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Aude Lancelin : un licenciement politique

Patrick Cohen : « Votre invitée, Léa Salamé, a été directrice adjointe de la rédaction de L'Obs. »

Léa Salamé : « Oui, et elle ne l'est plus. Bonjour Aude Lancelin. »

Aude Lancelin : « Bonjour. »

Léa Salamé : « 40 intellectuels, dont Emmanuel Todd, Alain Badiou, Jacques Rancière ou Claude Lanzmann, ont dénoncé il y a 3 semaines dans une tribune à Libération votre licenciement de L'Obs, un licenciement très politique disent-ils. Jusque là vous n'aviez pas parlé publiquement : qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis, qu'est-ce qui vous donne envie de vous exprimer ce matin ? »

Aude Lancelin : « Je pense qu'il est temps de donner ma version des faits, je pense que c'est un sujet d'intérêt général : qu'à un an d'une élection présidentielle on puisse débarquer de façon aussi brutale et inédite la n°2 du premier hebdo de gauche de France, intéresse je pense le public. »

Léa Salamé : « Les accusations sont graves, dans cette tribune signée par les 40 intellectuels ils accusent clairement le plus haut sommet de l'Etat d'être derrière votre éviction, je cite la tribune : "A l’état d’urgence, à la déchéance de la nationalité, au 49.3, il manquait encore une vilenie pour achever le quinquennat, et la voici : la presse aux ordres." Ils dénoncent une opération de police intellectuelle qui serait menée par François Hollande. Est-ce que vous nous dites clairement ce matin Aude Lancelin "François Hollande m'a tuer" ? »

Aude Lancelin : « Non, tout d'abord concernant la tribune je corrige un petit peu votre présentation : il s'agit d'une interpellation à François Hollande. Libération a titré sur une "accusation", il s'agit d'une interpellation. François Hollande est ici interpellé en tant que garant des libertés publiques, ces intellectuels ont estimé qu'ils avaient des questions à se poser. Encore une fois on est à un an d'une élection présidentielle, et il n'est pas admissible que des purges de cette nature puissent exister dans notre pays. J'écoutais tout-à-l'heure votre présentation des faits Patrick Cohen, vous disiez que "mes amis" dénoncent le caractère politique de cette éviction. Je tiens à dire qu'en l'occurrence il ne s'agit pas de mes amis ; l'ensemble des sociétés de rédacteurs du groupe Le Monde (Télérama compris, La Vie, Courrier International, L'Obs) donnent des raisons ouvertement politiques à mon éviction, je peux vous citer leur communiqué si vous voulez, ils dénoncent la "connotation politique assumée par un actionnaire", et la "méthode inédite dans l’histoire de L’Obs comme dans celle du groupe Le Monde" que cela constitue. »

Léa Salamé : « Mais Aude Lancelin est-ce que vous avez des preuves ? Effectivement les accusations sont graves : est-ce que vous avez des preuves que François Hollande, que son entourage, aient intervenu directement auprès de Matthieu Croissandeau directeur de la rédaction, pour lui demander de vous virer ? »

Aude Lancelin : « Nous avons des preuves que l'actionnariat, que la [mot inaudible] du groupe est intervenue dans cette affaire. »

Léa Salamé : « On rappelle les actionnaires pour ceux qui sont pas au courant. Les actionnaires majoritaires : Pierre Bergé, Matthieu Pigasse, Xavier Niel. »

Aude Lancelin : « Et Claude Perdriel »

Léa Salamé : « Et Claude Perdriel qui est minoritaire, à 34%. »

Aude Lancelin : « ...qui est un actionnaire minoritaire à hauteur de 34% ; qui est le fondateur de L'Obs, qui à ce titre a une légitimité forte pour parler ; qui d'autre part a, on le sait, l'oreille de certains des actionnaires, et très écouté par certains de ces actionnaires ; et qui d'autre part a une liberté de parole qui lui permet de dire des choses que les autres ont intérêt à cacher. Or il se trouve que cette affaire est réellement devenue pleinement politique à partir du moment où Claude Perdriel a donné des raisons politiques à mon éviction. Il l'a fait en conseil de surveillance (affirmant que je transgressais la charte social-démocrate du journal), il l'a fait dans de la correspondance privée (en me disant que mon travail n'était pas en cause, que mes opinions étaient en cause), il a réitéré ces accusation auprès d'une journaliste du Figaro. Désormais - la presse entière s'en est emparé, de Médiapart jusqu'au Figaro en passant par Valeurs actuelles - Le caractère politique de cette affaire est nettement établi. »

Léa Salamé : « Matthieu Pigasse répond (actionnaire majoritaire du journal, plus que Claude Perdriel) : "Je n'ai aucun problème avec la ligne de Aude Lancelin puisque c'est aussi la mienne." »

Aude Lancelin : « J'ai pris cette phrase de Matthieu Pigasse pour un soutien, je dois dire qu'elle m'a touchée, mais je me pose d'autant plus la question : si Matthieu Pigasse ne peut pas sauver du licenciement une journaliste dont il considère lui-même qu'elle représente ses idées à l'intérieur d'une rédaction, je m'interroge sur le degré de liberté d'expression qui règne au sein de ce groupe. »

Léa Salamé : « Matthieu Croissandeau que j'ai appelé pour avoir sa version dit : "c'est une décision purement managériale, je suis allé moi Matthieu Croissandeau chercher Aude Lancelin à Marianne pour l'embaucher, c'est moi qui suis allé la chercher. Elle ne faisait pas le job de directrice adjointe de la rédaction, elle était occupée uniquement pas ses pages Débats. Elle n'animait l'équipe de rédaction, les 150 journalistes." »

Aude Lancelin : « Vous imaginez bien que Matthieu Croissadeau, au point où nous en sommes, ne peut pas vraiment dire autre chose. Le montage managérial est depuis le début de cette affaire un prétexte assez grossier. Visiblement Matthieu Croissandeau s'est rendu compte que j'avais des problèmes managériaux à 48H de l'envoi d'une lettre pour l'entretien préalable à licenciement. Je trouve que la ficelle est un petit peu grosse, a fortiori à un an d'une présidentielle. »

Léa Salamé : « Vous citiez Claude Perdiel fondateur du Nouvel Observateur, je vais vous citer un autre fondateur, Jean Daniel, qui a pris lui aussi la plume, qui a désapprouvé pourtant votre éviction, Jean Daniel fondateur lui aussi historique dit : non c'est pas un licenciement politique c'est pas vrai, puisque dans l'histoire du journal, Le Nouvel Observateur a toujours fonctionné sur deux pieds globalement : une gauche social-démocrate, et une gauche plus protestataire, plus radicale, que peut représenter Aude Lancelin, on a toujours fonctionné sur cela, donc c'est pas la ligne [de Aude Lancelin] qui est mise en cause. »

Aude Lancelin : « Vous avez tout-à-fait raison de citer ces propos, et c'est exactement ce qui est mis en cause aujourd'hui dans ce journal. Ce journal (qui effectivement on peut le rappeler, a été fondé sous l'égide de gens aussi radicaux que Michel Foucault, que Sartre ou quelqu'un d'exceptionnel comme André Gorz) ne supporte même plus aujourd'hui qu'on puisse ponctuellement, une ou deux fois par an, donner la parole à d'autres radicaux, comme Jacques Rancière ou Alain Badiou. »

Léa Salamé : « C'est pas ponctuellement, c'est pas une fois par an Aude Lancelin, il y avait des entretiens assez fréquents de Jacques Rancière, Alain Badiou, Emmanuel Todd, d'autres, on ne peut pas dire une fois par an. »

Aude Lancelin : « Je vais vous dire : ces propos tenus sur ma supposée ligne de gauche radicale sont réellement des fariboles. Certes j'ai souhaité ouvrir la ligne de L'Obs à ce type d'intellectuels qui n'avaient pas droit de cité les années auparavant. Ca c'est vrai »

Léa Salamé : « Ce n'est pas votre ligne vous, c'est ce que vous nous dites ce matin ? »

Aude Lancelin : « ...et je l'ai fait au milieu de toutes autres, de toutes sortes de sensibilités de la gauche autres, qui avaient parfaitement le droit de s'exprimer dans les pages Débats et qui l'ont fait : Pierre Rosanvallon, Thomas Piketty, Pierre Nora, les Klarsfeld : est-ce qu'on peut dire que ces gens sont des radicaux ? Ils avaient la parole autant que les autres. Je pense simplement que la gauche actuellement au pouvoir, et la gauche dans certains journaux, ne supporte plus que l'entresoi. »

Léa Salamé : « Manuel Valls aurait donc raison, les deux gauches sont irréconciliables ? »

Aude Lancelin : « C'est possible. »

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