’élargir et d’enrichir sa connaissance du terrain et de donner plus de poids à ses revendications.
Depuis, des membres du bureau du syndicat ont par exemple participé à une délégation Cgt à l’Ars, pour dénoncer un management pathogène, des moyens insuffisants, un manque de reconnaissance, y compris salarial. Ils ont alerté l’Ars sur sa non-prise en compte des 10 % d’absentéisme dans le calcul des postes affectés, sur les comptes épargne temps pleins à craquer, sur le fait que les personnels ne peuvent pas se former ni faire valider leurs qualifications, sur le manque d’attractivité des métiers de soignants. « Nous attendons avec impatience et appréhension l’arrivée des nouveaux diplômés des Instituts de formation en soins infirmiers (Ifsi), conclut Joëlle. Nous aimerions aussi que les aides-soignantes qui le souhaitent puissent accéder à ces formations. »
Autre étape attendue de pied ferme : les élections professionnelles, l’an prochain, qui permettront à Barbara et Joëlle notamment, de gagner des mandats de représentation du personnel. Pour l’heure, les cadres syndiqués les plus impliqués font ce qu’ils peuvent pour se former, découvrir les outils juridiques et réglementaires qui leur permettront d’être vraiment respectés comme des interlocuteurs de poids dans un dialogue social digne de ce nom. Ils ne se sentent plus seuls et sont très motivés : pour eux, se syndiquer est à la fois un aboutissement et un commencement. Action !
Valérie Géraud