[Territoriaux] Missions : le dilemme de la décision

Dans leur diversité de métiers, les fonctionnaires publics territoriaux se mettent en quatre pour assurer la continuité du service et, partant, répondre aux besoins sociaux de leurs territoires. Dans un contexte qui, de fait, impose des choix. Lesquels et comment y procéder ?

Nous vivons un temps de ruptures. Et la plus évidente de toutes, au-delà des enjeux sanitaires, c’est la rupture de démocratie sociale. » Pour Jésus de Carlos, membre du bureau national de l’Union fédérale des ingénieurs, cadres et techniciens (Ufict) de la fédération Cgt des Services publics, la gestion de la pandémie par les collectivités s’apparente à une suspension, « mais ni les missions arrêtées ni les besoins ne disparaissent ; il faudra les reprendre, et on va vers un contentieux monstrueux. Pour l’heure, ce qui domine, c’est l’incertitude sur l’avenir, alourdie de l’obsolescence accélérée des outils et des procédures. Il en résulte une double angoisse : sur l’avenir du métier, sur la responsabilité des cadres. C’est dire si le besoin de débattre est crucial. »

L’encadrement manifeste la volonté de se rendre utile

Pourtant, nombre de collectivités ont saisi l’urgence pour s’affranchir de leurs « entraves ». Ne créant pas les liens nouveaux nécessaires avec les agents ou leurs organisations syndicales, n’organisant pas de consultation sur ce qu’implique l’urgence en termes de priorités… Faut-il s’en scandaliser ? Après tout, dans la plupart des cas, les services d’état civil fonctionnent, ainsi que les Ccas, les services de santé et la police municipale. À quoi bon discuter lorsque l’urgence menace ? Pour Jésus, la réponse est multiple : « D’abord, les organisations du travail ont été chamboulées, et beaucoup de collègues se retrouvent au stade de la débrouille, isolés, sans consignes claires sur quoi faire, et parfois sans rien à faire. Or, on constate chez la plupart des collègues de l’encadrement la volonté de se rendre utiles, de s’impliquer dans une activité qui prolonge leur engagement dans et pour le service public. Tout cela nécessite débat, sauf à gaspiller les énergies. »

Ce n’est certes pas Valérie qui dira le contraire. Elle est responsable d’une structure municipale culturelle à Saint-Ouen, en Seine-Saint-Denis, qui regroupe une école des beaux-arts et un centre culturel scientifique. Le confinement, elle le passe à fabriquer, chez elle, des fiches publiées sur la page Facebook du centre culturel pour faire vivre la culture scientifique avec les moyens du bord : « Comment fabriquer un engin roulant à partir de boîtes de yaourt, comment concevoir un strip, tout ce qui peut aider à passer le temps intelligemment. » Elle a également répondu « présente » à un appel à volontariat qui ne précisait aucun objet précis. « Je me suis retrouvée avec en mains une liste de 200 numéros de téléphone de retraités. Officiellement, il s’agissait d’identifier ceux et celles qui étaient en grande difficulté. » Mais il y a une limite, qu’on lui précise d’emblée : ne jamais, en aucun cas promettre quoi que ce soit, ni s’avancer sur une quelconque initiative ou réponse de la mairie. « À l’autre bout du fil, nous avions des personnes angoissées, vivant des situations lourdes psychologiquement, des crises de larmes. Bref, des situations auxquelles rien ne nous préparait. Des collègues en ont été sérieusement atteintes. J’ai demandé à l’administration si un soutien psychologique était prévu, ne serait-ce qu’un simple numéro de téléphone ? Rien. » En revanche, quelques jours plus tard, la collègue qui supervisait cette opération s’est vue sommée d’évaluer, au cas par cas, le nombre d’heures consacrées chaque jour à ce suivi téléphonique.

Cette combinaison de sous-dotation de matériels, de méconnaissances des besoins techniques des personnels, d’improvisation dans les organisations et de contrôle comptable et tatillon se retrouve partout, à des degrés divers. Pour Emmanuelle, du bureau national de l’Ufict-Services publics, « la situation interpelle rudement les processus d’aide à la décision et les outils dédiés, qui ne tiennent aucun compte de la crise sanitaire. C’est un vrai cauchemar. On a des cadres qui font du présentiel – collectent du matériel le distribuent, l’installent –, qui travaillent pour la plupart sans moyens de protection, et qui se retrouvent seuls pour déterminer ce qui est, ou non, ou moins prioritaire ». Or, le confinement impose, de fait, des choix.

Le risque est d’« oublier » ceux qui se manifestent le moins

« Faut-il faucher les accotements routiers ou bien attendre ? » En Indre-et-Loire, la question a été âprement débattue. En tant qu’assistante sociale, Évelyne est restée sur la réserve. Mais elle admet que la réponse n’avait rien d’évident. Dans son secteur, elle enregistre aussi de telles « zones grises » : « Les urgences alimentaires, celles qui touchent à l’enfance et à sa protection, l’aide éducative et l’aide aux familles en difficulté, soit le quotidien du travail d’une assistance sociale, tout cela fonctionne. Enfin, c’est ouvert, mais c’est fermé. » Comprendre : ouvert, en mode téléphone. Non sans poser problème, notamment au regard de la confidentialité des dossiers, mais aussi des données des salariés qui les traitent. Reste que le confinement induit, de fait, un autre sujet de préoccupation : l’impact possible de la surcharge de travail sur de possibles discriminations. « Nos usagers sont tous en grande difficulté mais ne l’expriment pas tous de la même façon. Le risque, dans de telles situations, est d’aller vers ceux qui se manifestent le plus et de laisser de côté ceux qui sont moins exigeants mais n’ont pas moins de besoins… Les consignes ont été de répondre aux demandes des usagers, d’apporter des réponses à leurs difficultés dans ce contexte très particulier, mais aussi de reprendre contact avec les personnes les plus fragiles et vulnérables que nous connaissons, les situations de prévention pour, à la fois, prendre des nouvelles, les rassurer et évaluer la notion de risque et de danger si besoin. Chacun est convaincu qu’il ne faut laisser tomber personne. Mais la situation hiérarchise les urgences alors… »

Jean-Pierre a, lui, avec ses collègues, déterminé les termes du choix. Photographe dans le service communication d’une ville d’Île-de-France, il s’est demandé ce qu’il fallait « couvrir » ou non. Réponse : « Les initiatives prises par la municipalité pour la santé des gens, oui. Le livreur de pizza, non. Même si c’est un vrai sujet. L’idée est d’assurer la continuité de notre mission, d’informer sans nous mettre, nous et les autres, en danger. Le devoir d’information est une chose, celui de protéger la santé publique en est une autre. »

Nos missions sont essentielles ; toutes ne sont pas vitales

Pour Bruno, secrétaire général de l’Ufict des Services publics, « toutes nos missions sont essentielles ; toutes ne sont pas vitales. À nos yeux, c’est la seule distinction qui vaille et qui ne compromet pas l’avenir de certaines missions. Attention au jour d’après. Le gouvernement est d’ores et déjà frénétiquement à la recherche d’argent ; n’entrons pas dans une hiérarchie faussée des missions. La pandémie n’a suspendu ni les besoins, ni les obligations de l’employeur, ni ses velléités d’économies ».

L’étrange contexte électoral y aide : les nouveaux conseils municipaux n’ont pas été installés, les budgets n’ont pas été votés… Dans ce creux de légitimité, en absence d’autorité élue, les directions générales chargées des personnels renforcent leur poids. De fait, d’une collectivité à l’autre, c’est le souci d’économies qui semble l’emporter dans la gestion des personnels. Évelyne, qui juge « très correct » le dialogue social mené chez elle, note une fâcheuse tendance de sa Drh à faire pression pour que les salariés posent une semaine de congé, tout en supprimant les Rtt pour un mois, afin d’économiser sur la masse salariale.

Valérie, elle, s’avoue « choquée » par l’approche gestionnaire de l’employeur. « Au bout d’une semaine de confinement, notre Drh nous a fait parvenir un tableau Excel à remplir en fonction de cases “au repos”, “en télétravail”, “en présentiel”… C’était dément. Comment faire la part de choses entre le travail, la situation familiale, comment décréter que tel est en repos alors qu’il est confiné ? On a fait savoir le mal qu’on en pensait, mais la Drh a réitéré, semaine après semaine, nous demandant d’évaluer si l’implication des collègues en télé­travail se faisait à 100 %, à 50 %, à 25 %. J’ai appelé mes collaborateurs, leur ai expliqué les termes du problème et j’ai formulé les réponses qui correspondent au fait que chacune et chacun donne le maximum dans les conditions de logement, de famille, d’inquiétude aussi, qui sont les siennes. » Pour Valérie, cette façon de privilégier en toutes circonstances la masse salariale, quitte à pratiquer une sorte de flicage, vaut alerte : « La vigilance, c’est maintenant. »

Louis SALLAY

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