Soignants ➾ Des lendemains qui déchantent ?

 

Pour l’Organisation internationale du travail, c’est en coopérant qu’il sera possible de faire face au Covid-19 et d’en sortir. Profondément touché par la pandémie et les crises qu’elle entraîne, le monde du travail voit menacé ses moyens de subsistance et le bien-être à long terme de millions d’individus.

 

Tout relève du casse-tête : le transfert de personnels venant de structures fermées, de l’intérim ou du volontariat ; le retour en poste de certains agents, l’arrêt ou la réaffectation des personnels les plus fragiles. Pas d’autre choix que de faire confiance au professionnalisme et à l’engagement de tous.

« On n’a jamais aussi bien travaillé. » C’est le constat paradoxal dressé mi-mai, au sortir du confinement, par de nombreux personnels des secteurs médical et médico-social. Face à l’urgence, les équipes se sont mobilisées sans faillir, faisant preuve de courage, de réactivité et de solidarité, pour gérer une crise inédite alors que tout manquait : le matériel de protection, les médicaments, les lits en réanimation, les respirateurs. L’impératif médical et opérationnel est heureusement redevenu prioritaire. Pour sauver le plus de vies possible, il a fallu réorganiser les services et les équipes, accueillir et parfois former en accéléré des renforts pas toujours expérimentés ni préparés aux protocoles ni aux techniques de réanimation, assimiler sur le tas les gestes qui protègent de la contamination et les décisions qui font gagner du temps. Du médecin à l’aide-soignante, des personnels administratifs, techniques aux services de nettoyage, chacun a coopéré en se réappropriant son travail, avec le sentiment de lui donner tout son sens, et la certitude d’être utile.

 

Dopés par l’enjeu malgré la peur de la maladie, soutenus par les multiples gestes de reconnaissance de la population, les personnels sont désormais considérés par les Français comme les moteurs et acteurs d’une même intelligence collective : « les soignants ». Comme si ce moment avait aboli les priorités individuelles, professionnelles ou catégorielles au profit d’un seul objectif : soigner ; « quoi qu’il en coûte » a même assuré le président de la République.

 

De nombreux cadres ont eux aussi été sur la brèche pour assurer la chaîne des soins, disposant souvent de davantage d’autonomie pour renforcer les effectifs et rouvrir les robinets budgétaires. Christophe *, cadre dans un hôpital de province qui a dû aménager une aile Covid, raconte par exemple qu’il a pu court-circuiter les processus décisionnaires passant par l’Agence régionale de santé (Ars) pour se procurer du matériel de protection :

« J’ai su par une infirmière qu’une entreprise locale pouvait nous en fournir plus vite… Par ailleurs, nous avons mesuré nos dépenses, mais pas question d’hésiter quand notre Ars nous a autorisé l’achat d’un équipement lourd indispensable qu’elle nous refusait jusqu’à présent ! Il a en revanche été plus difficile de protéger les personnels à risque ou suspectés d’être contaminés, car faute de remplaçants disponibles, notre Ars préconise à demi-mot de n’arrêter et de ne tester personne, sauf en cas d’insuffisance respiratoire aiguë ! »

 

Intelligence collective et mobilisation générale pallient les manques.

 

Dans le sanitaire et social aussi, l’encadrement a disposé de nouvelles marges de manœuvre. Matthieu a accepté une mission de renfort comme Drh dans un département classé rouge, avec en plus la charge de la logistique Covid, pour un ensemble d’établissements de la protection de l’enfance.

« Il a fallu pallier un fort taux d’absentéisme, alors que les enfants ne pouvaient aller ni à l’école ni dans leurs familles, et que nous avons eu un foyer pour adultes handicapés touché par la maladie. Tout relève du casse-tête : le transfert de personnels venant de structures fermées, de l’intérim ou du volontariat ; le retour en poste de certains agents, l’arrêt ou la réaffectation des personnels les plus fragiles. Pas d’autre choix que de faire confiance au professionnalisme et à l’engagement de tous, car personne n’était préparé à gérer une telle situation. » Il déplore en revanche des exigences de reporting incessantes et chronophages venant de sa direction, qui à ses yeux, ne portent pas sur l’essentiel : « Nous raisonnons “par équipes” alors que les statistiques qu’on nous demande semblent centrées sur la mesure du travail effectué par chaque catégorie de personnel. Un peu comme si certains, dans le déni d’une situation par définition exceptionnelle, y voyaient surtout l’occasion de prouver qu’on peut faire tout aussi bien en temps normal, avec beaucoup moins de personnel… »

 

Pour Jean-Paul Carpentier et Jean-Marc Hache, directeurs dans le même secteur, respectivement dans le Nord et en Normandie, il sera en effet peut-être possible de tirer des enseignements de cette crise.

« Certains salariés ont prouvé que leur engagement pouvait s’avérer tout aussi efficace en télétravail, et cette possibilité leur sera peut-être ouverte si cela les intéresse parfois de s’éviter des heures de transports »

souligne le premier. Tous deux n’ont pas compté leurs heures ni leurs jours de travail, assumant une sorte de sacerdoce. Ils estiment toutefois que les personnels n’ont pas vraiment eu d’autre choix que d’accepter des responsabilités, des charges de travail plus lourdes et des heures supplémentaires importantes. Ils s’inquiètent de savoir dans quelle mesure cet engagement sera reconnu en termes de récupérations, compensation financières ou primes.

 

Les « héros » veulent une revalorisation salariale collective…

 

Partout en effet, si les gestionnaires ont ponctuellement lâché la bride, rien n’indique que l’après sera différent de l’avant. En témoigne la mésaventure de dizaines de soignants du Groupement hospitalier universitaire psychiatrique parisien, qui ont le sentiment d’avoir été dupés par un management opportuniste et mensonger.

« Au moment du confinement, on nous a imposé de travailler en effectifs réduits sur des plages de douze heures, un jour sur deux, et de rester “mobilisables” le reste du temps, avec la garantie que notre salaire n’en serait pas affecté, explique Marianne, infirmière dans une structure du Ghu. En réalité, cela s’est traduit par des charges de travail plus lourdes, où nous avons parfois été exposés seuls à des situations très tendues, certains de nos patients ayant été extrêmement fragilisés par le confinement. Le reste du temps, nous étions comme en astreinte, “mobilisables”, de 8 heures à 20 heures, parfois prévenus au milieu de la nuit qu’on travaillerait le lendemain. Mais la direction a décidé que ce temps de mise en disponibilité ne serait compté que pour sept heures au lieu de douze ! Même pour moi, qui ai pris des congés pendant le confinement, cela se traduit par l’obligation de “rendre” 50 heures de travail en plus avant fin 2020 ! »

 

La direction a fini par préciser que le placement en « mobilisable » se faisait sur la base du volontariat, en acceptant des conditions de décompte du temps de travail au rabais. Tout en maintenant la pression :

« Ceux qui ne sont pas volontaires peuvent être affectés à un service ou à un établissement qui n’est pas le leur, où ils ne connaissent ni les équipes ni les patients. »

Démunie, Marianne a contacté la Cgt.

« Les décisions autoritaires ou les petites économies sur le dos des personnels n’ont jamais cessé. Elles se sont même parfois appuyées sur l’urgence sanitaire, souligne Laurent Laporte, cadre hospitalier et responsable de l’Ufmict-Cgt. Nos collègues ont été nombreux à sacrifier leur santé, leur famille, leurs droits dans cette période [lire page 16]. Devraient-ils se contenter de la reconnaissance symbolique de la nation, les “héros” étant censés faire don de leur vie et ne rien demander pour eux ? »

 

Le ministère laisse notamment entendre que les revalorisations salariales ne se gagneraient qu’à la condition de travailler plus : des mobilisations sont envisagées dès le mois de juin.

 

Pour l’heure, les personnels restent dans l’incertitude quant à la reconnaissance de leur engagement. Ceux qui étaient en réserve contrainte parce que leur service était fermé risquent de perdre une part de leur salaire et d’avoir à céder des congés et des Rtt. Mobilisés ou non pendant la crise, tous attendent de savoir s’ils pourront prendre des vacances cet été. Ceux qui l’étaient ne sont pas sûrs que leurs heures supplémentaires, qui devaient être surmajorées, seront réellement comptabilisées, d’autant qu’elles sont en général transformées en récupérations rarement faciles à prendre.

 

Quant à la prime exceptionnelle, qui a fait l’objet d’annonces mouvantes, elle pourrait cristalliser toute l’amertume des personnels : eux estiment avoir fait face grâce à une mobilisation collective exceptionnelle, mais cette prime ne sera pas versée à tout le monde, pas dans tous les départements, et elle sera variable et semble-t-il conditionnée à des degrés d’exposition au virus, voire au statut de chacun… Les non-soignants et les personnels des Ehpad ne toucheraient pas forcément les 1 500 euros promis. Sans compter que les soignants concernés par la prime d’attractivité annoncée par Agnès Buzyn en octobre l’attendent toujours. Le gouvernement a également autorisé les Français à donner des chèques vacances aux soignants, et va distribuer des décorations aux plus méritants d’entre eux ! La reconnaissance devrait commencer par le respect : les personnels demandent avant tout des moyens pour mieux travailler et une revalorisation salariale d’au moins 300 euros pour tous, pas des aumônes ponctuelles et des médailles en chocolat pour quelques-uns.

 

Un cycle de concertations avec l’ensemble des acteurs de la santé, personnels compris, s’est ouvert le 25 mai. Il doit déboucher en juillet sur un plan véritablement ambitieux pour la santé. Le ministère laisse notamment entendre que les revalorisations salariales ne se gagneraient qu’à la condition de travailler plus : des mobilisations sont envisagées dès le mois de juin.

 

 

Une initiative d’ampleur

 

La fédération Cgt de la Santé et de l’Action sociale a réalisé deux enquêtes nationales auprès de ses syndicats, pour en savoir plus sur les conditions de travail dans les établissements sanitaires, sociaux et médico-sociaux pendant cette crise sanitaire, qu’ils soient publics, privés-associatifs ou privés. La seconde enquête s’est déroulée du 20 au 27 avril. Elle a recueilli les réponses de 356 bases syndicales sur les 1 300 que compte la fédération, donnant un aperçu de la situation sur un champ de 550 000 salariés parmi les 3 millions que comptent ces secteurs. Faute de centralisation officielle des informations sur ces questions, c’est pour l’heure la seule enquête de terrain de cette ampleur.

 

Des résultats alarmants

 

Elle apporte un éclairage alarmant – et sous-estimé – sur les conditions de cette gestion de crise et leurs conséquences sur la santé ou les droits des salariés de ces secteurs. En première ligne et souvent mal protégés, ils ont été proportionnellement les plus touchés par le Covid‑19. Ils ont pourtant souvent du mal à faire reconnaître qu’ils ont été contaminés au travail. L’urgence sanitaire a également eu des effets sur le respect leurs droits les plus élémentaires à la protection, au repos, à l’information.

 

Valérie Géraud

 

 

* Certains témoins ont requis l’anonymat.

 

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