1946 : Les médecins du travail

[…] « ne plus envoyer un asthmatique travailler dans la poussière…
« veiller à l’hygiène dans les ateliers et, à cet égard, ils doivent collaborer avec les cadres […] empêcher de tomber malade…
« quid du reclassement de la main d’œuvre débile…
« les temps seront bientôt révolus où l’embauché, nanti du seul visa médical, était apte à n’importe quel emploi…
« nommer un spécialiste qu’on nomme déjà, là où ils existent, médecins du travail… »

Ces quelques lignes sont les racines, pour ne pas dire des radicelles parmi quantité d’autres, de ce qu’est devenu le combat permanent des médecins du travail de la CGT. On les trouve à partir de juin 1946 dans « Travail & Technique » (T&T), le journal du “Cartel confédéral des ingénieurs et cadres supérieurs” créé la même année par la CGT et devenu l’Ugic en 1948.

En bref, — « premier but de la médecine du travail : la prévention. Ne plus attendre que les gens tombent malades (et on cite la tuberculose, la mortalité infantile, …) »

L’ouverture en grand de la Confédération générale du travail (pas des travailleurs, “du travail”, notez-le) aux I & C, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, a libéré une énergie extraordinaire qui s’était accumulée au sein d’une profession sachant déjà ce qu’il fallait faire et qu’on n’appelait pas encore « médecine du travail ».
De juin 1946 n°1 de T&T, à novembre 1947 n°15, la page 9 du journal est entièrement réservée à la rubrique « LA MÉDECINE À L’USINE ». Le Dr. Henri Desoille, professeur agrégé, inspecteur général du travail, annonce la couleur sous le titre « LE ROLE DU MEDECIN DU TRAVAIL » et déclare que le but premier est de ne plus attendre que les gens tombent malade. Il s’agit de « veiller à l’hygiène de l’atelier » et « à cet égard, ils doivent collaborer avec les cadres ». La prévention donc. « La médecine du travail n’est pas un dispensaire où l’on soigne les accidents et les maladies » souligne encore le Dr. Desoille. Ce qui n’empêchera pas le Dr H. Chrétien, secrétaire de leur Syndicat national, de contester, quelques mois plus tard, l’interdiction qui leur est faite par l’ordre des médecins « de pratiquer toute médecine de soin » , contrainte abusive dans certains cas concrets.

Au fil des parutions une demi-douzaine de médecins confient leur savoir, leur expérience, leurs convictions et leur besoin d’agir au “journal des I & C de la CGT”.
Le Dr.Feldstein expose sous le titre « La médecine à l’Usine » le rôle de la psychotechnique dans la visite à l’embauche. Le Dr. Gerber traite de la psychotechnique dans la sélection professionnelle. La même page du journal aborde la question des troubles pathologiques dus à la fibre de verre : des dermatoses, mais pas d’atteinte pulmonaire parce que « les fibres de verre sont trop grosses pour s’introduire dans les alvéoles » nous assure-t-il, et de conclure sur la nécessite de la prévention.

Le docteur Goulène pose le problème du conditionnement de l’air dans les ateliers (août-septembre 1946). Plus tard il attirera l’attention du lecteur sur l’éclairage, pas toujours convenable, des ateliers. Quand on vous dit que le médecin et l’ingénieur doivent collaborer…

La docteure Paule Desoille-Merlhes soulève la question du travail de nuit pour les femmes. Plus tard elle nous alertera sur les dangers du bromure de méthyle utilisé dans les extincteurs (deux accidents mortels !).

En décembre, c’est le docteur J.-J. Gillon qui s’intéresse à la « remise au travail des diminués physiques dans trois cas : les opérés de l’abdomen, les accidentés du travail, les tuberculeux. Le mois suivant, le Dr. Dreyfus titrera son article « À propos du recrutement des ouvriers du bâtiment ».

Le Syndicat national annonce en juillet la création d’un bureau de placement « pour répondre aux demandes des comités d’entreprise ».

Ces quelques spots suffiront à montrer ce qu’ont été les enjeux au lendemain de la guerre dans une France dont une partie des forces politiques travaillait à réaliser le programme du Conseil national de la Résistance, pendant que d’autres s’employaient déjà à les contrecarrer, voire à les saboter.

Deux lois, 11 octobre et 30 novembre, signées Ambroise Croizat, organisent les services et définissent les obligations du médecin du travail. Nos camarades ne manqueront pas de souligner qu’au regard de ces lois, le médecin du travail ne doit pas contrôler l’absentéisme. C’est le rôle du médecin contrôleur de la caisse de Sécurité sociale. En juin de la même année, un article signé “Ambroise Croizat, Ministre du travail et de la Sécurité sociale”, annonçait le recrutement d’ingénieurs conseils et de contrôleurs de sécurité.

« Pas de sabotage de la médecine du travail » titre le Dr. Henri chrétien en février 1947 : « trop de syndicats ouvriers n’ont pas encore compris l’importance de ces problèmes et l’intérêt de veiller au recrutement de médecins du travail techniquement qualifiés et échappant moralement à l’emprise patronale. Par contre le patronat a saisi toute l’importance du problème. Il s’ingénie à tourner la loi du 11 octobre et le décret d’application du 26 novembre sur les services médicaux du travail. » Dès le mois de juin le Dr. Chrétien stigmatisait : « Pour éclairer la signification des prédications du “Concours médical”, je citerai une récente et cynique déclaration patronale : “je paierai ce qu’il faudra, au-dessus du tarif, mais je veux un médecin qui ne m’embête pas avec les lois sociales”. »

Au cours des mois la conception de la médecine du travail s’enrichit et s’affine à la faveur de l’expérience : « Déblayer le terrain des préjugés stériles : le médecin du travail ne sera pas un censeur qui porte atteinte à l’autorité nécessaire du cadre technique, […] ce dernier ne sera pas une barrière routinière opposée aux techniques de protection de la santé dans le travail. Il n’y a pas de prérogatives stériles qui se posent si l’un et l’autre sont dans une même foi dans le progrès et le même amour de l’homme. »

Une plateforme revendicative prend naissance : «  Sommes-nous des salariés ? questionne le Dr. Ghirardi en août-septembre 47. Le problème est posé. Nous pensons qu’il ne doit pas être débattu seulement devant les médecins, mais aussi devant l’ensemble du monde du travail et particulièrement des cadres […] sommes-nous des salariés ? Et pourquoi ne le serions-nous pas ? Pour certain s esprits nourris de clichés, à la qualité de salarié s’attache un léger sens péjoratif. Ils en sont restés à la fable bien connue de La Fontaine : le salarié leur apparaît toujours comme le chien au cou râpé par son collier. Il y a belle lurette que cette image est fausse. » Dès novembre 46, le Syndicat national avait demandé « une valorisation du diplôme par le classement à un échelon supérieur dans la hiérarchie des traitements »

C’est avec regret (mais sans surprise) qu’on assiste, à partir de janvier 1948, au changement radical de la ligne éditoriale de Travail & Technique. Plus de page LA MÉDECINE À L’USINE. Manifestement, les moyens financiers se réduisent mais surtout, les priorités syndicales ne sont plus les mêmes. Le journal paraîtra jusqu’en avril 1956, non sans périodes de silence. Il n’y sera plus question de médecine du travail.

Soixante-douze ans plus tard, la Covid 19 nous aura procuré une vérification expérimentale des lourdes conséquences de l’absence de prévention. On se serait bien passé de cette expérience. Que n’a-t-on écouté ces militants d’un véritable service public (service public pas nécessairement en forme d’institution mais réalité d’un combat pour un changement de société… l’”esprit du service public »), que ne les a-t-on écoutés, eux et leurs collègues d’autres secteurs de la santé publique qui n’ont pas ménagé leurs mises en garde et leurs propositions. Soutenu par la CG le SN des Mdt.___

Des photocopies des articles auxquels il est fait référence seront prochainement disponibles sur le serveur de l’IHS Ugict http://www.la-ged.fr/ . (Accès protégé : adresser les demandes à IHS UGICT-CGT – Case 408 – 263 rue de Paris 93516 Montreuil Cedex ihs-ugict.cgt@laposte.net

André JAEGLE

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