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Comment la télévision peut-elle faire un pont d’or à un ignorant ?

Les blogs du Diplo samedi 18 octobre 2014, par Alain Garrigou

Ignorer l’inculture dispensée par la télévision est une gageure. Elle s’insinue partout, jusque dans les universités. En deux jours, j’ai été questionné par deux fois par des étudiants sur l’intervention d’Eric Zemmour dans l’émission « On n’est pas couché » du 4 octobre 2014 : « Pétain a-t-il sauvé des juifs ? ». Par deux fois, j’ai donc proposé un rapide aperçu historiographique de la question, en renvoyant aux sources [1]. Le « journaliste » — mais est-ce bien son métier ? — avait pour sa part refusé d’en faire autant au motif qu’il n’était pas universitaire, tout en marquant son désaccord avec un véritable historien, Robert Paxton, parce qu’il faut tout de même prouver qu’on a un peu lu [2]. C’est devenu banal aujourd’hui : n’importe quelle opinion vaut bien l’avis d’un chercheur.

L’opinion d’un idéologue d’extrême droite sur une question d’histoire ne méritant aucune attention, la question de circonstance est ailleurs : comment la télévision peut-elle faire un pont d’or à un ignorant ? « La » télévision, puisque selon la logique moutonnière en vigueur, d’autres plateaux l’ont accueilli, de « Ce soir ou jamais » à « C’est à vous ». Il ne suffit manifestement pas que l’intéressé s’agite quotidiennement au café du commerce de la chaîne d’information en continu i>Télé. La télévision, instrument d’inculture : pourquoi s’encombrer de complexité quand on dispose de grandes gueules pour combler ses vides et ses lacunes ?

Il y eut beaucoup de protestations après la diffusion de cet épisode, à en juger par l’émission suivante lors de laquelle son présentateur, Laurent Ruquier, lut quelques tweets de soutien, avant d’être corrigé par son chroniqueur Aymeric Caron : il y en avait aussi dans l’autre sens. Point de subtilité dialectique ou d’argument inédit, on tomba finalement d’accord sur le pluralisme : « On nous reproche de l’avoir invité... on a été certes les premiers parce qu’on s’est bien débrouillé... mais il va faire de toute façon toutes les émissions, si ça n’avait pas été nous, on serait passé en deux ou en trois. Il valait mieux être les premiers que les derniers » (Laurent Ruquier). N’en déplaise à l’animateur, il était « passé » la veille dans « Ce soir ou jamais ».

Il semble que l’on puisse justifier les invitations les plus saugrenues au prétexte du « buzz ». Sans aucune remise en question : « je pense qu’on a fait le job » (Léa Salamé, chroniqueuse dans l’émission). Si elle le dit... Et même, on le fait bien car l’émission le permet : « Ce qu’il faut souligner c’est quand même la chance qu’on a eu d’avoir du temps avec lui, ce qui est très rare en télévision et dans les médias, même à la radio, d’avoir du temps pour aller au fond des arguments ; ensuite les téléspectateurs peuvent juger » (Aymeric Caron). Magnifique public, qui peut juger de la solution finale à partir d’un talk-show. Ne manquait plus qu’un vote de paille : « Croyez-vous que Pétain a sauvé des juifs ? ». Si la profession journalistique — ce n’est pas nouveau — déteste particulièrement la critique, le journaliste télévisuel est quant à lui absolument imperméable.

Inévitables suites. Les gens les plus incompétents peuvent s’exprimer dans la presse. Etre ignorant, cela n’empêche pas de parler, comme l’avoue innocemment l’un d’eux, un sénateur belge, ancien de Médecins sans frontières (donc vraisemblablement de formation médicale), dans les colonnes du Figaro (7 octobre 2014) : « Zemmour ne dit pas que le régime de Vichy n’est pas antisémite. Il écrit que Vichy a cherché à préserver les juifs français au détriment des juifs étrangers. J’ignore si c’est le cas mais le politiquement correct prétend-il maintenant arrêter toute recherche historique qui contredirait sa doxa ? ». S’il ignore, qu’il se taise. Et si des gens s’expriment publiquement sans savoir, pourquoi tout le monde n’en ferait pas autant ? En l’occurrence, le sujet du scandale n’est pas anodin. Dans le climat actuel de confusion qui, par maints aspects, rappelle la France des années 1930, il s’agit bien de réhabiliter Vichy. La science ? Belle inversion, ce serait elle qui serait une doxa et un politiquement correct. Ce révisionnisme n’est jamais que la première marche du négationnisme.

Des points communs en tout cas, comme de lointains échos d’Erostrate : ce sont des gens incompétents qui s’expriment et raisonnent faux en multipliant les paralogismes — sur les chambres à gaz ou sur les femmes qui, à 90 %, raconte Zemmour, épouseraient des hommes socialement supérieurs à elles (on s’interroge sur le QI de l’energumène capable d’une telle ineptie logique). Tous gagnent leur notoriété grâce au même procédé de scandale médiatique, et se caractérisent enfin par un haut degré de narcissisme. Les gens sans talent et sans savoir font ainsi parler d’eux.

On peut choisir de relativiser en considérant le spectacle télévisuel comme une écume vite oubliée. Sans doute si le micro n’était pas tendu en continu. Ce qui demeure, c’est une manière de traiter les choses comme des questions d’opinion, et non comme des questions de vérité. Comme un sujet de physique doit être traité par des physiciens, une question d’histoire doit l’être par des historiens. Il faut mener une guerre inlassable contre cette télévision obscurantiste et ses faussaires. Ils portent tort aux auteurs de documentaires (diffusés à une heure tardive), aux enseignants, et surtout aux jeunes générations qui sortiront de l’école en prenant les talk-shows pour une manifestation de la pensée et ses Zemmour pour des intellectuels.

Leur faire la guerre ? Où, quand, comment ? Là commencent les difficultés. Dans les salles de cours évidemment. A condition de ne pas les ouvrir aux imposteurs [3]. Sur les plateaux ? Encore faut-il être invité. Cela en vaut-il seulement la peine ? Désormais, les universitaires sont tellement sur leurs gardes qu’on leur annonce au préalable la composition des plateaux. La plupart des scientifiques déclinent systématiquement les invitations. Adoptant en somme la posture de Pierre Vidal-Naquet à l’égard des négationnistes : le refus de dialoguer, puisque leur seul objectif est de gagner le crédit de ceux qui s’afficheraient avec eux. Ainsi le mépris est-il réciproque. Jamais les médias n’ont aussi mal porté leur nom [4].

Notes

[1] Michaël Marrus, Robert Paxton, Vichy et les Juifs, Calmann-Lévy, Paris, 1981 ; André Kaspi, Les Juifs pendant l’Occupation, Seuil, Paris, 1991 ; Serge Klarsfeld, Vichy-Auschwitz, Fayard, Paris, 1983-1985. L’épisode du Conseil des ministres où le maréchal Pétain est intervenu pour aggraver la condition des juifs avait été raconté par du Henry du Moulin de Labarthète dès le lendemain de la guerre –- voir Paul Baudouin, Neuf mois au gouvernement, La Table Ronde, Paris, 1948. L’exhumation du procès verbal, en 1990, l’a confirmé en révélant les annotations manuscrites de Pétain en marge.
[2] Lire « Robert Paxton : “L’argument de Zemmour sur Vichy est vide” », Rue89, 9 octobre 2014.
[3] C’est parfois le cas, comme j’ai eu l’occasion de le constater un jour à Sciences Po Paris, où j’étais invité par des étudiants en même temps qu’un certain... Eric Zemmour (que je ne connaissais pas encore).
[4] Lire Ryszard Kapuscinski, « Les médias reflètent-ils la réalité du monde ? » et Ignacio Ramonet, « Le cinquième pouvoir », Le Monde diplomatique, respectivement août 1999 et octobre 2003.
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