Ce qui m’est arrivé depuis que j’ai pris sur moi la direction de la rédaction de Cumhuriyet il y a un an et demi, au mois de février de l’année dernière, est bien plus dense que ce que j’ai vécu dans toute ma vie entière.
Attaques, applaudissements, menaces, bouc émissaire…
Jugement, arrestation, prison…
Isolement, condamnation, coup de feu…
Insultes, prix, de nouvelles enquêtes, des procès en cours…
La course entre la lourde pression de l’époque et notre enthousiasme journalistique…
Des frais qui s’ajoutent à la fierté de ne pas baisser la tête…
Début juillet, j’avais demandé une courte pause à mon journal. Après cette aventure épuisante, je devais me reposer, m’occuper de mon livre et ensuite, revenir à mon travail.
Entre temps, il y a eu le 15 juillet…
Une tentative de coup d’Etat sanglante a démontré la gravité des avertissements que nous lancions depuis des années. Le pouvoir a enfin perçu ce que nous disions.
Mais alors, qu’a-t-on vu :
Au lieu de demander des comptes sur les partenariats profonds avec la Confrérie [de Gülen], ils nous les demandent à nous. Ils nous montrent l’avion qui passe, et essayent de faire oublier leur ancienne complicité avec les putschistes et profitent de l’occasion pour se débarrasser de leurs opposants.
Les quelques pas concrets qu’ils ont entrepris juste après le coup d’Etat, ont montré, au moins en ce qui me concerne, clairement leurs intentions.
Le 16 juillet, c’est à dire le lendemain de la tentative de coup d’Etat, deux des juges de hautes cours (suprêmes), juges qui ont signé la décision d’annulation qui a mis fin à notre arrestation de trois mois, ont été placés en garde à vue.
Le même jour, une opération a commencé au sein de la Cour Suprême qui tranchera sur notre condamnation de 5 ans et 10 jours. Dans le même temps, des enquêtes ont été ouvertes sur 140 membres de la Cour Suprême et 11 ont été mis en garde-à-vue également.
Dix jours plus tard, le Procureur qui avait demandé à notre encontre deux fois la perpétuité (équivalent de la peine de mort), a été promu procureur général de la République, à Istanbul…
Deux jours après la promotion du Procureur, la 14e Cour pénale, en montrant comme motif le nouveau procès concernant les camions du MIT, ouvert pour « aide et complicité », a écrit à la Sécurité pour que nos passeports, à Erdem et à moi, soient confisqués.
Tous les signes montraient qu’une nouvelle période de prétextes, de non-droits conduiraient à une longue incarcération. Le régime d’état d’urgence dont la durée est inconnue, donne au gouvernement, l’exécutif, la possibilité de contrôler directement le judiciaire comme il le souhaite.
Faire confiance à une telle justice, voulait dire mettre sa tête sous la guillotine. Désormais, en face de nous, il n’y aurait non pas le tribunal, mais le gouvernement. Aucune Cour Suprême ne pourrait plus objecter du non-droit ou de l’illégalité.
J’ai donc décidé de ne pas me rendre à la justice, au moins jusqu’à ce que l’état d’urgence se termine.
Alors que les coupables qui doivent être jugés sont exposés en pleine lumière du jour, et que leurs complices sont au pouvoir, il est d’une grande injustice d’emprisonner ceux qui ne nient rien de leur pseudo “crime”.
Le plus important est de faire face à l’injustice, au non-droit, au régime d’oppression, avec détermination, partout, toujours et quelles que soient les conditions, et de poursuivre sans interruption la lutte pour un pays plus libre.
Dans la période prochaine, nous allons essayer de faire cela.
Qu’on sache que notre voix sera encore plus drue.
Que l’ennemi ne se réjouisse pas, et que les amis ne soient pas tristes.
En m’adressant à vous la première fois dans ces colonnes, j’avais écrit que « je prenais une responsabilité historique, dans une des dernières forteresses de la presse indépendante ».
La dernière année a été, sans hésitation, la période qui me donne le plus de fierté dans ma vie professionnelle.
Il y a eu des jours où, avec mes collègues, nous avons attendu devant des portes de prison, des jours où nous avons fait face ensemble, aux menaces de bombes. Nous avons eu de la joie ensemble, de la fierté, de la tristesse. Nous avons célébré les manchettes de l’actualité, les prix qui s’en sont suivis, les félicitations, les libérations, nos informations qui ont fait écho.
Nous avons essayé de poursuivre la tradition de lutte de Cumhuriyet pour une Turquie libre, démocratique et laïque et la porter encore plus loin.
L’appréciation de ce que nous avons réussi durant cette période vous appartient, la fierté, à mes camarades de l’équipe. Moi, je suis responsable des erreurs.
Mais il faut savoir que, dans cette période de lourdes pressions, où de nombreux organes de presse sont forcés à rentrer dans la ligne du gouvernement ou s’y rendent volontairement, nous avons essayé de toutes nos forces, de défendre « cette dernière forteresse de la presse indépendante » comme il se doit, de protéger l’honneur du journalisme et de le faire vivre.
Je n’oublierai pas cette expérience, jamais de la vie.
Je poursuivrai ma présence à Cumhuriyet comme chroniqueur.
Mon camarade qui prendra le tour de garde de la direction éditoriale portera le flambeau encore plus loin.
Nous allons voir tous ensemble que ni Cumhuriyet, ni le journalisme ne sont finis, ne peuvent pas être finis, comme nous avons vu de nombreux coups d’Etat et périodes de répression laissés loin derrière…
Can Dündar
Cumhuriyet, le 15 août 2016
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